Paroles de dimanches

Entrée – Sortie

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Par André Myre

Paroles de dimanches

26 avril 2023

Crédit photo : Nagesh Badu / Unsplash

Pour ce troisième dimanche après Pâques, la Liturgie a étonnamment choisi un texte de Jean plutôt rude (Jn 10,1-10). Jésus s’y adresse aux Judéens[1], lesquels sont ses adversaires privilégiés dans cet évangile.

Le conflit est sur le point d’atteindre son paroxysme – comme l’œuvre de l’évangéliste s’étendait des chapitres 2 à 12, la péricope du chapitre 10 était donc située vers la fin du récit.  Les positions sont tranchées.

 

Jn 10,1 Écoutez bien ce que je vous dis :

 

Celui qui, pour entrer dans l’enclos des moutons, ne passe pas par la porte mais saute ailleurs par-dessus la clôture, celui-là, c’est un voleur et un bandit.

 

2 Mais celui qui passe par la porte, c’est le berger des moutons.

3 Lui, le portier lui ouvre.

Les moutons écoutent sa voix quand il les appelle par leur nom, puisqu’ils lui appartiennent, et il les fait sortir. 4 Quand il les a tous fait sortir, les siens, il va devant eux, et les moutons le suivent parce qu’ils connaissent sa voix. 5 Ils ne suivraient pas un étranger, ils s’enfuiraient plutôt, parce qu’ils ne connaissent pas la voix des étrangers.

(6 Jésus leur offre cette comparaison, mais ils ne comprennent rien quand il leur parle.)

 

7 Jésus s’explique donc :

Écoutez bien ce que je vous dis :

La porte des moutons, c’est moi.

8Tous ceux qui sont venus avant moi, ce sont des voleurs et des bandits. Mais les moutons ne les ont pas écoutés.

9 C’est moi qui suis la porte. Qui entre par moi sera libéré.  Il pourra entrer, sortir et trouver à manger.

10 Le voleur ne vient que pour voler, égorger et faire périr.

Moi, je suis venu pour la vie, et la vie en abondance.

 

 

Vérité historique

 

Pour rédiger son récit, l’évangéliste s’appuyait sur le témoignage d’un partisan qui avait bien connu Jésus. Son génie a été de réussir, dans ses propres mots, à exprimer le sens que Jésus avait de sa mission et le jugement qu’il portait sur les dirigeants.

 

Tradition

 

L’évangéliste étant un scribe nourri d’Écriture, il s’inscrit tout naturellement dans une lignée. Je me permets donc de citer de bons extraits du chapitre célèbre d’Éz 34, dont l’auteur partage manifestement les vues et qui permettent de décoder ce qu’il veut dire. Le texte mérite d’être lu lentement, et de servir de grille d’interprétation quand on écoute le téléjournal.

 

Éz 34,1 Voilà ce que m’a dit Yhwh : […]

 

2 Malheur à vous, bergers d’Israël, qui passez votre temps à vous occuper de vous-mêmes. Car c’est bien de leur troupeau, n’est-ce pas, que devraient s’occuper les bergers ? 3 Mais au lieu de vous occuper de votre troupeau, vous en buvez le lait, vous en portez la laine, et vous tuez à votre profit les meilleures bêtes.

4 La plus faible, vous ne l’avez pas fortifiée.

La malade, vous ne l’avez pas soignée.

La blessée, vous ne lui avez pas fait de pansements.

L’égarée, vous ne l’avez pas ramenée.

La perdue, vous ne l’avez pas cherchée.

Envers elles, vous avez été violents et tyranniques.

 

5 Faute de bergers, elles se sont dispersées et sont devenues la proie des prédateurs. Elles ne sont plus ensemble. 6 Mon troupeau a perdu son chemin dans les montagnes et sur les collines. Mon troupeau est dispersé dans tout le pays. Et personne pour s’en préoccuper, personne pour le chercher.

 

7 Voilà pourquoi, bergers, faites bien attention à la parole de Yhwh :

8 Aussi vrai que je suis vivant, j’en prends l’engagement formel. Puisque, faute de berger, mon troupeau se fait piller et est devenu une proie pour toutes les bêtes sauvages, puisque mes bergers n’ont pas pris soin de mon troupeau et qu’ils se sont occupés d’eux-mêmes plutôt que de s’occuper de mon troupeau, 9 eh bien ! bergers, écoutez bien ce que Yhwh a à vous dire. 10 Voici donc ce que le Seigneur Yhwh a décidé :

J’arrive en adversaire des bergers.

Je m’en viens leur enlever mon troupeau des mains, je leur arracherai mon troupeau.

Ils ont fini de s’occuper d’eux-mêmes, je leur tire mon troupeau d’entre les dents, ils ont fini de le manger tout rond.

11 Oui, c’est cela, la parole de Yhwh :

J’arrive.

Je m’en viens chercher mon troupeau, et je vais les compter un par un. […]

15 Voilà bien ce que dit le Seigneur Yhwh :

Mon troupeau, je vais m’en occuper moi-même.

C’est moi qui vais les faire se reposer.

16 Celle qui est perdue, je vais aller la chercher.

Celle qui s’est égarée, je vais la ramener.

Celle qui est blessée, je vais panser ses plaies.

Celle qui est malade, je vais la soigner.

Tout comme je vais aussi veiller sur celle qui est en forme et en santé.

Moi, je vais gouverner avec justice.

 

Chez Ézéchiel, le thème de Yhwh, berger de son peuple, est utilisé dans le cadre d’une condamnation passionnée du comportement des élites du peuple. L’évangéliste s’inscrit dans la même tradition quand il l’utilise à propos de Jésus. Il vise à dégager les siens de l’emprise du système sur eux. Ils ne doivent pas se laisser convaincre par des «voleurs» et des «bandits».

 

Jean

 

L’imagerie qui sous-tend le texte est globalement cohérente. Cependant, l’évangéliste ne se sert pas de ces objets, animaux ou personnages, pour créer une seule scène. Il les utilise à son gré, il va chercher l’un ou l’autre de ces termes et les met en situation pour leur faire dire ce qu’il veut. Ici, il nous fait regarder la porte, pour nous faire comprendre que Jésus est cette porte; là, il détourne notre regard vers le berger, pour nous dire que Jésus est ce berger. Il pige dans son imaginaire les termes dont il a besoin pour illustrer son point de vue.

La péricope comprend deux morceaux, chacun introduit par un amen-amen («Écoutez bien»), je vous le dis (vv 1.7), et séparés par une intervention du parenthésiste (v 6).

 

1. Le premier morceau est fait d’une série d’énoncés tirés d’un contexte pastoral. On pense, par exemple, à un enclos en pierres des champs, érigé sur un plateau, à l’intérieur duquel, sous la protection d’un gardien, un groupe de bergers enferme leurs troupeaux pour la nuit, tandis qu’eux s’en vont dormir autour du feu.

Les énoncés des vv 1-5 ne servent pas à décrire une scène, mais à présenter une série de jugements qui devraient facilement trouver l’assentiment des lectrices et lecteurs. Ceux qui sautent par-dessus la clôture des enclos de moutons sont les bandits; le berger, lui passe par la porte (vv 1-2). Quand il y a plusieurs troupeaux de moutons dans un enclos, le berger appelle «les siens», qui reconnaissent sa voix, et le suivent hors de l’enclos (vv 3-4). Par contre, les moutons refuseront de suivre un étranger dont ils ne connaissent pas la voix (v 5).

Tout cela a l’air d’aller de soi, mais le parenthésiste fait savoir aux lectrices et lecteurs que l’auditoire de Jésus ne comprend rien de ce qu’il leur dit (v 6). Il annonce ainsi la clarification qui suit. C’est donc au niveau des applications que les choses se compliquent.

 

2. De façon surprenante, l’évangéliste commence par parler de la «porte». On ne s’attendait pas à se faire dire que Jésus était une porte. Eh bien oui ! Jésus est une porte qui s’ouvre. Avant qu’il arrive, les moutons étaient prisonniers à l’intérieur de l’enclos, et ceux qui s’y trouvaient avec eux étaient «tous … des voleurs et des bandits» (v 8). Tous. Ces intrus étaient là pour «voler, égorger et faire périr» les moutons (Ézéchiel, lui, avait déjà compris ça).

Les gens avaient beau ne pas vouloir les écouter, ils étaient quand même à leur merci. Or, le sens de la vie de Jésus, c’est de libérer les siens, de leur ouvrir la porte, de leur permettre d’entrer et de sortir à volonté, d’aller trouver à manger où ils veulent, quand ils le veulent, ce qu’ils veulent. Ce passage sur la porte permet de comprendre l’insistance qu’a mise l’évangéliste, au début, sur le verbe «sortir», à l’écoute de la «voix» de Jésus :

 

10,3 Les moutons écoutent sa voix … et il les fait sortir. 4 Quand il les a tous fait sortir, les siens, il va devant eux, et les moutons le suivent parce qu’ils connaissent sa voix.

 

La voix de Jésus permet aux siens d’exercer une pleine liberté vis-à-vis de tous les systèmes. À leur gré, ils peuvent y entrer, ou en sortir; l’important, c’est de «trouver à manger». Mais, pour cela, il faut se libérer de l’influence des bandits et voleurs que sont «tous» les hommes de système. Sinon, on se fera voler, égorger ou tuer. On meurt si on reste prisonnier du système. Par contre, si on écoute la voix de Jésus, on trouvera la vie, la vie en abondance, et, comme le dit souvent l’évangéliste, la vie «pour toujours».

L’explication de l’évangéliste est scandaleuse parce qu’elle est dite sans nuances. Aucun des responsables du peuple, avant Jésus, n’a eu le bien des gens en vue. Même chose à son époque. Les commentateurs, bien sûr, excluent de l’application de grands hommes comme Moïse ou David; on interprète le texte comme s’il ne faisait référence qu’à de faux prétendants messianiques, ou qu’aux grands prêtres et aux Séparés du temps de Jésus. Pourtant, le jugement est proprement évangélique parce qu’il est radical et vise tous les systèmes et tous leurs représentants, en bloc.

Aucun dirigeant ne trouve grâce aux yeux de l’évangéliste, parce qu’ils font tous un absolu des systèmes qui les ont mis en place, et se refusent à n’être qu’une porte tournante pour les humains, lesquels devraient avoir la liberté d’y entrer ou d’en sortir à leur gré. L’évangéliste attribue une telle façon de voir à Jésus justement parce qu’il le présente comme en dehors de tous les systèmes, à la seule écoute de son Parent qui l’a envoyé et de l’Humain dont il suit la trajectoire. Il cherche à faire intuitionner comment l’Ailleurs, dont Jésus trace le chemin, est radical dans sa façon de se situer par rapport aux systèmes, dans le jugement qu’il porte sur les hommes qui leur donnent leur vie – même les meilleurs ne passent pas le test – et, surtout, dans le chemin de liberté qu’il trace pour les humains. Ceux-ci, celles-ci n’ont qu’une tâche : vivre vraiment, trouver la nourriture pour ce faire, et se servir des systèmes disponibles sans s’asservir à aucun.

Quand l’évangélise fait dire à Jésus «La porte, c’est moi», il n’est évidemment pas en train d’inviter les siens à concentrer leur regard sur la personne de Jésus, mais bien sur sa fonction. Ce qu’il vise, c’est qu’ils écoutent sa «voix», cessent d’obéir aux hommes de système qui les tiennent prisonniers et décident, enfin, de «sortir» de leur enclos, parce que la liberté est dehors, ailleurs, hors les murs[2]. La vie n’est pas un système dans lequel s’enfermer mais un chemin sur lequel avancer.

 

Ligne de sens

 

Alors que je cherchais comment tracer la ligne de sens, je me suis souvenu du verset suivant de la lettre aux Hébreux :

 

Hb 4,12 Vivante, elle l’est, la parole de Dieu, énergique, plus coupante que n’importe quelle épée à double tranchant, pénétrant jusqu’à la frontière de l’âme et du souffle, ou des articulations et des moelles, critiquant ainsi les réflexions et les pensées du cœur.

 

Le texte de Jean est ainsi hautement parole de Dieu. Il chamboule tout le système, toutes nos appartenances, toute notre échelle de valeurs. Selon lui, aucun dirigeant n’a notre intérêt à cœur; par nos votes, nous avons installé les bandits et les voleurs au sommet. Aucune organisation ne mérite une adhésion définitive, il y a des murs enfermant partout. La voix du berger nous appelle à être dans l’Église un jour, hors les murs le lendemain. Ou l’inverse. Il y a un temps pour trouver protection dans l’enclos, et un autre pour se procurer nourriture hors les murs. La vie en abondance consiste à ne jamais s’asservir à l’intérêt national, à un parti politique, à un mouvement, à une idéologie, à tel grand homme ou à telle femme importante.

L’auteur de la lettre aux Hébreux avait raison, écouter la parole de Dieu est une activité essoufflante.

 

Notes :

 

[1] Voir 10,19.

[2] En rédigeant ce commentaire, j’ai souvent pensé à la communauté Saint-Germain-hors-les-murs, jadis animée par les bergers Guy Daoust et Jean Martucci, qui s’est donnée ce nom après avoir été expulsée de la paroisse Saint-Germain d’Outremont pour désobéissances liturgiques.

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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