Échos d'Évangile

Là où est mon trésor

Photo André Myre

Par André Myre

Échos d'Évangile

13 mars 2024

La parole qui suit ouvre une petite section de deux péricopes sur le rapport aux biens (Q 12,33-34). Elle est typique de Jésus et de l’évangile selon Q : proprement invivable.

 

Q 12,33 Ne vous amassez pas de trésors sur la terre.

Les mites et la rouille y abîment tout,

et les voleurs y percent et volent.

Amassez-vous plutôt des trésors dans les cieux.

Il n’y a là ni mites ni rouille pour tout abîmer,

ni voleurs pour percer et voler.

34 Là où est ton trésor, là aussi sera ta personne.

 

Selon la pure habitude de l’évangile, le verset 33 trace une ligne en direction d’un horizon illimité. Il est donc impossible d’obéir pleinement à l’interdiction et à la directive telles qu’elles sont ici formulées.

Sur la terre, sous notre climat en particulier, il faut beaucoup de biens pour vivre : un endroit où se loger avec tout le nécessaire pour y vivre : un système de chauffage ou de climatisation, des meubles, de la nourriture, des vêtements; les moyens de se rendre au travail, des fonds pour faire face aux imprévus, etc. etc. Pour vivre décemment, il faut donc pas mal de biens, et avoir les ressources intérieures pour supporter l’insécurité de les perdre, parce que les voleurs sont nombreux, inventifs, outillés et experts en électronique…  Les mites et la rouille ne nous menacent pas trop, mais la hausse du coût de la vie, l’obsolescence programmée, l’incertitude financière, les bouleversements climatiques, les pandémies, si. S’il est impossible de ne pas amasser, il faut cependant savoir gérer la grosseur du trésor, le degré du partage et le stress de ne jamais être sûr qu’on a fait les bons choix.

Par ailleurs, y a-t-il bien un «Ciel»? Qui peut s’en assurer? Et qui peut savoir en quoi consistent les trésors qu’il serait possible d’y amasser dès ici-bas? Et ne serait-ce pas absurde de chercher à vivre la tête au ciel tandis qu’on a les pieds sur terre? On pourrait tout aussi bien virer la parole à l’envers et la reformuler ainsi :

 

Oubliez le Ciel et ses trésors,

ils vous échapperont si vous cherchez à les amasser sur terre.

Faites plutôt un trésor de votre vie sur terre,

et vous le retrouverez au Ciel.

 

Au fond, c’est pour entraîner l’interprétation du verset 33 dans cette ligne qu’un rédacteur de la Source l’a fait suivre du verset 34[1] :

 

Là où est ton trésor, là aussi sera ta personne[2].

 

C’est une des paroles les plus percutantes de tous les évangiles. Et ce qui est profondément dérangeant, c’est qu’elle se vérifie déjà sur terre. Il existe des humains – vous en connaissez sûrement – qui sont unidimensionnels : ils ne sont qu’argent, ou sexe, ou drogue, ou alcool, ou auto, ou gadgets, ou Amazon, ou… Rien d’autre ne les intéresse que semblable trésor, hors d’eux-mêmes, sans lien avec leur intimité, objet de toutes leurs pensées, de tous leurs rêves, de tous leurs désirs, de toutes leurs conversations. Ils ou elles sont déjà argent, pouvoir, violence. Elles ou ils ont déjà fait le vide autour d’eux, ne trouvant plaisir ou ne cherchant le bonheur que dans la compagnie de leur trésor, et se réfugiant dans la forteresse de leur solitude, toujours menacée par l’autre qui cherche à y pénétrer. La parole est donc un appel au discernement : qui suis-je?

Qui suis-je? Quelle est la qualité de mon trésor? Au bout du chemin de ma vie, une fois que j’aurai amassé tous les trésors qui m’auront permis de vivre décemment, de m’assurer les conditions pour être en santé, de calmer mes insécurités, de m’insérer harmonieusement dans mon milieu, au bout du chemin de ma vie, avec qui – ou, malheureusement, avec quoi – vais-je me retrouver? Seule dans mon coffre-fort à la banque? Seul dans ma grande maison à quatre portes de garage? Seule avec ma ligne de coke, mon aiguille, ma pilule, ma bouteille? Seul dans mon auto de luxe? Devant ma télé? Sur mon terrain de golf? À mon autel, à dire ma messe? Mon cellulaire à l’oreille à attendre un appel qui ne viendra jamais? Là où sera mon cœur, serai-je seul? Ou ferai-je partie du trésor qu’aura été et que sera une humanité tissée serrée?

Je n’ai qu’à regarder autour de moi pour savoir où je serai.

 

Notes :

 

[1] Les deux versets n’ont pas été composés à la suite, comme en témoignent le fait que le second n’entre pas dans la forme parallèle du premier, ainsi que le passage abrupt du «vous» au «tu».

[2] Littéralement : «ton cœur».

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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