Paroles de dimanches

Le nouveau Moïse – La Sainte Famille

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

4 janvier 2023

Des Palestiniens portent le corps de Najmuddin Najm pendants ses funérailles

à Jabalia,  dans le nord de la bande de Gaza. Crédit photo : Mohammed Abed / AFP

Pour rédiger son récit de l’enfance (1,18 – 2,23), l’évangéliste s’appuyait sur une narration suivie qu’il a profondément retravaillée. L’épisode égyptien y était le dernier d’une série de trois, et celui, du milieu – la visite des astrologues – était essentiel à sa compréhension puisqu’il rendait compte de la crainte que le Jésus naissant inspirait à Hérode, le roi régnant.

La Liturgie, cependant, contrainte de présenter un texte sur la Sainte Famille le dimanche précédant celui de l’Épiphanie, a dû, au détriment du sens, intervertir l’ordre matthéen. Tel que la Liturgie le présente, le récit (Mt 2,13-15.19-21) contient trois rêves, entraînant trois démarches, justifiées par trois citations. Le texte offert omet les vv 16-18 de l’évangile qui racontent un massacre d’enfants de Bethléem ordonné par Hérode, écartant ainsi le problème posé par la décision divine d’épargner le «fils» et de laisser périr les autres[1].

 

13 Eux [les astrologues] s’étant alors retirés, voici que le messager du Seigneur apparaît en rêve à Joseph, disant :

Réveille-toi, prends le bébé et sa mère et fuis en Égypte et sois là jusqu’à ce que je te le dise; car Hérode va chercher le bébé pour le perdre.

14 Une fois réveillé, celui-ci prit le bébé et sa mère de nuit et il se retira en Égypte 15 et il était là jusqu’à la fin d’Hérode, afin que fût rempli ce qui avait été dit par le Seigneur à travers le prophète, disant :

D’Égypte j’ai appelé mon fils.[2]

 

19 Hérode alors étant fini, voici que le messager du Seigneur apparaît en rêve à Joseph en Égypte, 20 disant :

Réveille-toi, prends le bébé et sa mère et va en terre d’Israël, car ils sont morts ceux cherchant la vie du bébé.[3]

21 Une fois réveillé, celui-ci prit le bébé et sa mère et il entra en terre d’Israël.

 

22 Ayant alors entendu qu’Archélaüs règne sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de partir là. Ayant été alors averti en rêve, il se retira dans les contrées de la Galilée 23 et, étant venu, prit mai­son dans une ville dite Nazareth, afin que fût rempli ce qui avait été dit à travers les prophè­tes, à savoir que:

Nazôréen, il sera appelé.[4]

 

 

Traduction

 

Astrologues (v 13). À l’origine le mot magoi désignait une caste sacerdotale dont une des spécialités était d’interpréter les rêves; d’origine étrangère et férus d’astrologie, ils avaient mauvaise réputation en terre d’Israël. En faisant d’eux des «rois», la tradition brouille la compréhension du texte.

Réveiller (vv 13.14.20.21). Avec anistèmi, le verbe egeirô peut être traduit, selon les contextes, par «se réveiller» ou «se lever». En l’absence de terme technique approprié, le Nouveau Testament utilise l’un ou l’autre pour signifier la résurrection de Jésus.

Fin, finir (vv 15.19). Le contexte fait comprendre qu’il est question de la fin de la vie d’Hérode.

 

Matériaux utilisés

 

Le récit traditionnel utilisé par Matthieu dans l’épisode égyptien faisait partie des matériaux disparates dont l’évangéliste disposait pour rédiger son évangile, en plus de la source Q et de l’évangile de Marc[5] :

vv 13-14.16.20-21 = M.

 

La fuite en Égypte

 

Les scribes chrétiens qui ont rédigé le récit de la fuite en Égypte sont les mêmes qui ont fait voyager Marie et Joseph de Nazareth à Bethléem pour y faire naître l’enfant. Ayant foi en la seigneurie de Jésus, ils opposent cette dernière à la royauté d’Hérode le Grand, qui, étendant progressivement son pouvoir, domina le pays de 47 à 4 avant l’ère chrétienne. Selon eux, supérieur à Hérode, Jésus est le nouveau Moïse, ce qu’illustrent sa présence en Égypte dès sa plus tendre enfance, la menace qu’il représentait pour le pouvoir politique, lequel cherchait à le mettre à mort, et la protection divine dont il jouissait.

Tout cela parle à la foi, et suppose évidemment la fidélité de l’homme Jésus à remplir sa mission de sorte que le Dieu vivant le ressuscite des morts et le fasse accéder à la seigneurie. Historiquement parlant, cependant, Marie et Joseph ont passé toute leur vie à Nazareth, et Jésus aussi sauf les derniers mois de sa vie. Hérode le Grand n’a donc jamais entendu parler de lui, ni les astrologues, équivalents matthéens des bergers lucaniens, annonciateurs de la base méprisée à qui la révélation du Parent sera offerte, et prémices des étrangers qui, une vingtaine d’années après la mort de Jésus, seront officiellement admis dans l’Église.

Les scribes croyants de jadis savaient comment raconter la foi, tout en sachant que l’histoire s’était déroulée autrement. C’est qu’ils espéraient nourrir la foi de leurs lectrices et lecteurs pour que l’Histoire se déroule autrement.

 

Tradition

 

Le récit de la fuite de la Sainte Famille en Égypte et de son retour en terre d’Israël, que Matthieu avait sous les yeux, devait ressembler à ceci, y inclus le v 16 que la liturgie n’a pas retenu :

 

13 Les astrologues s’étant alors retirés, voici qu’un messager apparaît en rêve à Joseph, disant :

Réveille-toi, prends le bébé et sa mère et fuis en Égypte et sois là jusqu’à ce que je te le dise; car Hérode va chercher le bébé pour le perdre.

14 Une fois réveillé, celui-ci prit le bébé et sa mère de nuit et il se retira en Égypte.

 

(16 Alors Hérode, ayant vu qu’il avait été trompé par les astrologues, devint très furieux et envoya tuer tous les bébés – ceux, dans Bethléem et dans toutes ses limites, de deux ans et au-dessous –, selon le temps dont il s’était informé avec exactitude auprès des astrolo­gues.)[6]

 

19 Hérode alors étant fini, voici qu’un messager apparaît en rêve à Joseph en Égypte, 20 disant :

Réveille-toi, prends le bébé et sa mère et va en terre d’Israël, car ils sont morts ceux cherchant la vie du bébé.

21 Une fois réveillé, celui-ci prit le bébé et sa mère et il entra en terre d’Israël.

 

Le récit traditionnel est en trois morceaux. Le premier et le troisième sont de facture semblable : rêve de Joseph, parole d’ange, obéissance de Joseph. Le messager céleste explique clairement à ce dernier que son but est de protéger l’enfant d’un assassin (vv 13.20)[7]. Ces deux morceaux littéraires encadrent un centre qui contient la mention du meurtre d’enfants de deux ans et moins à Bethléem[8]. À l’évidence, le récit s’inspire des événements entourant la naissance de Moïse :

 

. en Égypte, Pharaon donne l’ordre de mettre à mort tous les mâles nouveau-nés (Ex 1,22);

. à l’âge adulte, Moïse, condamné par Pharaon, s’enfuit à Madiân (Ex 2,15);

. à Madiân, Yhwh donne cet ordre à Moïse : «Va, retourne en Égypte, car ils sont morts tous hommes à la recherche de ta vie» (Ex 4,19).

 

L’ensemble du récit raconte la réalisation d’une espérance toujours vivante à l’époque, dont témoigne la parole suivante que, dans le Deutéronome, Moïse adresse au peuple :

Dt 18,15 Yhwh, ton Dieu, fera se lever du milieu de toi, de tes frères, un prophète comme moi : vous devrez l’écouter.

 

Dans certains milieux judéens, on espérait ou bien le retour de Moïse, ou bien la venue d’un prophète «comme» lui. La tradition sur laquelle s’appuie Matthieu représente donc une des premières façons dont s’est exprimée la foi en Jésus : celui-ci avait été le prophète comme Moïse qu’on attendait. Le récit met cette foi en images, en faisant revivre au bébé Jésus des épisodes mémorables de la vie du prophète par excellence. Dieu avait veillé sur le second Moïse comme il l’avait fait pour le premier.

Certes, les tyrans sont de toujours et usent de violence pour se débarrasser de tous ceux en qui ils voient une menace, mais il y a plus grand qu’eux pour contrer leurs projets. Si Jésus était le nouveau Moïse, partisans et partisanes de Jésus sont donc appelés à l’«écouter» comme l’avait demandé le premier[9], et à s’opposer à tous les Pharaon et Hérode de l’Histoire.

 

Matthieu

 

L’activité rédactionnelle de Matthieu dans le récit liturgique[10] s’exerce de trois façons. D’abord, l’évangéliste précise, comme il l’avait fait en 1,20.24, que l’ange qui s’adresse à Joseph est le «messager du Seigneur», donc Dieu lui-même, personnage qu’il fera également intervenir à la fin de l’évangile, au tombeau de Jésus (28,2). Son œuvre est ainsi encadrée par la parole de Dieu.

Le rédacteur précise ensuite que celui qui est rappelé d’Égypte par le «Seigneur» lui-même est «son fils», celui dont il sera question dans le reste de son œuvre (v 15). Matthieu reconnaît donc que Jésus est le nouveau Moïse, et il va soigneusement en présenter les paroles (ch. 5-7) et les œuvres (ch. 8-9)[11] dans la première partie de l’évangile, une fois l’introduction complétée. Mais, au moment où il rédige son évangile, la réflexion sur Jésus a pris d’autres visages que celui du seul Moïse, et Matthieu entend bien en rendre compte. Il l’avait d’ailleurs annoncé dès son premier verset en présentant Jésus comme «messie, fils de David».

En troisième lieu, il a rédigé l’entièreté des vv 22-23 sur l’installation à Nazareth. Ce faisant, il a modifié la structure de l’épisode égyptien, faisant de ce dernier un récit en trois temps : trois rêves, trois directives, trois déplacements. Le troisième voyage apporte une précision à la direction indiquée dans la section centrale du texte. Alors que l’interprétation judéo-chrétienne de la naissance de Jésus en avait déplacé le lieu de Nazareth à Bethléhem, Matthieu doit faire retourner Jésus chez lui, puisque c’est dans sa Galilée natale qu’il va passer presque toute sa vie publique.

Le rédacteur donne comme raison de l’installation en Galilée plutôt qu’en Judée la peur que Joseph avait d’Archélaüs, fils d’Hérode le Grand. Celui-ci devint ethnarque de la Judée, de l’Idumée et de la Samarie à partir de -4, année de la mort de son père; et il fut déposé en l’an 6 de notre ère, à la suite des pressions exercées à Rome par une délégation de Judéens et de Samaritains.

Cependant, l’élément le plus important de la rédaction matthéenne n’est pas la mention d’Archélaüs mais celle du rêve pour expliquer l’emménagement de la Sainte Famille en Galilée et à Nazareth. L’évangéliste connaît bien la mentalité judéenne, et il est sensible au scandale latent causé par le fait que le messie judéen était d’origine galiléenne, et qu’il avait passé toute sa vie dans un petit village sans renommée.

Il était difficile de faire avaler aux Judéens que leur messie provenait d’une contrée à demi-païenne : presque un étranger ! Aussi a-t-il dû «inventer» une citation biblique, fondée sur une étymologie qui tentait d’expliquer l’origine nazaréenne de Jésus à partir de l’institution du nazir biblique[12], sorte de «saint homme» respecté par les gens. Dans l’Église matthéenne, la foi (nouveau Moïse, messie, fils de Dieu) semblait plus facile à accepter que l’Histoire (origine, Galilée, Nazareth)…

 

Ligne de sens

 

Très souvent, dans la Bible en général, quand les rédacteurs font intervenir la divinité sous une forme ou l’autre, c’est qu’ils ont à faire passer un message difficile à avaler. Ils ont besoin de l’autorité du Patron pour se faire écouter de leurs lectrices et lecteurs. C’est le cas dans l’épisode égyptien. Le nouveau Moïse va être sauvé parce que des astrologues étrangers ont pris sur eux de se méfier du potentat local, permettant ainsi à la famille de s’enfuir en Égypte, super-puissance, ennemie traditionnelle, mais aussi voisin hospitalier. Les étrangers sont secourables tandis que les leaders du pays sont dangereux.

Par ailleurs, alors qu’on attend un avenir meilleur de la part d’un grand dirigeant qui surgira de la ville de David, ce nouveau Moïse, ce «fils» désigné par Dieu lui-même vient de la province méprisée du nord du pays, province longtemps sous influence païenne, plus ou moins obéissante à la Torah. Et même plus, il s’est établi à Nazareth, ce trou innommable. On comprend que seul le «messager du Seigneur» puisse permettre d’intégrer tout cela.

Le texte matthéen n’est pas la description d’un moment merveilleux dans l’histoire de l’humanité, au cours duquel Dieu serait intervenu de façon unique pour protéger un être exceptionnel. Il est plutôt appel à faire bien attention à la vie telle qu’elle se déroule concrètement.

Le drame d’une fille mère.

La bonté d’un jeune marié qui se sent trahi.

La souffrance d’un enfant à jamais humilié à cause de ses origines.

Le bon sens d’étrangers qu’on était porté à mépriser.

La cruauté du système quand il se sent menacé.

Le salut qui vient de là où on ne l’attendait pas, et de qui on ne l’espérait pas.

 

Le texte de Matthieu n’est pas la description de ce qui est arrivé jadis, mais de ce qui est en train de se passer aujourd’hui. Réveillez-vous, nous dit l’Ange. Regardez tout autour. Pas en haut, en bas. Pas à Bethléem, en Galilée. Pas à l’église, là où vivent les mécréants. Malgré tout leur pouvoir, iIs sont déjà morts ceux qui, parce qu’ils ont peur de lui, dénaturent la vie de celui que vous cherchez. Lui, il est vivant, toujours obligé de se désinstaller.

 

Notes:

 

[1] Dans la traduction qui suit, le caractère gras indique l’essentiel de la rédaction matthéenne.

[2] Os 11,1.

[3] Voir Ex 4,19.

[4] La citation ne se retrouve dans le texte connu d’aucun des prophètes bibliques.

[5] Voir le texte de l’introduction à l’Année A.

[6] Dans la ligne de sa rédaction au v 15, Matthieu a ajouté ce qui suit :

17 Alors fut rempli ce qui avait été dit par Jérémie le prophète, disant:

18 Une voix fut entendue dans Rama,

sanglots et lamentations en nombre,

Rachel, pleurant ses enfants,

et elle ne voulait pas être consolée,

parce qu’ils ne sont pas.

 

[7] De façon étonnante, et à quatre reprises, le texte mentionne «le bébé et sa mère» (vv 13-14.20-21), plutôt que «ton enfant et ta femme», par exemple, laissant ainsi entendre une certaine distance entre Joseph et les deux autres. On peut y lire un écho du récit de l’origine de Jésus aux vv 18-25 : Joseph n’est pas le père de l’enfant dont on ne connaît que la mère. Il doit donc adopter un enfant qui n’est pas le sien, et continuer d’être marié à une femme qui a eu des relations avec un autre que lui.

[8] Hérode est mort en -4, et, selon le récit, Jésus avait moins de deux ans quand le massacre a eu lieu. Le rédacteur du texte a donc en tête une chronologie implicite selon laquelle Jésus serait né quelque trois ou quatre ans avant la mort d’Hérode. Et, comme il a vraisemblablement été crucifié le vendredi 7 avril 30, il avait alors près de 40 ans, un âge respectable pour l’époque.

[9] Dans le récit de la Transfiguration, en présence de Moïse, la Voix céleste demande précisément à Pierre et ses compagnons d’«écouter» Jésus (Mt 17,5); c’est un écho de Dt 18,15.

[10] Je ne commente pas l’ajout rédactionnel des vv 17-18 au v 16, omis par le texte liturgique.

[11] Voir le «Plan de l’évangile» à la fin de l’introduction à l’Année A.

[12] Voir Nb 6.

 

À PROPOS D’ANDRE MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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