Paroles de dimanches

La vigne et le bois mort

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

24 avril 2024

Crédit photo : Egor Vikhrev / Unsplash

La Liturgie a choisi, pour ce dimanche-ci et le prochain, deux textes situés au centre de cinq chapitres qui servent de transition entre le Livre des signes, rédigé par «Jean» (ch. 1-12), et les récits sur la Passion de Jésus et les événements qui ont suivi (ch. 18-21).

Cette partie de l’évangile rassemble diverses traditions qui avaient cours dans les milieux johanniques. La péricope d’aujourd’hui (Jn 15,1-8), sur la vigne, a été formée sur le modèle de celle de la semaine dernière sur le bon berger, et se présente en deux morceaux introduits par un «c’est moi» (vv 1.5).

 

Jn 15,1 C’est moi la vigne authentique, et mon Parent en est le vigneron.

2 Si une tige sur moi ne porte pas de fruit, il l’enlève, et si elle en porte, il la taille pour qu’elle en porte davantage.

3 Vous êtes déjà taillés à cause du dire que je vous ai parlé.

4 Demeurez avec moi comme je le suis avec vous. Tout comme la tige ne peut pas d’elle-même porter de fruit sans demeurer sur la vigne, vous non plus si vous ne demeurez avec moi.

 

5 C’est moi la vigne, vous les tiges. Qui demeure avec moi et moi avec elle, celle-là porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire.

6 Si quelqu’un ne demeure pas avec moi, il est jeté dehors comme la tige et il sèche. Alors, ils les ramassent et les jettent au feu, et ils brûlent.

7 Si vous demeurez avec moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera.

 

8 Ce qui donne de l’éclat à mon Parent, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous deveniez pour moi des partisans.

 

 

Traduction

 

Authentique (v 1). Littéralement : «vraie». La vérité johannique vise la conformité d’un être à son orientation fondamentale, ce qui la différencie de la vérité grecque centrée sur la justesse intellectuelle. Authentique a donc été choisi pour rendre la vérité johannique parce que, comme elle, c’est une qualité qui découle de l’agir.

Avec, sur, dans (vv 4-7). La préposition sémitique sous-jacente signifie «avec, dans, sur, par». Le texte fait jouer les trois premiers sens. Les partisans sont avec Jésus, sur la vigne, et lui est avec eux, par ses paroles qui sont en eux.

Dire que je vous ai parlé (v 2). Le «dire» de Jésus est la «parole» qu’il prononce à l’intérieur de ses partisans (v 7).

Tailler (vv 2-3). Littéralement : «balayer, nettoyer». On «taille» la vigne pour la nettoyer du bois mort et des pousses superflues, et en favoriser la croissance.

Elle, celle-là (v 5). Accord féminin avec «tige» pour signifier que la parole s’applique tant aux femmes qu’aux hommes.

 

Jésus

 

Le texte est typique du langage de la tradition johannique, et il vise la communauté des partisans de Jésus. Le terme «Parent» relève certes de lui, mais il avait l’habitude de considérer ce dernier davantage comme celui des petites gens que le sien propre. Celui qui parle dans le texte est donc le Jésus qui a terminé sa trajectoire terrestre et en qui la communauté johannique a foi.

 

Jean

 

Il faut dire, dès le début, que le texte de Jean est d’abord remarquable en ce qu’il ne dit pas : rien sur la seigneurie de Jésus, aucune parole d’autorité, aucun titre royal (seigneur, messie, fils de Dieu …), rien sur la résurrection, aucune citation de l’Écriture. En somme rien qui serait typique d’un discours par Jésus développé par le christianisme issu de la Judée, et, en particulier, de Jérusalem. Ce texte est un témoin de la foi des partisans galiléens de Jésus, lesquels s’exprimaient de toute autre façon que ceux et celles de la Judée.

Le passage se présente comme une parole de Jésus, depuis l’Au-delà, à sa communauté de Galilée. Quelques décennies se sont passées depuis sa mort, et le groupe vit des heures difficiles : les membres sont loin de se comporter de la même façon face aux orientations tracées par Jésus, aussi la communauté est-elle minée par le découragement et le scandale. Une vigoureuse réaction s’impose, et c’est à quoi s’attellent les rédacteurs au nom de Jésus. Tout en reproduisant la parole d’un prophète ou d’un dirigeant reconnu par leur communauté, ils la présentent comme étant la voix de Jésus («c’est moi»), lequel s’exprime en ayant le plein accord de son Parent.

Vv 1-4.8. La péricope primitive était faite des versets 1-4 et 8. Un centre, composé des versets 2-4, était encadré par deux paroles faisant référence au Parent (vv 1 et 8). Au début (v 1), ce dernier, présenté comme le Père de Jésus («mon Parent»), est considéré comme responsable («le vigneron») de la vie d’une communauté qui traverse des moments difficiles.

Les partisans n’auront de vie authentique que s’ils sont branchés sur Jésus (la «vigne»), de qui leur vie découle, une vie sur laquelle le Parent veille soigneusement. Or, dans la communauté, il y avait du bois mort, des gens qui ne faisaient rien de bon et qui nuisaient à la vitalité de l’ensemble. Ceux-là, scandalisés par les paroles de Jésus véhiculées par la tradition, ont déjà quitté le groupe. Il ne faut cependant pas s’en inquiéter car ils ne l’ont pas fait d’eux-mêmes, c’est le Parent de Jésus, «le vigneron», qui les a forcés à partir. Désormais, les partisans restés fidèles auront «davantage» de vie qu’ils n’en avaient s’ils «demeurent avec» Jésus.

La péricope se concluait sur le v 8, dans lequel l’objectif du passage était énoncé : assurer aux membres de la communauté que, s’ils écoutent le «dire» de Jésus, ils deviendront ses authentiques partisans, mèneront des vies fructueuses et rendront ainsi gloire au Parent de ce dernier.

Vv 5-7. Un autre rédacteur, peut-être différent de celui qui en était l’auteur, a inséré les versets 5-7 à l’intérieur de la péricope primitive. Ils sont d’une autre main, et plus durs que les précédents[1]. On a beau avoir la même foi, on ne réagit pas de la même façon aux mêmes événements. Le morceau est fait d’un cadre qui entoure un centre.

Le cadre (vv 5.7) définit comment devenir un authentique partisan de Jésus : cela n’est possible qu’en «demeurant avec» lui, ce qui se fait quand on est à l’écoute de ses paroles, lesquelles «demeurent» à l’intérieur de soi. En somme, pour avoir une vie fructueuse, il suffit d’obéir à la poussée de sens qui monte du fond de soi, et de prendre les moyens pour lui être fidèle. C’est ce que signifient les mots «demandez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera» (v 7). L’impulsion à suivre les orientations définies par les paroles de Jésus en soi a la force requise pour faire en sorte que les partisans se dirigent correctement dans la vie, si c’est vraiment ce qu’ils «veulent».

Mais tous ne le veulent pas. Par conséquent, une personne qui refuse d’écouter les appels de la vie s’assèche et n’a plus de sens pour la communauté de foi. Et elle, qui a voulu se détruire, obtiendra ce qu’elle recherche (v 6).

 

Ligne de sens

 

Moi qui adore l’évangile, je n’ai pas aimé avoir à commenter la dernière parole. En le faisant, je pensais à ce texte de la lettre aux Hébreux :

 

Hb 4,12 Oui, vivante elle l’est, la parole de Dieu,

et efficace,

et plus coupante que n’importe quelle épée à double tranchant,

et perçante jusqu’au point de séparation de l’âme et du souffle, ou des articulations et des fluides,

et critique des réflexions et des pensées intimes.

13 Et il n’y a rien qu’elle ne voit pas, car tout est nu et à découvert aux yeux de Celui vers lequel la Parole est pour nous.

 

La Parole est d’ailleurs et déstabilisante. Elle est d’ailleurs à un double titre : elle est de Dieu, ainsi que d’une culture fort éloignée de nous dans le temps et dans l’espace. Un texte comme celui d’aujourd’hui n’est pas rassembleur, au contraire. Il vise à éliminer les méchants au profit des bons, et il traite carrément les premiers comme du bois mort à jeter au feu. Le passage est bien loin du «aimez-vous les uns les autres», il est plutôt de l’ordre du «aimez les bons et à bas les méchants». C’est dur à entendre.

Il nous faut donc chercher à comprendre ce que veut nous dire Celui qui nous parle pour nous apprendre à nous diriger vers lui. S’il est «coupant, perçant et critique», c’est à cause de son objectif. Il sait que le Système conduit l’humanité à sa perte, et il entend quotidiennement aussi bien le bruit assourdissant de la souffrance des humains écrasés à la base de la pyramide, que le discours hypocrite des responsables qui, au sommet, ont besoin d’écraser la base et de détruire la nature pour assurer leurs privilèges. Il a envoyé son fils conscientiser ce beau monde, ils l’ont tué. Il l’a, par après, chargé de mettre sur pied une communauté pour continuer son œuvre, mais on s’y chamaille parce que certains, toujours aux ordres du Système, répugnent à répondre à l’appel. Il faut donc nettoyer la vigne, couper le bois mort et faire un feu avec, pour permettre à ceux et celles qui veulent entendre la Voix de jouer leur rôle à l’intérieur de la cacophonie mortelle. C’est ainsi que la Parole johannique voit les choses.

La Parole est critique, mordante, déstabilisante. Elle ne se demande pas si le bois mort a des droits bafoués ou s’il a eu une enfance difficile. Elle n’étudie pas la question de la diversité des chemins que les humains peuvent prendre pour atteindre la cible de la vie. Elle n’envisage pas la possibilité que la communauté enterre les vues contradictoires, cesse de s’opposer au Système et se réfugie dans la prière, demandant à celui qui «parle» de régler la catastrophe à sa place. Elle taille dans le vif et elle allume le feu.

Elle n’a cure de mes problèmes avec elle. Tout ce qu’elle veut, c’est que ma vie soit fructueuse.

 

Note :

 

[1] Le rédacteur qui a mis à la suite deux façons différentes d’en rendre compte n’a pas jugé qu’il y avait contradiction entre les deux lectures. La vie humaine est faite de plusieurs manières de voir le réel et répugne à une vision unique de se représenter les choses. C’est aussi vrai pour la vie de foi.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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