Paroles de dimanches

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Par André Myre

Paroles de dimanches

24 mai 2023

Crédit photo : Khamkéo Vilaysing / Unsplash

La Liturgie ayant choisi comme évangile, pour le dimanche de la Pentecôte, une péricope (Jn 20,19-23) faisant partie d’un texte commenté il y a six semaines[1], j’en profite pour faire une présentation sommaire du souffle de Dieu – son Esprit – dans le Nouveau Testament.

 

Un mot enraciné

 

Hébreu (rouach). Notre mot français «esprit» plonge ses racines dans la Bible hébraïque, plus précisément dans le mot rouach[2] dont l’utilisation est très large. Dans l’ordre de la nature, la rouach est le souffle du vent. Dans le monde humain, c’est la soufflerie du corps, qui, en provoquant la respiration, témoigne de la vie et la rend possible. Appliquée à Dieu, la rouach désigne l’ensemble de ses pouvoirs d’action dans le cosmos et, en particulier, dans l’humanité. À cet égard, le texte suivant, d’Ézéchiel, est particulièrement significatif :

 

Ez 36,26a Je vais vous donner une intériorité nouvelle, mettre dans votre poitrine un souffle [rouach] nouveau. 27a Je vous insufflerai mon souffle [rouach], je vous ferai respecter mes décrets, garder mes règles et les appliquer.[3]

 

Selon les Anciens, Dieu a la capacité (le souffle) de mettre en marche une soufflerie, à l’intérieur de l’être humain, laquelle en oriente le comportement et le dynamise vers la cible de sa vie. On comprend que les scribes judéo-chrétiens, qui connaissaient de tels textes par cœur, aient utilisé ce terme avec prédilection. Le souffle de Dieu était tout adapté pour rendre compte de la nouvelle vie de Jésus après sa mort, tout comme de son pouvoir d’aligner ses partisans sur son parcours de vie.

Grec (pneuma). À Alexandrie, en Égypte, à partir du premier tiers du IIIe siècle avant notre ère, des scribes judéens ont entrepris de traduire la Bible hébraïque en grec. Dans cette traduction, le mot rouach est d’ordinaire rendu par pneuma, terme à la signification aussi étendue que le premier. Or, quand le christianisme a pris son essor en dehors de la Palestine, c’est dans le monde hellénistique qu’il a été pensé, et c’est à partir des assemblées synagogales qu’il s’est développé; dans ce contexte, il allait de soi que la Septante serve de terreau conceptuel au Nouveau Testament – entièrement rédigé en grec. Les premières élaborations de la foi chrétienne plongeaient donc leurs racines dans la culture hébraïque, mais la sève qu’elles en tiraient passait à travers le filtre de l’hellénisme.

Latin (spiritus).  À la fin du IVe siècle de notre ère, Jérôme a traduit la Bible en latin, et son œuvre, la Vulgate, a influencé le langage de la théologie occidentale pendant près d’un millénaire et demi. Il se sert de spiritus pour rendre pneuma, et, à travers les siècles, il sera suivi par les traducteurs de langue française qui utiliseront «esprit», avec ou sans la majuscule, pour parler du pneuma. De nos jours, cependant, le mot «souffle» est de plus en plus courant dans les traductions bibliques, parce qu’il s’applique tant à la réalité physique du vent, qu’à l’intériorité humaine et à la puissance divine, tout en possédant la caractéristique dynamique présente dans les termes rouach et pneuma.

 

Un mot préféré

 

Le Nouveau Testament utilise le mot pneuma plus de 240 fois pour désigner le pouvoir d’intervention de Dieu dans l’Histoire[4]. C’est un terme typiquement chrétien, bien qu’il n’ait pas fait partie du vocabulaire usuel de Jésus de Nazareth qui ne s’en est pas servi pour interpréter sa vie.  Les prophètes, d’ailleurs, n’avaient pas tendance à y référer pour rendre compte de leur mission.

Les principaux contextes dans lesquels le Nouveau Testament utilise pneuma, au sens de pouvoir divin, sont les suivants :

. étant principe de vie, il est intervenu à l’origine de l’existence de Jésus et de ses orientations fondamentales[5];

. le Parent a fait agir son souffle pour ressusciter Jésus, puis il a élevé ce dernier à la fonction de seigneur (= messie, fils de Dieu, roi, chef, sauveur …) en le lui confiant en totalité;

. depuis lors, le souffle est dit de Dieu ou de Jésus, et l’un ou l’autre peut en faire don;

. il est le dynamisme de fond de l’existence chrétienne sous toutes ses formes; il en oriente les décisions et sera à l’œuvre lors de la résurrection à la fin du Temps;

. il apparaît dans la formule triadique «Parent-fils-souffle», sorte de chaîne de commandement qui va de bas en haut : sur terre, les partisans et partisanes de Jésus font l’expérience du souffle, lequel leur a été communiqué par le fils qui, lui, l’a reçu du Parent céleste.

 

Le concept a vraisemblablement commencé à être utilisé par les scribes judéo-chrétiens, qui ont choisi le concept de résurrection pour exprimer la foi chrétienne. Parti de Jérusalem, le terme s’est vite répandu dans le monde méditerranéen. Dans le Nouveau Testament, deux auteurs, surtout, permettent de comprendre quelles sortes d’expériences ont provoqué la large utilisation du concept. Chacun part d’une question.

 

Paul et la naissance de la foi

 

Paul s’étonne de la naissance de la foi chrétienne. C’est un fondateur de communautés. À l’occasion de conversations avec des gens qui n’avaient jamais entendu parler de Jésus de Nazareth, il voit naître la foi dans des regards. Comment cela est-il possible ? Dans le texte le plus ancien du Nouveau Testament, rédigé à l’automne 50, il écrit à l’Église de Thessalonique :

 

1 Th 1,5 Notre Annonce n’est pas arrivée chez vous seulement sous forme de parole, mais de façon dynamique, par le souffle saint, à la suite d’une série de manifestations.

 

Paul se rend bien compte qu’il n’y a pas de commune mesure entre les mots qu’il a pu dire et l’effet qu’ils ont provoqué à l’intérieur des personnes. Ce souffle, qui «habite» en elles ( 1 Co 3,16), c’est

 

Rm 8,11 […] le souffle de celui qui a fait se réveiller Jésus d’entre les morts,

 

celui qui est aussi responsable divin du don de la seigneurie à Jésus,

 

Rm 1,4 […] établi comme fils de Dieu avec puissance, de par le souffle saint, à la suite du relèvement [à partir du monde] des morts.

 

Paul ne se montre nullement intéressé à définir ou à caractériser davantage le souffle en question. Il lui suffit de faire partager à ses lecteurs et lectrices l’étonnement quotidien qu’il éprouve de l’inadéquation entre sa parole et l’acceptation, par un certain nombre d’auditeurs et d’autrices, d’un style de vie exigeant.  Il faut que quelque chose de puissant soit à l’œuvre.

 

Luc et la croissance de l’Église

 

L’auteur de Luc-Actes n’est pas un homme de terrain comme Paul. C’est un observateur qui réfléchit sur l’extension de l’Église au cours de son premier demi-siècle d’existence. Paul s’étonne de la naissance de la foi; Luc, lui, s’émerveille du foisonnement de vie qui a marqué les débuts du christianisme. Paul appelle les siens à s’engager par le baptême pour former une Église; Luc appelle ses lecteurs et lectrices à être une Église engagée qui se développe dans l’Empire. Ce qui le motive à écrire tient tout entier dans cette parole qu’il met dans la bouche de Jésus, ses derniers mots avant de s’élever vers le ciel :

 

Ac 1,8 Quand le souffle saint surviendra sur vous, vous recevrez une puissance, puis vous témoignerez de moi à Jérusalem, et dans toute la Judée, et en Samarie et jusqu’aux confins de la terre.

 

Tout le déroulement du récit des Actes est annoncé dans ce texte, à commencer par le don du souffle saint, que Luc, comme il l’a fait à propos de l’élévation de Jésus au ciel, va visualiser dans la péricope sur la Pentecôte. Trois versets méritent particulièrement d’être cités :

 

Ac 2,2 Et, du ciel, arriva soudainement un bruit semblable à l’irruption d’un violent coup de vent [pnoè], qui remplit toute la maison où ils étaient assis. 3 Et leur apparurent des langues, comme de feu, qui se distribuaient pour s’asseoir sur chacun d’eux. 4 Et ils furent tous remplis de souffle [pneuma] saint, et ils commencèrent à parler en d’autres langues selon que le souffle leur donnait de s’exprimer.

 

Il convenait que Luc raconte la venue du souffle (pneuma) en utilisant l’image traditionnelle du vent (pnoè). Tout comme il convenait qu’il se serve de l’image des langues pour signifier que le souffle outillait les assistants à remplir leur mission en les faisant parler en langues étrangères. Le récit condense cinquante ans d’histoire en un moment, et rend compte du succès de l’entreprise missionnaire de l’Église en faisant intervenir le souffle saint. Paul voit l’agir du souffle dans la naissance de la foi, alors que Luc la voit dans l’expansion de l’Église. Selon Paul, le souffle est à l’œuvre avant le baptême, Luc après. Écoutons Pierre, au matin de la Pentecôte :

 

Ac 2,38 Changez de vie et, chacun, faites-vous baptiser au nom de Jésus Christ en vue de l’effacement de vos égarements, et vous recevrez le don du souffle saint. 39 Car elle est pour vous la promesse, ainsi que pour vos enfants, de même que pour tous ceux qui sont au loin, en autant que le Seigneur notre Dieu les appellera.

 

Comme Luc voit les choses, l’interpellation de la foi conduit à la décision de changer de vie, projet manifesté publiquement par le baptême. Le fait de se rediriger vers la cible, qui efface l’égarement d’une vie, est rendu possible par le don du souffle saint, lequel pousse croyants et croyantes à interpeller les autres à leur tour, Judéens aussi bien qu’étrangers, lesquels, s’ils sont « appelés » par le Seigneur Dieu, choisiront de répondre positivement ou non au nouveau tracé de vie qui leur sera présenté. Chez Paul, le souffle répond à la question : «comment devient-on croyant ?», tandis que chez Luc il pousse à faire ce à quoi on s’est engagé une fois qu’on l’est devenu.

 

Un parcours imprévisible

 

Jean dit du vent (pneuma) qu’on ne sait d’où il vient ni où il va, et qu’«il en est donc ainsi de quiconque est né du souffle (pneuma)» (Jn 3,8). Paul et Luc auraient souscrit à cette déclaration. Quand il entre dans une ville, avec l’intention d’y fonder une Église, Paul n’a aucune idée de l’identité des croyantes et croyants potentiels qu’il va rencontrer. Il fait le pari que le souffle est intervenu chez certains, et qu’il lui revient de prendre les moyens pour les rencontrer. Il ne sait pas davantage ce qu’est le souffle en question, à part le fait qu’il est contrôlé par Dieu ou Jésus. Ça ne le regarde d’ailleurs pas. Il a un travail à faire, à lui de s’adapter.

Même chose pour Luc. Avant de le montrer s’élevant vers le ciel, il fait dire à Jésus que les siens devront témoigner de lui jusqu’au bout du monde. Puis, il raconte l’événement de la Pentecôte, alors que les participants sont équipés pour leur tâche en recevant le don de s’exprimer en langues étrangères. Mais ce sont tous des Judéens, rien ne les prépare au choc qu’ils vont recevoir – Pierre en premier – à Césarée, dans la maison – pleine de païens ! – d’un centurion étranger. Luc, lecteurs et lectrices vont le reconnaître, raconter ça à sa façon :

 

Ac 10,44 Pierre parlait encore en ces termes quand le souffle saint tomba sur tous ceux qui écoutaient la Parole. 45 Les croyants originaires de la Circoncision qui avaient accompagné Pierre étaient stupéfaits que le don du souffle saint ait été aussi déversé sur les étrangers. 46 En effet, ils les entendaient parler en langues et proclamer la grandeur de Dieu.

 

Ce qui s’est passé est évidemment la Pentecôte des païens. Sans qu’on s’y attende, brutalement, le souffle «tombe» sur les étrangers et les équipe pour propager la foi dans toutes les langues et cultures. L’histoire de la foi vient de prendre un tournant décisif et totalement inattendu, Jésus lui-même ayant interdit aux siens de s’adresser à d’autres qu’aux «moutons perdus de la maison d’Israël» (Mt 10,5-6).

Le souffle est donc un acteur dont les auteurs du Nouveau Testament disent peu de choses de la nature et de l’identité, et qui se manifeste où il veut, à qui il veut, quand il veut, en suivant ses propres règles, lesquelles il peut d’ailleurs modifier à sa guise[6]. Selon le Nouveau Testament, le parcours de la vie chrétienne nécessite un discernement constant, dans l’attente d’inévitables surprises.

 

Ligne de sens

 

1. Le souffle est le pouvoir de Dieu d’intervenir dans les affaires humaines. C’est la racine de l’appel à la confiance. Il y a «quelque chose» d’intelligent, d’aimant, de bon, de puissant qui travaille l’humanité. Cela se rencontre à ras le sol, dans le quotidien de la vie, quand on prend le temps de ne pas être pressé ou débordé, alors qu’on ne s’y attend pas, et qu’il est tellement facile de ne pas voir. C’est ce qui crée une bouffée de chaleur réconfortante, l’esquisse d’un sourire, le goût d’être meilleur, le sentiment que les humains sont beaux et bons. C’est fugace, fugitif, un souffle vite passé, un signe qu’il y a mieux que ce que l’on pense. Confiance.

 

2. Je voudrais pouvoir écrire ce qui suit tout doucement, sans dureté. L’Église ne croit pas au souffle saint. Bien sûr, elle y croit dans son credo, dans sa vision trinitaire, quand il faut choisir un pape. Mais elle ne croit pas que le pouvoir de Dieu, contrôlé par Jésus, est à l’œuvre en dehors de son Institution, et qu’il est en train de bouleverser son avenir. Elle ne croit pas qu’elle a à être quotidiennement attentive à ce qui se passe dans l’Histoire, pour discerner sur qui le souffle vient soudainement de «tomber». Elle ne voit pas qu’on ne peut tout simplement pas harnacher le souffle. C’est lui qui est le pouvoir souverain de Dieu, il n’est pas possible de l’obliger à donner la foi ici, à rendre Jésus présent là, à créer le sacerdoce ici et à en exclure les femmes là, à couler la structure dans le béton ici et refuser l’inculturation de la foi là.

Croire au souffle saint, c’est vivre continuellement assis au bout de sa chaise, parce que l’impensable peut arriver n’importe quand. Et il faut que l’impensable puisse arriver pour que la confiance soit possible. Le drame de notre temps, ce n’est pas que les gens quittent l’Église parce qu’ils n’ont plus la foi, mais qu’ils la quittent parce qu’elle ne l’a pas. C’est ce que Marc appelle la «démobilisation des petites gens», chose qu’il trouve difficilement pardonnable à ceux qui en sont responsables (Mc 9,42).

 

3. Tout le monde de la foi a l’air de se déglinguer. L’image médiatique de Dieu, transmise par les religions, est désastreuse. L’histoire de Dieu avec les humains a sombré dans l’inconnu, la méconnaissance, l’indifférence, l’impertinence face aux promesses inouïes de l’intelligence artificielle. Le «vent violent» est à l’œuvre, en train de démolir, en quelques décennies à peine, l’imposante construction conceptuelle qui a nécessité quinze siècles pour être édifiée. On voit les pierres tomber, on ne voit pas le souffle prendre corps dans des intériorités nouvelles prêtes à se mettre en route vers la cible. Malgré les apparences, le souffle est toujours à l’œuvre, toujours orienté vers la vie.

 

Notes :

 

[1] Voir le commentaire de Jn 20,19-31 pour le 16 avril 2023, paru le mercredi 12.

[2] Le ch final se prononce comme un k craché. C’est un mot hébraïque du genre féminin, lequel, quand il n’est pas utilisé dans un contexte touchant le monde des femmes, désigne d’ordinaire des réalités impersonnelles. Les traducteurs grecs ont choisi, pour le rendre, le terme pneuma, du genre neutre.

[3] En rédigeant les vv 19-20 à l’intérieur du texte commenté la semaine dernière (Mt 28,16-20), Matthieu montre qu’il est l’héritier de la compréhension d’Ézéchiel : les partisans de Jésus doivent manifester leur engagement, sous la poussée du souffle saint, à observer les directives de vie tracées par Jésus.

[4] Le Pneuma néotestamentaire n’intervient jamais dans le cosmos, et il a toutes les caractéristiques d’un pouvoir impersonnel. Il ne parle pas, on ne s’adresse pas à lui et on ne le prie jamais. L’interprétation trinitaire de la foi chrétienne (un Dieu en trois personnes, avec incarnation de la deuxième) est donc tout à fait étrangère au Nouveau Testament, et en brouille la compréhension si on la projette sur le pneuma.

[5] Comme je l’ai écrit plus haut, cet emploi du terme n’est pas le fait de Jésus lui-même.

[6] On l’aura noté, alors que pour Luc, d’ordinaire, le souffle intervient après le baptême, dans le cas des deux récits de Pentecôte, c’est avant.  Il faut s’habituer à ce qu’il soit imprévisible.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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