Paroles de dimanches

Le bon berger ou les loups

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

17 avril 2024

Crédit photo : Bing Hui Yau / Unsplash

Le texte qu’a choisi la Liturgie pour ce dimanche est fameux pour avoir inspiré d’innombrables illustrations d’un Jésus portant un mouton sur ses épaules (Jn 10,11-18).

Il est situé à la fin d’une partie de l’évangile de Jean (7,1 – 10,21), au début de laquelle il est dit que Jésus ne voulait pas monter au Sud, parce que les Judéens voulaient le tuer (7,1). Il a fini par s’y rendre, cependant, et les confrontations qui ont suivi ont montré le sérieux du conflit.

Comme celles-ci touchent à leur fin, l’évangéliste se penche sur la mort maintenant inévitable de Jésus. Il mourra malgré que, loin d’être un bandit et un voleur, il soit le bon berger. Comme ce fut le cas pour la parole sur la «porte» qui précède[1], celle sur le berger est en deux parties, chacune introduite, aux vv 11 et 14, par un «c’est moi» (egô eimi) significatif. Deux rédacteurs postérieurs, le parenthésiste (v 12) et le catholique (vv 17-18) ont fait des ajouts au texte de l’évangéliste.

 

Jn 10,11 C’est moi le bon berger. Le bon berger dépose sa vie pour ses moutons.

12 L’employé, lui, qui n’est pas le berger et à qui les moutons n’appartiennent pas, voit-il venir le loup qu’il abandonne les moutons et s’enfuit (le loup a tôt fait de s’en emparer et de les disperser),13 parce qu’il n’est qu’un employé et qu’il ne se soucie pas des moutons.

 

14 C’est moi le bon berger. Je connais les miens, et les miens me connaissent, 15 tout comme le Parent me connaît et que je connais le Parent.

Aussi, je dépose ma vie pour les moutons.

16 J’ai aussi d’autres moutons, qui ne sont pas de cet enclos. Eux aussi, j’ai à les conduire. Ils finiront bien par écouter ma voix de sorte qu’il n’y aura plus qu’un seul troupeau pour un unique berger.

 

17 C’est pourquoi le Parent a de l’attachement pour moi, c’est que je dépose ma vie, pour la saisir à nouveau. 18 Personne ne me l’arrache, mais je la dépose de moi-même. J’ai aussi bien le pouvoir de la déposer que de la saisir. C’est la directive que j’ai reçue de mon Parent.

 

 

 

Traduction

 

Bon berger (vv 112.14). Littéralement : le «beau berger».

 

 

Le Jésus bon berger

 

Le texte a une dimension communautaire évidente, laquelle ne relève pas du Jésus de l’Histoire. Mais l’homme de Nazareth avait appris le Parent chez les petites gens, et il avait le sens de la famille, ce dont le texte de Jean témoigne, à sa façon. Si Jésus ne s’est jamais comporté comme un dirigeant, il s’est quand même profondément soucié du bien-être des «moutons», leur apprenant le partage pour contrer la famine, ou la prière pour échapper à l’influence des responsables d’origine judéenne; les guérissant de maladies qui les empêchaient d’avancer sur le chemin de la vie, de comprendre leur monde, ou de communiquer avec leur entourage;  les encourageant à se libérer des contraintes d’une législation paralysante, provoquant ainsi les autorités à prendre tous les moyens pour se débarrasser de lui. C’est ainsi qu’il a «déposé sa vie pour ses moutons», provoquant inévitablement sa fin brutale.

 

Jean

 

Le fond de scène est le même que celui qui sous-tend le début du chapitre : berger, moutons, employé, enclos. Un nouvel arrivant fait cependant son apparition, le «loup» (vv 12-13); le «Parent» est également un nouveau personnage, mais il est de l’ordre de l’explication et n’appartient pas à l’imagerie pastorale. L’évangéliste précise par deux fois, ce qu’il n’avait pas fait auparavant, à savoir que Jésus est le «bon» berger.

Il faut dire, ici, que la tradition a beaucoup contribué à donner une image charmante et positive aux bergers des évangiles. Mais ce n’était pas le cas à l’époque. Il s’agissait d’un métier méprisé, pour gens solitaires, coupés des traditions communautaires, obligés de vivre une bonne partie de l’année loin de leur famille, toujours soupçonnés de se nourrir aux frais du propriétaire, en conflit avec les paysans. L’évangile prend donc le contrepied de la réputation courante des bergers, pour faire de l’un des leurs le modèle du comportement humain, aux dépens de ceux que le système valorise malgré qu’ils ne soient que «des bandits et des voleurs» (10,1).

Disons tout de go que le bon berger de l’évangéliste n’est ni roi, ni messie, ni seigneur[2]. Il ne gouverne pas les siens d’autorité, il leur indique la voie envers et contre tous, à l’écoute des seules directives de son Parent, ce qui le met en contradiction avec les «loups» qui veulent les dévorer. Ce faisant, l’évangéliste trace le portrait du dirigeant idéal de sa communauté, et place du côté des loups et autres bandits tous ceux qui font de cette fonction un pouvoir à exercer.

Vv 11-13. Lu dans cette perspective, le passage se comprend facilement. Le bon berger met sa vie en jeu pour ses moutons (v 11) puisqu’il s’oppose au système qui cherche à les manger tout ronds (Éz 34,10), ainsi qu’à ses employés et à ses fonctionnaires, chargés de veiller sur ses intérêts. C’est que, contrairement à ceux-là[3], il se soucie des siens (vv 12-13) puisqu’ils lui appartiennent.

Vv 14-16. L’évangéliste explique le souci de Jésus pour les siens à l’aide d’une formule importante pour lui : «Je connais les miens, et les miens me connaissent, tout comme le Parent me connaît et que je connais le Parent» (vv 14-15). Sous le verbe «connaître», il faut lire un attachement fondamental, né d’une longue fréquentation et d’une solide expérience, qui est de l’ordre de l’affection et de l’amour. Connaître les siens, cela se fait avec le temps, cela grandit avec le temps, et le lien devient tellement fort qu’il peut conduire quelqu’un à mettre sa vie en jeu pour celles et ceux qu’il aime (v 15). Il n’y a rien de systémique, d’organisationnel, de juridique là-dedans. Le bon berger connaît les siens et les aime, «tout comme» le Parent et lui se connaissent et s’aiment. Le bon berger est donc la manifestation du lien intime qui unit le Parent et sa famille humaine.

Chose intéressante, la loyauté de Jésus va aux siens et même, selon l’évangéliste, à d’autres hommes et femmes qui ne font pas partie de sa communauté («ils ne sont pas de cet enclos»), mais qui semblent partager ses options de fond, sans toutefois les traduire encore dans leur vie («ils finiront bien par écouter ma voix» – v 16). On ne sait trop qui l’évangéliste avait en vue : des membres de l’Église sous la mouvance de Rome, qui avaient d’autres vues que les siennes; des enfants d’Abraham, incapables de se reconnaître encore dans un homme condamné à mort par les autorités de leur peuple; ou des sympathisants d’origine païenne. Le passage se termine sur une parole d’espérance : «il n’y aura plus qu’un seul troupeau pour un unique berger» (v 16).

 

Le catholique

 

Le morceau suivant est étranger au contexte de l’imagerie pastorale et de ses applications, et il n’a pas été rédigé par l’évangéliste[4]. Il peut être attribué au catholique, qui, reprenant les expressions du Livre des signes sur le dépôt (vv 11.15) et la saisie (v 24) de la vie, les réutilise dans le sens du contrôle de Jésus sur la mort et la vie.

Sans qu’il utilise les termes, c’est le «seigneur» Jésus que le catholique fait parler, et ses propos portent sur la résurrection. À la fin d’un chapitre presque entièrement composé d’échanges souvent acrimonieux, le rédacteur a voulu présenter un Jésus majestueux, qui a un pouvoir souverain sur la mort et la vie. Ce faisant, il tend la main au reste de l’Église qui pouvait s’être senti visé dans les dures attaques de Jésus contre les systèmes, les institutions et les hommes de pouvoir.

 

Ligne de sens

 

1. La ligne du sens est ici particulièrement importante. Dans toute collectivité, l’exercice du pouvoir est une nécessité. Or, selon la logique de l’évangile, il faut reconnaître que, dans le système en général, les dirigeants ont d’autres priorités que celles au bénéfice desquelles le pouvoir leur est concédé. Ils sont des loups pour les moutons parce qu’ils sont au service, non pas des gens, mais du système à qui ils ont accordé leur allégeance. Cela vaut tant de la société civile que de l’Église. Les gouvernements suivent les directives des organismes et des entreprises qui contrôlent l’économie, et l’Église est au service de l’Église. Les «moutons» ne sont la priorité de personne. Et quiconque cherche à mettre leur bien-être à l’avant-plan encourt nécessairement l’ire des personnes qui exercent le pouvoir. Ces dernières ne sont, en effet, que des «employées qui ne se soucient pas des moutons», mais dont la première préoccupation est que le système fonctionne. Sous toutes sortes de formes, à tous les niveaux de la société, ce système existe depuis les débuts de l’humanité. Vous et moi n’avons donc pas le pouvoir de le changer. Il nous faut faire avec. Et l’évangile nous appelle à vivre dedans, mais à sa façon à lui. Et chacun et chacune de nous a à trouver sa manière propre de vivre la façon de l’évangile.

2. D’abord, il faut voir que l’évangile en général a le sens de la verticalité. En haut, il y a le Parent et le fils qui se «connaissent» mutuellement puisqu’ils raisonnent de la même manière. Le Parent se révèle à la base, quant au fils, il a vécu pour les petites gens, ayant «déposé sa vie» pour eux après leur avoir transmis la lecture que Parent et fils font de la réalité humaine. Tout part de là. La première chose à faire est donc de s’écouter de l’intérieur, et de vérifier l’authenticité de son écoute en lui faisant passer le test de l’évangile et en la partageant avec des connaissances en qui on a confiance.

Il ne faut pas s’écouter longtemps, ni fréquenter longtemps les évangiles avec ceux et celles qui l’ont à cœur, pour se rendre compte que l’effet premier de cette Parole est de relativiser à l’extrême l’influence du système sur quiconque l’écoute. Le Parent est d’Ailleurs, et le fils aussi. Et quiconque les écoute doit apprendre à en être aussi, tout en vivant dans le monde. Or, l’ailleurs du système, c’est la base de l’humanité, ce sont les pauvres, les déshérités, les immigrants, les déplacés, les itinérants, les non-productifs, les non-artificiellement intelligents, les personnes âgées, les handicapés de toute sorte. C’est là, et là seul, que se rencontrent l’Intelligence, l’Amour et la Liberté du Parent. En tout cas, c’est là que Jésus les a expérimentés, mais peut-on faire confiance à un blasphémateur et à un terroriste? Paraît, pourtant, que le Parent avait de «l’attachement» pour lui, et que les deux se «connaissaient» bien.

3. Une fois que je me suis apprivoisé à la façon de l’évangile, j’ai à trouver ma manière à moi. Quoi lire pour me débarbouiller l’esprit? Où faire du bénévolat : je suis du genre revendicateur ou porté à faire du bien aux humains en difficulté? Comment me donner l’Église dont j’ai besoin en dehors de ou dans l’église que le Parent a quittée, en dehors de ou dans la communauté qui se meurt, en dehors de ou dans la religion dans laquelle j’ai toujours vécu? Trouver avec qui vivre la pyramide à l’envers. Car il y «aussi bien d’autres moutons qui ne sont pas de cet enclos». Elles et eux aussi ont à prendre conscience qu’ils font partie du seul troupeau de l’unique berger. Mais ce sont des moutons qui n’ont rien à voir avec ceux des calendriers religieux.

 

Notes :

 

[1] Péricope commentée au cours de l’Année A. Pour lire le commentaire, cliquez ici.

[2] Après l’évangéliste, ses successeurs devront faire des accommodements avec la christologie du reste de l’Église.

[3] Ces gens sont des loups, lesquels, comme l’explique le parenthésiste au verset 12, cherchent à s’emparer des moutons pour les disperser en vue de les contrôler et de les faire servir à leurs fins.

[4] Dans le Livre des signes, l’attachement du Parent pour Jésus (le «fils») n’est mentionné qu’en 3,35. L’expression «déposer sa vie» a déjà été utilisée en 10,11.15, au sens d’accepter de mourir en conséquence des gestes posés; ici, elle désigne plutôt la manifestation d’un «pouvoir» souverain. Elle est à mettre en lien avec un autre pouvoir, celui de «saisir à nouveau» sa vie, expression étrangère au Livre des signes, sauf au v 24, où elle a le sens de «vas-tu t’emparer de notre vie à force de nous faire languir?»). La mention d’un tel «pouvoir» sur la vie et la mort n’existe donc pas ailleurs dans le Livre.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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