Paroles de dimanches

Dérangeante colère de Dieu – Deuxième dimanche de l’Avent

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

30 novembre 2022

Crédit photo : Poul Cariov / Unsplash

Le texte qui suit fait partie du début de l’évangile de Matthieu proprement dit (Mt 3,1 – 4,25). Il est précédé de ce qu’il est convenu d’appeler «le récit de l’enfance» (ch. 1-2), lequel contient des matériaux qui présentent Jésus comme le nouveau Moïse, caractéristique fondamentale que l’évangéliste va largement présenter aux chapitres 5-9.

Pour faire connaître son personnage aux lectrices et lecteurs, cependant, Matthieu commence par parler de l’être humain qui l’a le plus marqué dans la vie, Jean Baptiste[1].

 

Mt 3,1 En ces jours-là survient Jean l’Immergeur, pro­cla­mant dans le désert de la Judée 2 et disant :

        

Changez de vie, car le régime des C­ieux s’est rapproché.

 

          3 Car c’est à propos de lui qu’Isaïe­ le prophè­te a dit :

Voix du rugissant dans le désert

préparez le chemin du seigneur

          faites droits ses sentiers.[2]

4 Ce même Jean avait sa toison de chameau et une culotte de cuir autour de ses reins, tandis que sa nour­riture était des sauterelles et du miel des champs. 5 Sor­taient alors vers lui Jérusalem, et toute la Judée, et tout le pays autour du Jourdain, 6 et ils étaient immer­gés dans le fleuve Jourdain par lui, en faisant l’aveu de leurs égarements.

 

7 Ayant vu beaucoup des Séparés et membres du clergé venus à son immersion, il leur dit :

Progéniture de vipères, qui vous a montré à fuir la Colère qui vient ?  8 Faites donc un fruit digne du changement de vie, 9 et ne pen­sez pas dire en vous-mêmes: Un père nous avons, Abraham.  Car je vous dis qu’il peut, Dieu, de ces pierres-ci, éveiller des enfants à Abraham.  10 La hache est déjà posée contre la racine des arbres; par conséquent, tout arbre ne faisant pas de beau fruit est coupé et est jeté au feu.

11 Quant à moi, je vous immerge dans l’eau pour un changement de vie.  Mais celui venant derrière moi est plus fort que moi, du­quel je ne suis pas digne de porter les sandales; c’est lui qui vous immergera dans le souffle saint et le feu 12 Et, son tamis à la main, il va net­toyer son plateau et rassembler son blé dans le hangar, mais la pail­le, il la brûlera d’un feu impossible à étein­dre.

 

Traduction

 

L’Immergeur (v 1), immerger (vv 6.112), immersion (v 7). Les mots français «Baptiste, baptiser, baptême» ne sont pas des traductions du grec mais des reproductions son pour son. Jean «immergeait» ses futurs partisans dans l’eau puis les en faisait ressortir, pour signifier leur intention d’abandonner leur ancienne façon de vivre au profit d’une nouvelle.

Changer de vie (v 2), changement de vie (vv 8.11). Le verbe métanoéô signifie un changement d’avis et de vie qui touche l’ensemble de l’existence.

Régime des Cieux (v 2). Les cieux sont la demeure traditionnelle des dieux. C’est de là que viendra l’instauration d’un nouveau régime de vie, au service de la justice celui-là plutôt qu’à celui des intérêts des grands comme le sont les systèmes en place. La tradition matthéenne parle des «Cieux» pour éviter, par respect, le mot «Dieu».

Égarement (v 6). Le mot grec d’ordinaire traduit par «péché» signifie une erreur de tir. Le «pécheur» est un être humain qui est en train de rater la cible de sa vie : il est déboussolé, désorienté, égaré, désaxé; il erre, il a perdu son chemin. Dire de quelqu’un qu’il a «péché», c’est donc beaucoup moins parler d’un geste qui a été posé que d’une trajectoire vitale qui est faussée. C’est beaucoup plus sérieux, et la religion a peu à voir avec ça.

Séparés et membres du clergé (v 7). «Séparés» – sens littéral du mot hébreu que le grec rend par Pharisaioi –, est un nom donné à un groupe par leurs adversaires; on les accusait d’avoir un comporte­ment qui visait à en faire une sorte d’élite «séparée» des autres. Les membres du groupe visé ne se nommaient eux-mêmes jamais ainsi; ils s’appel­aient plutôt «sages» ou «camarades». Les «sadducéens», de leur côté, étaient membres d’une importante famille sacer­do­tale, de là la traduction choisie.

Souffle (v 11). Un mot très important dans la Bible. Le mot grec est pneuma, lequel, dans la traduction latine de la Vulgate, a été rendu par spiritus, à l’origine de la traduction française courante «esprit». Le terme signifie le pouvoir d’action de Dieu dans la création: le souffle de Dieu est à l’origine du souffle des vivants, du souffle du vent et du souffle de ces êtres mystérieux qui sont responsables de la maladie (les souffles «impurs» ou malfaisants).

Tamis, terrain, hangar (v 12). La récolte des graminées était rassemblée sur une aire («plateau»), où on les battait avec une pelle à vanner; puis, par bon vent («souffle»), on les passait au «tamis» pour séparer grain et paille. Cela fait, on mettait le grain au grenier («hangar»), et la paille au «feu».

 

Matériaux utilisés

 

L’évangéliste a utilisé les deux principales sources dont il disposait. Il s’est servi d’un texte de la source Q pour encadrer celui qu’il a tiré de Marc :

vv 1 = Q 3,2b-3a

vv 2-6 = Mc 1,2-7.15

vv 7-12 = Q 3,7-17

 

Jean Baptiste

 

Jean fut un prophète judéen, à la vie ascétique, dont la renommée était assez grande pour attirer vers lui un Galiléen comme Jésus. Il annonçait la fin du système, la perte des privilèges que procurait le fait d’être membre du peuple choisi, et la nécessité de changer radicalement de vie. Il donnait le choix à quiconque venait l’écouter : se laisser plonger dans l’eau par lui pour signifier publiquement son intention de changer de vie et ainsi échapper à la manifestation de la Colère sur le point d’éclater, ou, avec tout le système, se faire à jamais plonger dans le feu par l’Humain (fils de l’homme). Il a eu de nombreux partisans; pour un temps, Jésus et ses premiers compagnons en ont d’ailleurs fait partie (Jn 1,35-51), et Paul en a un jour rencontré quelques-uns à Éphèse (Ac 19,1-4).

 

Traditions

 

  1. Les traditions contenues dans le texte de la source Q rapporté par Matthieu provenaient sans doute de milieux johannites[3] avec lesquels les scribes chrétiens étaient en contact. Elles montraient un Jean qui condamnait sans appel le système en place. Ce dernier avait encouru la Colère (de Dieu), et il fallait s’en détourner. Si on s’y refusait, cependant, il ne servirait à rien d’en référer à sa qualité d’enfant d’Abraham. Et il se fait tard : ou bien on accepte d’être plongé dans l’eau pour signifier qu’on a pris ses distances vis-à-vis du système et on sort indemne de la tourmente, ou bien on subira le sort que l’Humain – personnification d’une fonction de Dieu, soit celle de juger de la valeur des humains – réserve à la racaille («progéniture de vipères») : la plongée dans le feu.

Les scribes chrétiens n’ont apporté qu’une modification aux traditions johannites, mais elle est importante et elle a marqué l’histoire de l’interprétation. Comme nous l’avons vu plus haut, Jean se servait de l’image de la récolte des graminées pour décrire l’activité de l’Humain qui viendrait après lui : ce dernier allait séparer les humains comme le vent sépare le grain de la paille. Jean plongeait les humais dans l’eau, alors que l’Humain était sur le point de les plonger dans le «souffle (vent) et le feu».  Jean – et ses partisans – attendait donc la venue après lui d’un personnage transcendant.

Les scribes chrétiens, tout en rapportant les traditions véhiculées par les johannites, en ont substantiellement modifié le sens en identifiant à Jésus «le plus fort» qui viendrait après Jean. Il y a une trace de cette identification dans le texte de la Source, en Mt 3,11, où est annoncée une immersion «dans le souffle saint et le feu». Il n’est pas question de vent séparateur, dans ce texte, mais du souffle de Dieu qui a ressuscité Jésus, et lui a été confié en totalité, le faisant ainsi seigneur du cosmos et de l’humanité. Selon la Source, plutôt que d’avoir été le précurseur de l’Humain, Jean l’a été de Jésus. Cette interprétation, reprise par Marc et Matthieu comme nous allons le voir à l’instant, a entraîné les communautés johannites et chrétiennes sur des chemins divergents.

 

  1. Dans le texte de Marc repris par Matthieu, il se trouve la même façon que dans la Source de considérer le rapport de Jean à Jésus. Il est d’autant plus intéressant de s’y référer que cela permet de voir comment les scribes chrétiens anciens travaillaient. Voici donc la citation d’Isaïe telle qu’elle est mise dans la bouche de Jean :

          Voix du rugissant dans le désert

          préparez le chemin du seigneur

         faites droits ses sentiers

 

Et voici le texte sorti de la plume d’Isaïe, d’abord dans la version hébraïque, puis la grecque[4] :

Voix du criant 

                   dans le désert préparez le chemin de Yhwh

                   dans la plaine aride aplanissez une route pour notre Dieu

 

Voix du rugissant dans le désert

préparez le chemin du Seigneur

faites droits les sentiers de notre Dieu

 

Selon l’Isaïe hébraïque, il fallait préparer l’arrivée de «Yhwh, notre Dieu», lequel viendrait du désert, sa demeure traditionnelle ainsi que l’avait manifesté sa rencontre avec Moïse; le Dieu annoncé ne sort pas des lieux officiels érigés pour lui par le système, mais de l’ailleurs désarçonnant qu’est le désert. Les scribes johannites ont fort bien pu se servir de ce texte d’Isaïe, quelle qu’en soit la langue, pour interpréter le travail de leur maître. Reçue par les scribes partisans de Jésus, la version grecque a subi une simple retouche qui l’a christianisée : il suffisait, à la fin de la troisième ligne, d’éliminer la mention de Dieu et de la remplacer par le possessif, pour que le kurios de la deuxième ligne ne désigne plus le Seigneur Dieu mais bien le seigneur Jésus. Ainsi, comme dans la Source, Jean n’était plus considéré comme le précurseur de Dieu mais de Jésus.

 

Matthieu

 

Matthieu a pour ainsi dire laissé intactes les traditions reçues de la Source et de Marc. Sa principale intervention a été, au v 2, de mettre dans la bouche de Jean ce que Marc considérait comme un condensé de la pensée de Jésus (Mc 1,15). Ce faisant, il resserre le lien unissant les deux hommes. Ensuite, au v 7, il précise – ce que la Source ne faisait pas – que Jean visait spécifiquement les «Séparés et membres du clergé». Ce sont eux «la progéniture de vipères». Dès le début de son évangile, il attaque donc de front les autorités en charge du peuple[5]. Il faut garder cela en tête car l’appel à changer de vie et à se détourner du système que contient cette ouverture de l’évangile fait partie des directives que le Ressuscité s’attend de voir observer par ses partisans (Mt 28,20).

 

Ligne de sens

 

À partir de ce texte, plusieurs pistes s’ouvrent à la réflexion.

 

  1. La ligne du sens est tracée à partir du désert, ce dernier étant un lieu d’où le système est absent, dont provient le Dieu vivant et où s’exprime l’opposition radicale au régime en place. Il est impossible de s’inscrire dans la ligne qui part de Moïse, à la suite de sa rencontre avec Yhwh au désert, en passant par Isaïe, Jean Baptiste et Jésus, sans avoir soi-même pris ses distances par rapport à l’organisation du monde dans lequel on vit, c’est-à-dire sans avoir trouvé son propre désert, loin des boum boum, des pow pow, des barreaux de l’échelle sociale, du stress de la performance et de l’obligation d’écraser pour réussir. Les partisans de Jean et de Jésus sont nécessairement des hommes et des femmes du désert.

 

  1. Le changement de vie auquel Jean appelait ses futurs partisans, et qu’a accompli l’homme de Nazareth, implique toutes les dimensions de l’existence et donc tout autant la religion que les autres. La Colère s’en vient parce que le système est à son propre service plutôt qu’à celui de l’humanité et de la nature, et qu’il provoque donc leur destruction, tandis que les religions sont malades. Le texte de Matthieu est un appel à prendre conscience du fait qu’on s’«égare» de la cible de sa propre vie si on se met à leur service, et à agir en conséquence. La Source utilisée par l’évangéliste est claire là-dessus : quand la Colère sera là, il ne servira à rien de faire appel à la religion pour lui échapper. Dieu sera sourd à de telles prières, car il se sera fait d’autres enfants que les religions auront été incapables de reconnaître.

 

  1. Il y a dans ce texte une violence que nous avons souvent peine à voir, ayant les yeux brouillés par la lecture lénifiante de Dieu qu’on nous impose depuis des siècles. Or, Dieu y est en colère, et Jésus aussi, parce que ces deux-là lisent la réalité humaine à partir de la base de la société, là où le système écrase de tout son poids. L’évangile est écrit à la lumière de l’expérience de la vie que font les petites gens, là où la violence du système s’exprime sans retenue et est justifiée par la loi. Or, cette violence est cachée, elle reçoit les noms d’ordre public ou d’intérêt national, et elle est protégée par les forces de l’ordre qui ont le devoir d’exercer leur propre violence vis-à-vis de qui refuse de se soumettre. C’est pourquoi la colère de Dieu apparaît scandalisante aux yeux de ceux et de celles qui profitent du système, et qu’on n’entend jamais parler de l’agir du «plus fort» qui va décapiter la société pour envoyer la tête au feu.

 

Chers lecteurs et lectrices, permettez-moi ici de vous inviter à relire le texte de Matthieu, et à vous demander qui vous attendez au juste en ce temps de l’Avent : le «plus fort» de l’évangile, animé par la Colère, ou un autre ?

 

Notes :

 

[1] Dans la traduction qui suit, le caractère gras indique les principales interventions rédactionnelles de Matthieu.

[2] Union de Ml 3,1 et d’Is 40,3.

[3] L’épithète désigne les réalités touchant le Baptiste, et est à distinguer de « johannique », lequel se réfère aux données relevant de l’évangile et des lettres de Jean, ainsi que de l’Apocalypse.

[4] Les scribes qui ont rédigé la tradition marcienne travaillaient à partir de la traduction grecque de l’Ancien Testament appelée «Septante» (LXX). En grec, le nom hébraïque de Dieu «Yhwh», utilisé par Isaïe, n’est pas traduit mais plutôt rendu par Kurios (Seigneur).

[5] En parlant des Séparés, Matthieu vise les scribes qui sont en train de mettre sur pied le judaïsme et d’en exclure sa communauté (voir Jn 9,22-23). En mentionnant les membres du clergé (sadducéens), il fait un lien avec le passé de Jean et de Jésus, alors que les autorités du Temple – détruit en 70 –, grand prêtre en tête, étaient les dirigeants du peuple.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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