Paroles de dimanches

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Par André Myre

Paroles de dimanches

3 janvier 2024

Crédit photo : L-House / iStock

Il allait bien sûr de soi que la Liturgie choisisse le récit de la visite des astrologues pour le dimanche de l’Épiphanie. En lisant le texte matthéen ((Mt 2,1-12), cependant, il faut mettre entre parenthèses le contenu des passages de Luc qui ont été lus les deux dimanches précédents.

Chez Matthieu, en effet, la Sainte Famille n’est pas originaire de Nazareth, mais de Bethléem, et elle ne va s’établir en Galilée qu’au retour d’Égypte. Dans le cadre du récit de l’enfance matthéen, la présente péricope permet aux lecteurs et lectrices de comprendre pourquoi le messager du Seigneur, les astrologues à peine partis pour retourner chez eux, va ordonner à Joseph d’emmener sa famille en Égypte[1] :

 

1 Jésus étant alors né à Bethléem de Judée aux jours d’Hérode le roi, voici que des astrologues, d’Orient, firent leur entrée à Jérusalem, 2 disant :

Où est l’enfanté roi des Judéens? Car nous avons vu son étoile dans l’Orient et nous sommes venus nous mettre à genoux devant lui.

3 Ayant alors entendu, le roi Hérode fut secoué, et tout Jérusalem avec lui 4 et, ayant rassemblé tous les grands prêtres et tous les scribes du peuple, il leur demandait :

Où le messie naît-il?

5 Eux lui dirent alors :

A Bethléem de Judée, car ainsi il est écrit à travers le prophète :

6 Et toi, Bethléem, terre de Juda

tu n’es certainement pas le plus petit parmi les chefs-lieux de Juda,

car de toi sortira un chef

qui guidera Israël, mon peuple[2].

7 À ce moment-là, Hérode, ayant secrètement appelé les astrologues, s’informa avec exactitude auprès d’eux du temps de l’apparition de l’étoile 8 et, les ayant envoyés à Bet­hléem, dit :

Vous en étant allés, renseignez-vous avec exactitude au sujet du bébé; alors, une fois que vous l’aurez trouvé, faites-moi rapport afin que moi aussi, étant venu, je me mette à genoux devant lui.

9 Eux, alors, ayant entendu le roi, s’en allèrent et voici que l’étoile qu’ils avaient vue dans l’Orient les précédait, jusqu’à ce que, étant venue, elle se soit placée au-dessus d’où était le bébé. 10 Ayant alors vu l’étoile, ils se réjouirent d’une grande joie, extrêmement. 11 Et, étant venus dans la maison, ils virent le bébé avec Marie sa mère et, étant tombés, ils se mirent à genoux devant lui et, ayant ouvert leurs coffrets, lui apportèrent des dons : or et encens et myrrhe. 12 Et, ayant été avertis en rêve de ne pas retourner auprès d’Hérode, ils prirent un autre chemin pour se retirer dans leur pays.

 

 

Traduction

 

Astrologues (vv 1.7). Ces magoi, dont le nombre n’est pas mentionné, sont implicitement d’origine étrangère, gens à la réputation plus ou moins douteuse, un peu charlatans sur les bords, qui prétendent lire la destinée humaine à partir des astres, de là la traduction ici offerte[3].

 

Matériaux utilisés

 

Matthieu n’a pas beaucoup retouché le récit qui faisait partie des matériaux qu’il possédait en propre, lequel, comme nous allons le voir avait déjà été retravaillé avant lui :

vv 1-5a.7-12 = M.

 

La visite des astrologues

 

Le récit tout entier repose sur la qualité royale de Jésus. Or – faut-il le répéter? –, l’installation de Jésus au centre du Pouvoir s’est faite après sa mort. Le texte ne contient donc aucune donnée historique précise sur l’enfance de Jésus, à part le fait que sa mère se nomme Marie, et que la ligne narrative est située dans un cadre géographique et historique plausible (astrologues orientaux, Hérode le Grand, Bethléem de Judée, Jérusalem, grands prêtres, scribes, etc.). Partisans et partisanes de Jésus doivent reconnaître aux scribes anciens leur art d’écrire et leur liberté d’illustrer leur foi par la création de récits qui frappent l’imagination.

La principale question à se poser face à de tels textes n’est pas «est-ce arrivé?», mais «qu’est-ce que ça veut dire?» Croire à de tels écrits ne signifie donc pas affirmer leur véracité historique, mais s’engager dans la ligne de l’interpellation qu’ils lancent. Et se mettre à la recherche d’un phénomène astronomique pour rendre compte du comportement de l’«étoile» est aussi futile que tenter de découvrir l’arche de Noé.

 

Traditions

 

Le texte reçu par l’évangéliste était une version substantiellement retravaillée d’un récit antérieur.

 

I

 

En effet, une fois dégagé des quelques ajouts effectués par le rédacteur, le récit traditionnel laisse transparaître un texte primitif qui mérite qu’on lui porte attention, dès qu’on observe que les démêlés des astrologues avec Hérode sont insérés à l’intérieur d’une démarche dont ils voilent la signification. Certes, la formulation exacte n’est pas assurée, et le scribe qui a formé l’ensemble pré-matthéen des versets 1 à 23 a certainement retravaillé le mot à mot du récit primitif de la visite des astrologues pour l’ajuster à celui des péricopes suivantes. Mais, pour l’essentiel, la ligne narrative devait se dérouler comme suit :

 

1 Jésus étant alors né à Bethléem de Judée aux jours d’Hérode le roi, voici que des astrologues, d’Orient, firent leur entrée à Jérusalem, 2 disant :

Où est l’enfanté roi des Judéens? Car nous avons vu son étoile dans l’Orient et nous sommes venus nous mettre à genoux devant lui.

5 Les scribes leur dirent alors :

A Bethléem de Judée.

9 Alors les astrologues s’en allèrent et voici que l’étoile qu’ils avaient vue dans l’Orient les précédait, jusqu’à ce que, étant venue, elle se soit placée au-dessus d’où était le bébé. 10 Ayant alors vu l’étoile, ils se réjouirent d’une grande joie, extrêmement. 11 Et, étant venus dans la maison, ils virent le bébé avec Marie sa mère et, étant tombés, ils se mirent à genoux devant lui et, ayant ouvert leurs coffrets, lui apportèrent des dons : or et encens et myrrhe.

 

Les premiers mots du récit indiquent la provenance de cette tradition, soit celle des scribes chrétiens de la Judée, et de Jérusalem en particulier. Ils ont foi en Jésus, fait messie et seigneur, et, comme il se doit selon eux, ce dernier est né à Bethléem la ville de David, fondateur de la lignée royale judéenne. Ses parents sont d’ailleurs implicitement considérés comme étant d’origine judéenne[4]. Les astrologues sont manifestement des étrangers (des goyim, des «païens»), qui utilisent un langage d’étrangers pour parler du messie d’Israël : le «roi des Judéens». À l’époque, dans le monde méditerranéen, tous les enfants d’Abraham sont appelés «Judéens»[5] – qu’ils soient de la Galilée, de la Judée ou de la diaspora –, et souvent avec une note péjorative de sorte que le terme ne se trouve habituellement que dans la bouche ou dans les écrits d’étrangers. Or, c’est parmi ces derniers, et en particulier un groupe de piètre réputation, que l’accession de Jésus à la royauté a été communiquée par l’«étoile», considérée comme un vivant d’origine céleste.

L’establishment savant de Jérusalem n’en savait rien et, manifestement, n’en veut rien savoir et, alors que les étrangers se sont déplacés du bout du monde pour rencontrer le royal bébé, les scribes locaux n’ont pas le cœur d’aller voir ce qui s’est passé dans leur arrière-cour[6]. Par contre, le Ciel lui-même justifie le long voyage des astrologues en les conduisant à destination. Ces derniers, qui représentent les étrangers en général, manifestent leur foi en rendant hommage à Jésus, et en lui présentant des offrandes appropriées.

Il faut lire ce texte comme une réaction de l’Église de Jérusalem à l’entreprise missionnaire d’un homme comme Paul auprès des étrangers. L’ouverture est là, avec une certaine bienveillance et avec acceptation de la réalité. La critique est en même temps sévère vis-à-vis de l’indifférence des dirigeants judéens, et donc du peuple qu’ils représentent. Le récit témoigne cependant d’une certaine condescendance : Jérusalem est la capitale de la foi, la Galilée n’existe pas, et les étrangers ont le devoir d’apporter leurs richesses au peuple élu. Quelques décennies plus tard, Jérusalem va tomber sous les coups des Romains, et Rome va remplacer Jérusalem comme centre du christianisme naissant. Un tel texte deviendra donc le témoin d’un passé révolu.

 

II

 

Le scribe chrétien qui a rassemblé le récit de l’enfance pré-matthéen veut présenter Jésus comme étant le nouveau Moïse[7]. Pour ce faire, il lui faut envoyer la Sainte Famille en Égypte, et, tablant sur la réputation d’un Hérode le Grand particulièrement cruel, il se sert de ce personnage pour provoquer le déplacement (v 13). Il prépare donc la décision d’Hérode par une série d’insertions dans le récit de la visite des astrologues. Celles-ci sont indiquées en caractères gras dans le récit qui suit.

 

1 Jésus étant alors né à Bethléem de Judée aux jours d’Hérode le roi, voici que des astrologues, d’Orient, firent leur entrée à Jérusalem, 2 disant :

Où est l’enfanté roi des Judéens? Car nous avons vu son étoile dans l’Orient et nous sommes venus nous mettre à genoux devant lui.

3 Ayant alors entendu, le roi Hérode fut secoué, et tout Jérusalem avec lui 4 et, ayant rassemblé les scribes, il leur demandait :

Où le roi naît-il?

5 Eux lui dirent alors :

A Bethléem de Judée.

7 À ce moment-là, Hérode, ayant secrètement appelé les astrologues, s’informa avec exactitude auprès d’eux du temps de l’apparition de l’étoile 8 et, les ayant envoyés à Bet­hléem, dit :

Vous en étant allés, renseignez-vous avec exactitude au sujet du bébé; alors, une fois que vous l’aurez trouvé, faites-moi rapport afin que moi aussi, étant venu, je me mette à genoux devant lui.

9 Eux, alors, ayant entendu le roi, s’en allèrent et voici que l’étoile qu’ils avaient vue dans l’Orient les précédait, jusqu’à ce que, étant venue, elle se soit placée au-dessus d’où était le bébé. 10 Ayant alors vu l’étoile, ils se réjouirent d’une grande joie, extrêmement. 11 Et, étant venus dans la maison, ils virent le bébé avec Marie sa mère et, étant tombés, ils se mirent à genoux devant lui et, ayant ouvert leurs coffrets, lui apportèrent des dons : or et encens et myrrhe  12 Et, ayant été avertis en rêve de ne pas retourner auprès d’Hérode, ils prirent un autre chemin pour se retirer dans leur pays.

 

Au cours de son règne, Hérode le Grand a veillé soigneusement et brutalement à éliminer tous ceux qu’il considérait comme des prétendants à son trône, y compris des membres de sa propre famille. Le scribe qui le fait intervenir dans le récit fait bien ressortir la paranoïa du personnage et sa fourberie. Il a cependant soin d’indiquer qu’un Pouvoir supérieur s’emploie à contrecarrer ses projets et à protéger l’enfant-roi (v 12), Pouvoir qui sera identifié à celui de l’ange du Seigneur dans le premier verset de la péricope suivante (v 13).

 

Matthieu

 

Le sens de l’activité littéraire de Matthieu, concentrée dans la première partie de la péricope, est évident. Le rédacteur ne cherche pas à décrire ce qui est arrivé au bébé Jésus peu de temps après sa naissance. Ce qui lui importe, c’est d’illustrer, dès les débuts de l’événement Jésus, la grande ligne de force de son évangile. Le monde païen, condensé dans quelques représentants (le texte ne dit pas qu’ils sont au nombre de trois, ni rois…), méprisés par surcroît parce que plus ou moins magiciens et retors tout en étant fort généreux, reconnaît le messie[8] judéen en faisant un long voyage pour se prosterner devant lui, alors que tout ce qu’il y a de gouvernants, de lettrés et de clergé à Jérusalem – avec l’accord du «peuple» – refuse, bien que connaissant les Écritures[9], de faire le moindre petit pas (4). Le sarcasme est évident. Le jugement sans appel. Le récit saisissant. La liberté du créateur remarquable.

 

Ligne de sens

 

Il y a une donnée qui ressort en force de la péricope de la visite des astrologues, tout autant au niveau de la création du récit primitif qu’à celui de la rédaction matthéenne, et c’est l’affirmation de la qualité royale de Jésus. Les scribes chrétiens y croient, un petit groupe d’étrangers marginaux y croient aussi en se fondant sur un phénomène céleste; mais les lettrés du peuple élu, malgré leur connaissance de l’Écriture, refusent d’agir en conséquence, et le souverain en exercice s’accroche à son pouvoir et est prêt à tout pour écarter ce qui le menace. C’est là ce que le texte dit. Mais pour faire comprendre quoi?

Au début de son évangile, Matthieu présente une clef de lecture importante à ses lecteurs et lectrices. Au moment où il écrit, quelque cinquante ans après la mort de Jésus, le peuple judéen ne s’est pas reconnu dans le christianisme naissant, et les leaders du judaïsme en formation mettent en application leur décision d’exclure de leurs rangs les partisans de Jésus. Par le fait même, ces derniers sont coupés de leur famille, de leurs amis, de leur entourage, de leur métier, de leur culture. C’est la catastrophe. Que faire : retourner à ses racines millénaires ou faire confiance à la nouvelle pousse? S’aligner sur le vieux système passif ou sur les humains en phase avec le Ciel et le cosmos? Cette question d’importance vitale ne trouve pas sa réponse dans la formulation d’un credo, mais dans l’orientation d’une vie.

En rédigeant son récit de l’enfance de Jésus, l’objectif de Matthieu n’est donc pas qu’au sortir de leur lecture les partisans et partisanes de Jésus, tout en proclamant leur foi dans la royauté de Jésus, continuent de vivre dans leur communauté judéenne. Tout ce que dit l’évangéliste est de l’ordre d’un puissant projecteur servant à éclairer la vie. Matthieu n’interpelle pas à regarder le projecteur, mais bien plutôt le chemin qu’il fait voir. Or, il s’agit d’un chemin jusque-là inconnu des siens, qu’ils ne peuvent trouver que s’ils sortent de Jérusalem, un chemin tracé par des étrangers plus ou moins marginaux, à l’écoute d’un signe du Ciel qui les conduit vers un lieu dont ils ignoraient tout jusque-là. C’est précisément ce chemin qu’ouvrent l’enfant royal et l’étoile. Et c’est en lui que le récit interpelle à avoir foi, et non pas en l’enfant lui-même ou en l’étoile, qui ne sont que les projecteurs qui l’éclairent.

Les partisans et les partisanes de Jésus sont aujourd’hui dans la même situation que les membres de la communauté de Matthieu. Leurs scribes sont liés à leur Jérusalem – avec sa religion, ses dogmes, son culte, ses lois, son institution –, tandis que des étrangers, qui se sont fait voir la misère du monde et la détresse de la nature, les invitent à marcher avec eux sur le chemin plutôt qu’à continuer de lui tourner le dos en regardant le Projecteur.

 

Notes :

 

[1] Les caractères gras indiquent l’essentiel de la rédaction matthéenne.

[2] Voir Mi 5,1.

[3] Voir Ac13,6.8.

[4] On peut comprendre la réticence des scribes de la source Q à adopter le discours de foi de leurs collègues judéens qui osaient gommer l’origine galiléenne de Jésus.

[5] Les Yehoudîm (en hébreu) sont devenus les Ioudaioi (en grec), puis, à travers le latin, les Juifs (en français).

[6] Bethléem est à quelque huit kilomètres de Jérusalem.

[7] Cliquez ici pour voir le commentaire de l’évangile du dimanche de la Sainte Famille (8 janvier 2023).

[8] Dès le premier verset de son évangile, Matthieu déclare que Jésus est le «messie, fils de David». Il est important, pour lui, que les partisans d’origine étrangère ne croient pas en n’importe quel roi, mais bien dans le messie (v 4) davidique, né à Bethléem, conformément à l’annonce de l’Écriture (v 6).

[9] La citation de Michée (v 6) n’est conforme ni au texte hébraïque, ni au grec. À l’époque, la tradition manuscrite est fluide, et, loin d’être figés dans leur littéralité, les textes anciens peuvent être modifiés pour leur permettre d’exprimer un sens jugé pertinent.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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