Paroles de dimanches

Il avait été torturé

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Par André Myre

Paroles de dimanches

10 avril 2024

Crédit photo : innovatedcaptures / iStock

Le texte choisi pour aujourd’hui raconte l’apparition aux onze principaux partisans de Jésus, avec d’autres qui les accompagnaient, à la manière de Luc. Dans le cadre de cet évangile (Lc 24,35-48), l’événement se passe le jour de Pâques, en fin de journée.

La Liturgie a choisi de faire précéder la péricope du dernier verset du récit traitant de la rencontre de deux partisans avec Jésus sur le chemin menant de Jérusalem à Emmaüs parce que le début du passage à commenter (v 36) y faisait allusion.

 

Lc 24,35 Et eux-mêmes racontaient les choses en chemin, et comment il avait été connu d’eux par le bris du pain.

 

36 Eux parlant encore ces choses, lui-même se tint au milieu d’eux, et il leur dit :

Paix à vous.

37 Devenus estomaqués et apeurés, ils s’imaginaient observer un souffle. 38 Et il leur dit :

Pourquoi êtes-vous perturbés, et pour quelle raison des doutes vous atteignent-ils au cœur?

39 Regardez-moi les mains et les pieds : c’est bien moi!

Tâtez-moi et regardez : un souffle n’a ni chair ni os comme vous observez que j’en ai.

40 Et ayant dit cela, il leur montra mains et pieds. 41 Eux se méfiant alors encore de leur joie, et sous le choc, il leur dit :

Avez-vous ici de quoi manger?

42 Eux lui remirent alors un morceau de poisson grillé. 43 Et, l’ayant pris, il le mangea devant eux.

 

44 Il leur dit alors :

Ce sont-là mes paroles, celles que je vous ai parlées étant encore avec vous :

Il faut que soit rempli tout ce qui est écrit à mon sujet dans l’Enseignement de Moïse, et les Prophètes et les Psaumes.

45 Il leur ouvrit alors l’intelligence pour leur faire comprendre les Écritures. 46 Et il leur dit :

Ainsi est-il écrit que le messie souffrirait et se relèverait des morts le troisième jour, 47 et que le retournement en vue de la rectification des égarements serait proclamé à toutes les nations à commencer par Jérusalem, 48 vous en êtes témoins.

 

 

Traduction

 

Messie (v 46). Christos est ici à traduire par «messie», car il désigne un des titres royaux du Ressuscité et non pas le nom propre attribué à Jésus dans le monde hellénistique.

 

Matériaux utilisés

 

Luc s’est servi de deux traditions faisant partie des textes dont il disposait en plus de Q et de Marc :

vv 36-40.41-43 = L.

 

Vérité historique

 

Au milieu des années 50, Paul, qui écrit aux Corinthiens, leur dresse une liste des apparitions de Jésus :

 

1 Co 15,5 […] il est apparu à Céphas, puis aux Douze, 6 ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères et sœurs d’un coup, […] 7 ensuite il est apparu à Jacques puis à tous les missionnaires, 8 en dernier de tous, comme à un avorton, il m’est apparu à moi aussi.

 

Un quart de siècle après la mort de Jésus, Paul ne sait rien d’une apparition aux femmes ou aux disciples d’Emmaüs. La mention des apparitions à Céphas (Pierre) reflète une tradition d’origine galiléenne, tandis que la référence à de grandes rencontres collectives (les 500 et les missionnaires[1]) et à Jacques est ancrée dans le christianisme de Jérusalem. Historiquement parlant, les partisans de Jésus ont quitté la ville après l’arrestation de Jésus et sont retournés en Galilée. Il n’y avait donc aucun familier de Jésus à Jérusalem le soir de Pâques. Si l’évangéliste y a déménagé la scène, c’est que, selon son plan d’écriture, D’après Luc devait se terminer là et les Actes en repartir.

Pour comprendre le contenu de l’apparition, il faut se souvenir que, pendant près d’un demi-siècle après la mort de Jésus, il n’y avait que des listes d’apparitions qui circulaient – celle de Paul en témoigne –, et que Matthieu et Luc, autour des années 80-85, sont les premiers auteurs du Nouveau Testament à disposer de récits sur les rencontres avec Jésus. L’explication en est sans doute que l’événement original était impossible à raconter; Paul, en tout cas, le seul auteur du Nouveau Testament qui déclare avoir vu Jésus après sa mort, ne l’a jamais fait. Il faut donc se garder de penser que les récits nous donnent accès aux événements originaux, puisque personne ne semble avoir été en mesure de les décrire. Les narrations dont nous disposons sont des textes imagés qui jouaient le rôle – rempli par la suite par les vitraux des cathédrales ou les illustrations des manuels de catéchèse – de répondre à des questions que se posait la communauté chrétienne.

 

Traditions

 

1. La première tradition utilisée par Luc faisait partie d’un récit dont on trouve une version parallèle en Jn 20,19-20. Elle visait des croyants d’origine étrangère et de culture hellénistique qui, depuis leur plus tendre enfance, s’étaient fait dire qu’à la mort les humains étaient débarrassés de leur corps pour vivre enfin la vie idéale sous la forme d’âmes immortelles. La résurrection de Jésus était donc pour eux une donnée culturellement difficile à assimiler. C’est pourquoi la tradition lucanienne insiste sur l’identité de Jésus manifestée par l’état de son corps ressuscité : non, ce n’est pas un souffle incorporel que les partisans ont vu; oui, c’était bien Jésus, dont le corps portait les marques de la crucifixion. Le scribe chrétien qui a rédigé ce texte n’a évidemment pas l’intention de raconter l’expérience faite par les partisans de Jésus une cinquantaine d’années plus tôt. Il faisait de son mieux pour résoudre l’épineux problème d’une incompréhension culturelle[2].

2. La seconde tradition s’adresse à un lectorat d’origine judéo-chrétienne, qui se demande si Jésus a vraiment été ressuscité ou si ce n’est pas plutôt un fantôme qui a été vu jadis. Pour en comprendre le contenu, il est utile de lire un passage du livre de Tobit. À la fin du récit, le jeune homme apprend que son compagnon de voyage était l’ange Raphaël, lequel se révèle à lui; or, il y a un problème : les deux ont partagé de multiples repas ensemble et tout le monde sait qu’un ange, ça ne mange pas; pour résoudre la difficulté, l’auteur met donc le mot suivant dans la bouche de Raphaël :

 

To 12,19 Tous ces jours-là, je me suis fait voir de vous, je ne mangeais pas et je ne buvais pas, c’est une vision que vous avez contemplée.

 

Un ange ou un fantôme ne mange pas. C’est pourquoi, à la fin de la réanimation de la fille de Jaïre – autre exemple –, Jésus ne manque pas de dire qu’il faut donner à manger à la petite (Mc 5,43), signifiant par là que l’enfant est bien un être humain. Tout cela permet de comprendre ce que voulait dire le scribe qui a rédigé la seconde tradition utilisée par Luc : Jésus est un authentique ressuscité puisqu’il peut manger.

Ensemble, les deux traditions signifient donc qu’il y a bien eu résurrection, et que le Ressuscité est précisément Jésus de Nazareth. Et il devrait être évident, pour les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui, que ces passages ne peuvent en aucun cas être utilisés en vue de se faire une idée de la nature ou du contenu d’une expérience d’apparition. Il ne faut jamais oublier le premier mot de la réponse de Paul – lequel a été rencontré par Jésus après sa mort – au Corinthien qui voulait connaître le comment de la résurrection et la nature d’un corps ressuscité : «Idiot!» (1 Co 15,36). Il existe de fausses questions.

 

Luc

 

1. Le v 35, qui conclut le récit de la rencontre avec Jésus des deux partisans en route vers Emmaüs, est entièrement de la main de Luc. L’évangéliste veut que lectrices et lecteurs comprennent deux choses : (1) à l’occasion du «bris du pain», ils font une rencontre authentique de Jésus, (2) laquelle est à mettre sur le même pied qu’une expérience d’apparition au cours de laquelle Jésus s’est lui-même fait reconnaître[3]. La foi de Pierre et des dix autres n’est pas supérieure à celle du reste des croyantes et croyants dans l’Histoire.

2. Dans la première partie de l’apparition aux Onze et leurs compagnons, la rédaction lucanienne se fait discrète. Il insiste sur la perturbation des partisans (v 38), et sur le fait qu’ils étaient loin d’être crédules (v 41). Luc cherche à rassurer les siens, qui font face au scepticisme ambiant. Non, les premiers partisans de Jésus n’ont pas inventé la foi, et, oui, ils étaient plus que sceptiques au début.

3. L’évangéliste a concentré l’essentiel de sa rédaction dans la seconde partie de l’épisode, entièrement de sa main (vv 44-48)[4]. À la fin de son évangile, il interprète l’événement-Jésus (v 46) en le situant sur une ligne qui remonte loin dans le passé (v 44b) et se prolongera indéfiniment dans l’avenir (v 47)[5].

Au moment de la rédaction de l’évangile, les autorités judéennes sont en train de fermer définitivement la liste des livres bibliques (canon), laquelle comprend trois grandes catégories de livres : Torah, Prophètes et Écrits sapientiaux. Luc accepte les choix effectués par le judaïsme de l’époque, tout en situant Jésus dans la continuité de l’Écriture (v 44). La ligne de vie biblique mène à Jésus, mort à Jérusalem – puis ressuscité et fait messie – et c’est à partir de là que l’authenticité du chemin de vie tracé par cet homme devra être proclamé partout, en incitant les humains à changer leurs voies pour s’y engager (vv 46-47). À la fin de son évangile, Luc tend la main aux Actes des Apôtres qui vont suivre.

 

Ligne de sens

 

1. Du point de vue des humains, Dieu et le Système sont à la fois de toujours et d’aujourd’hui, ici même. Et celui qui se fait reconnaître dans le texte de Luc, ainsi que dans les traditions qu’il utilise, c’est un homme intégral qui porte les marques de la crucifixion. Pour le fond, ce que ce texte veut dire, c’est que, face au conflit qui a opposé les officiels de la Judée et de Rome d’un côté, et le Nazaréen de l’autre, le Dieu vivant a pris parti pour le crucifié. Dieu est tel que, dans semblable conflit, il se range toujours du côté de la victime. C’est là la révélation à laquelle lectrices et lecteurs sont appelés à avoir foi.

C’est tout ce qu’il est bon de savoir quand on veut devenir humain. Il est impossible d’en connaître davantage dans l’Histoire. Jésus a tracé un chemin sur lequel les humains peuvent s’avancer plus ou moins loin, avec plus ou moins de courage, en courant un plus ou moins grand danger de finir comme lui. Sur ce chemin, on devient humain, au grand déplaisir du Système qui, ayant besoin d’esclaves, déteste les humains. Le texte de Luc m’interpelle donc pour que je vérifie si, dans ma vie, je suis porté à me ranger du côté de Jérusalem et de Rome, ou du côté du Nazaréen. Un exercice qui permet de savoir si on est croyant ou pas.

2. Toutes les spéculations sur l’Au-delà, la résurrection, la seigneurie, la Trinité, etc., tombent sous le verdict formulé par Paul dans le texte cité plus haut de la première lettre aux Corinthiens. Ces termes ne nous sont pas offerts pour nous permettre de savoir ce qui nous attend dans l’Au-delà, ils ne sont pas le contenu de la foi. Au contraire, s’ils nous sont présentés, c’est pour ouvrir devant nous le chemin de la foi. Aie confiance, disent-ils, marche sur la voir tracée par Jésus, tu deviendras ainsi un bel être humain, et bien que ta tête ignorera totalement ce qu’il en sera de l’Au-delà, ton être même sera plein de confiance dans l’Avenir.

3. Ce chemin est une fabrique d’humains depuis au moins trois millénaires, et il mérite qu’on en présente le tracé aux générations montantes, pour que cette recette d’humanité ne se perde pas. Sinon, le Système aura gagné la partie, la vie aura perdu, le non-sens régnera, le chaos remplacera la création, et il n’y aura plus de lumière pour repousser les ténèbres. Le sens de notre petite vie est beaucoup plus important que nous le pensons.

 

Notes :

 

[1] On pourrait aussi comprendre que les «missionnaires» aient été individuellement rencontrés par Jésus.

[2] C’est un problème que Luc connaissait bien comme en témoigne le récit qu’il fait dans les Actes de la rencontre de Paul avec les Athéniens (17,15-34).

[3] C’est aussi ce que voulait dire le rédacteur johannique qui a rédigé cette parole de Jésus adressée à Thomas : «Tu me crois parce que tu m’as vu? Comblés ceux qui me croient sans avoir vu» (Jn 20,29).

[4] Le Ressuscité des évangiles a le langage du rédacteur qui le fait parler. Il est remarquable que, dans les récits d’apparition, il ne se trouve pas une parole, commune aux quatre, qu’on pourrait faire remonter à un événement original ou à un Ressuscité ayant sa propre façon de s’exprimer.

[5] Je me permets de mentionner le beau titre d’un livre de Hans CONZELMANN sur la théologie lucanienne, ouvrage qui a fait époque : Le milieu du temps (1954). Luc situe son Jésus au milieu de l’Histoire.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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