Paroles de dimanches

La fin de Jésus

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Par André Myre

Paroles de dimanches

20 mars 2024

Crédit photo : Mohammed Ibrahim / Unsplash

La section de D’après Marc sur la fin de Jésus (14,1 – 15,47) est faite d’une suite de six sous-sections, que le rédacteur disciple de Marc, «R», a toutes bâties de la même manière. Chacune a un cadre, lequel est d’ordinaire, un assemblage de deux péricopes distinctes; les deux parties du cadre se répondent l’une l’autre, et, ensemble, font surgir le sens du tout[1].

Quand on est sensible à la façon d’écrire de R, il est évident – et c’est un grand paradoxe – que ce n’est pas la manière dont les derniers événements de sa vie ont affecté Jésus qui l’intéresse, mais bien les réactions des différents personnages que la section met en scène et qui entrent en interaction avec lui. Le récit est écrit pour que les lecteurs et lectrices reconnaissent la tentation de leur vie dans tel ou tel personnage ou la réalité de leur monde dans tel ou tel autre. C’est pourquoi débattre de l’historicité de tel ou tel épisode est sans importance relativement au sens. Par exemple, Jésus n’a peut-être jamais comparu devant Pilate, mais le récit de cette rencontre permet de reconnaître les Pilate au service des empires actuels.

 

1. Amorce de la fin

(14,1-11)

 

Pour R comme pour Marc, la mort de Jésus résulte d’une décision du système de se débarrasser d’un personnage qui le mettait en cause. Ni Marc ni R n’évoquent l’existence d’un super-scénario décidé Là-Haut pour qu’en vertu de la mort de Jésus arrive le Salut. La fin du Nazaréen est la conséquence d’une décision d’un système qui refuse d’être mis en question. Et elle est présentée comme l’aboutissement extrême de toute vie orientée vers le régime de Dieu (8,34-35).

Dans cette première sous-section, un contraste étonnant est créé entre le geste extravagant d’une femme riche qui veut honorer le corps de Jésus, et la décision du système, appuyée par un des Douze, de le «tuer».

 

14,1 C’était, cependant, la Pâque et les Pains sans levain dans deux jours, et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, s’en étant emparés à l’improviste, le tuer. 2 Car ils disaient :

Pas pendant la fête, de peur qu’il n’y ait une pagaille du peuple.

 

3 Et, lui étant à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, lui étant attablé, vint une femme, ayant dans un flacon d’onguent une crème parfumée pure et précieuse, qui, ayant brisé le flacon, la lui versa sur la tête. 4 Quelques-uns, cependant, étaient indignés entre eux :

Pourquoi cette perte de crème qui arriva? 5 Car cette crème aurait pu être vendue près de 50 000 dollars et être donnée aux pauvres!

Et ils la grondaient. 6 Jésus, cependant, a dit :

Laissez-la. Pourquoi provoquez-vous du trouble chez elle? C’est une belle œuvre qu’elle a œuvrée sur moi. 7 Car vous avez toujours les pauvres avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez bien faire pour eux; moi, cependant, vous ne m’avez pas toujours. 8 Elle a fait ce qu’elle avait, elle a oint mon corps d’avance en vue de la mise au tombeau. 9 Confiance! cependant, je vous le dis, partout où la bonne nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, ce que celle-ci a fait sera parlé en sa mémoire.

 

10 Et Judas, l’homme de Cariote, l’un des Douze, partit auprès des grands prêtres afin de le leur livrer. 11 Eux, cependant, l’ayant entendu, se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Et il cherchait comment le livrer au bon moment.

 

 

Histoire

 

Des quatre événements qui sous-tendent les péricopes de cette sous-section, le plus sûr est que (1) la décision d’arrêter Jésus ait été prise par les autorités judéennes. En deuxième lieu, s’il est certain que Judas, «l’un des Douze», a joué un rôle d’indicateur auprès de celles-ci, (2) il ne faut pas exclure l’appui d’autres membres du groupe. Troisièmement, comme nous le verrons dans le commentaire de la dernière sous-section, (3) les autorités judéennes ont très sommairement disposé du corps de Jésus, lequel n’a pas été enseveli de façon honorable. Et, enfin, si on ne peut exclure d’emblée qu’une femme fortunée ait un jour posé un geste extravagant pour préparer Jésus à une fête, (4) le sens du récit n’est pas à chercher dans l’intention qui animait cette femme, mais dans les réactions de l’entourage.

 

Traditions

 

La scène que présente la péricope centrale est festive, le geste de la femme vise à ce que Jésus y participe dignement, et les convives sont nombreux. L’atmosphère ne convient donc pas au climat de clandestinité qui transparaît ailleurs dans le texte[2]. Le scribe qui a rédigé la péricope disposait probablement d’un récit oral racontant le geste extravagant d’une femme riche à l’adresse de Jésus. L’auteur cherche à lever le scandale de la mise de côté des pauvres, en rapportant la réaction d’un certain nombre de convives, «indignés» par un gaspillage éhonté qui aurait pu soulager bien des miséreux (vv 4-5)[3]. Le sens de la réplique de Jésus tient dans la série de «vous» du v 7.

Les indignés ont l’air fin prêts à donner aux pauvres l’argent des autres. Il y a pourtant plein de pauvres tout autour qui n’attendent que leur bon vouloir pour qu’on leur fasse du bien. Le mal à l’aise n’est plus provoqué par le geste de la femme, mais par la négligence de ses détracteurs. Y compris les lectrices et lecteurs de l’évangile («vous»). Il est permis de penser que, dans le texte traditionnel, ce sont des partisans de Jésus qui s’élevaient contre la femme, et que R a délibérément omis de les mentionner pour sauver leur réputation. Il ne souhaitait pas, en effet, que, «dans le monde entier», on proclame en même temps la grandeur de cette femme et la piètre opinion que les partisans de Jésus avaient eue d’elle.

 

R

 

Le sens de la sous-section tient dans l’arrangement que R lui a donné, et il est typique de ce que dira la suite du récit. Même si les trois morceaux, chacun pour sa part, parlent de Jésus, ce n’est pas de son sort à lui que naît leur signification commune. Ensemble, ils illustrent quatre façons de réagir face à lui, soit celles du système qui veut le tuer, du partisan qui ne partage pas ses valeurs, de la femme riche qui fait des folies pour lui et des hypocrites prêts à donner l’argent des autres pour soulager les pauvres. Ces quatre réactions ne sont pas anecdotiques, elles existent partout où l’évangile est proclamé en gestes et elles traversent l’Histoire.

R insiste sur le rôle décisif joué par la Cour suprême de la Judée dans le sort final de Jésus (vv 1-2), avec la complicité de «l’un des Douze» (v 10). En encadrant la péricope du geste de la femme à Béthanie par le rappel de la décision de la cour suprême de Judée de «tuer» Jésus (vv 1-2), et par celui de la trahison de «l’un des Douze» (v 10)[4], R crée un fort contraste. De tristes comploteurs, d’un côté, une femme joyeuse et extravagante, tout à la fête, de l’autre. À l’intérieur de la péricope centrale, il intervient pour rappeler le repas de Jésus, «attablé» avec les percepteurs de taxes et les égarés (2,15). Puis, d’un côté, au v 4b, il ajoute un motif pour expliquer l’indignation des participants, mais, de l’autre, il souligne fortement la renommée que son geste apportera à la femme (v 9).

 

2. Dernier partage du pain

(14,12-25)

 

Dans la deuxième sous-section, comme dans la première, l’accent porte sur la péricope centrale, dans laquelle Jésus annonce qu’il sera «livré» par l’un des Douze. Ici aussi un fort contraste est établi entre le contexte d’un repas pascal, au cours duquel Jésus fait référence à l’engagement de sa vie, et celui d’une trahison de la part d’un intime. Le rejet de Jésus par Judas a valeur de sérieuse mise en garde.

 

12 Et, le premier jour des Pains sans levain, quand ils sacrifiaient la Pâque, ses partisans lui disent :

Où veux-tu, qu’étant partis, nous fassions les préparatifs pour que tu manges la Pâque?

13 Et il envoie deux de ses partisans, et il leur dit :

Allez-vous-en dans la ville, et un homme transportant une cruche d’eau vous rencontrera. Suivez-le, 14 et, où qu’il entre, dites au maître de la maison : Le maître dit : Où est ma pièce, que j’y mange la Pâque avec mes partisans? 15 Et lui vous en montrera une, à l’étage, grande, coussinée, prête. Vous y ferez les préparatifs pour nous.

16 Et les partisans sortirent, et ils vinrent dans la ville, et ils trouvèrent comme il leur a dit, et ils firent les préparatifs pour la Pâque.

 

17 Et, le soir arrivé, il vient avec les Douze, 18 et, eux étant attablés et mangeant, Jésus leur a dit :

Confiance! je vous le dis, l’un de vous me livrera, il est mangeant avec moi.

19 Et ils commencèrent à être consternés, et à lui dire, l’un après l’autre :

Pas moi?

20 Lui, cependant, leur a dit :

L’un des Douze, il est plongeant la main dans le plat avec moi. 21 C’est que l’Humain s’en va, comme il est écrit à son sujet. Quel malheur! cependant, pour cet homme par qui l’Humain est livré. Il aurait été beau pour lui que cet homme ne soit pas né.

 

22 Et, eux mangeant, ayant pris du pain, ayant dit la bénédiction, il le brisa, et il le leur donna, et il a dit :

Prenez, c’est mon corps.

23 Et, ayant pris une coupe, ayant dit les remerciements, il la leur donna, et tous y burent. 24 Et il leur a dit :

C’est mon sang, celui de l’engagement, celui versé pour beaucoup. 25 Confiance! je vous le dis, je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’à ce jour où je le boirai, nouveau, dans le régime de Dieu.

 

 

Histoire

 

Comme première donnée d’ordre historique, il faut mentionner (1) le climat de clandestinité dont témoigne le récit sur le choix de la salle où tenir le dernier repas avec les partisans (vv 13-15); il convient à la prudence dont le Galiléen devait faire preuve une fois la décision prise de s’aventurer au cœur du système, à Jérusalem. Ensuite, il est bien établi que (2) Jésus a été trahi par au moins un de ses proches. Et, enfin, (3) il a certainement pris un ultime repas avec ces derniers, au cours duquel il les a fortement invités à prendre la relève. Le texte sur le repas a une histoire complexe puisque la péricope sur le pain (v 22) a subi deux ajouts successifs (vv 23-24 et 25).

 

Traditions

 

Dans la première péricope, l’insistance porte sur les précautions que Jésus avait dû prendre face au danger : une rencontre clandestine, une nourriture sans apprêts.

Dans la deuxième scène, le scribe met en relief la duplicité du traître (v 18). De tels textes sont de l’ordre de la mise en garde et ne préjugent en rien de l’appréciation que l’Humain fera un jour de la densité humaine des êtres. Il faut aussi noter que les deux emplois du verbe «livrer» (vv 17.21) parlent de la libre décision d’un homme et n’en font pas l’instrument plus ou moins inconscient d’un plan divin impliquant la mort violente de Jésus.

Le dernier texte traditionnel a une histoire complexe. La version de R ne contient aucune note pascale. Elle est racontée comme rapportant l’affaire d’une fois. En langue sémitique, la parole sur le pain signifie : «prenez-le, c’est moi». Le mot sur la coupe, quant à lui, est de formation secondaire. Sa formulation est difficilement concevable en milieu judéen où le sang, faisant partie de l’ordre du sacré, est intouchable, aussi doit-elle être d’origine pagano-chrétienne. Le vin, jamais mentionné, annonce le sang versé de Jésus, et, en vertu de la signification du terme, ce sang, c’est sa vie. «C’est mon sang» correspond donc à «c’est mon corps», signifiant «c’est moi».

Les deux paroles indiquent donc l’orientation de la vie de Jésus, son engagement. Il est remarquable que l’interprétation, contenue dans l’ajout de la péricope sur la coupe, ne porte pas sur la mort, mais sur la vie. La parole ne fait pas mention d’une mort sacrificielle, mais d’une vie de partage. Le sens du geste qui est attendu des participants – soit la communauté qui se fait rappeler le denier repas de Jésus – est donc celui d’un «engagement» à sa suite, et non la répétition d’un rite.

À l’origine, le v 25 était une parole transmise isolément. Pour le fond, elle exprimait la confiance en l’arrivée prochaine du régime de Dieu. Il est tout à fait plausible que Jésus ait un jour annoncé que, compte tenu de la faim qui tenaillait les petites gens, il s’abstiendrait de festoyer jusqu’à l’instauration du régime de Dieu.

 

R

 

Selon la rédaction de R, les trois péricopes de cette sous-section sont à lire ensemble pour que surgisse le sens qu’il voulait leur donner. Le repas pascal est une assemblée clandestine, au cours de laquelle un prévenu, condamné par les plus hautes autorités de son peuple (ch. 11-12), invite ses partisans les plus proches à prendre la relève, à s’engager à sa suite et à se préparer à verser leur vie comme lui. Le contexte de clandestinité est encore assombri par l’annonce, dans la péricope du centre, qu’un des familiers de Jésus est un traître qui va le livrer aux autorités.

Il est remarquable que l’accent soit mis sur les réactions des différents personnages à la présence de Jésus. La docilité de deux partisans et l’écoute, par les Onze, de l’appel de Jésus à prendre sa relève encadrent un récit de trahison par le douzième. Cependant, contrairement à la femme extravagante de la première sous-section, les partisans ne reçoivent ici aucune louange de la part de Jésus. Nous verrons pourquoi dans la troisième sous-section.

 

3. Fuite des partisans

(14,26-52)

 

La présente sous-section témoigne des réactions pitoyables des proches de Jésus, lequel doit affronter son angoisse de la mort dans la plus grande solitude. L’ensemble est constitué de trois péricopes, celle du centre, sur la prière de Jésus, étant encadrée par l’annonce du reniement de Pierre, d’un côté, et, de l’autre, par le récit de l’arrestation de Jésus, lequel se conclut sur la débandade de «tous» les partisans.

 

26 Et, ayant psalmodié, ils partirent pour la montagne des Oliviers. 27 Et Jésus leur dit :

Vous serez tous démobilisés, car il est écrit :

Je frapperai le berger

et les moutons seront dispersés.[5]

28 Mais, après que je serai relevé, je vous précéderai en Galilée.

29 Pierre, cependant, lui déclarait :

Tous seront peut-être démobilisés, mais pas moi.

30 Et Jésus lui dit :

Confiance! je te le dis, toi-même, aujourd’hui, cette nuit même, avant qu’un coq ait clamé deux fois, tu m’auras renié trois fois.

31 Lui, cependant, parlait à flots :

Me faudrait-il mourir avec toi, je ne te renierai pas.

Cependant que tous disaient la même chose.

 

32 Et ils viennent dans un domaine du nom de Gethsémani, et il dit à ses partisans :

Assoyez-vous ici, pendant que je prie.

33 Et il emmène avec lui Pierre, et Jacques, et Jean, et il commença à être effrayé et terrorisé. 34 Et il leur dit :

Ma vie est d’une douleur de mort, restez ici et soyez vigilants.

35 Et, s’étant un peu avancé, il tombait sur la terre, et il priait pour que, si c’est possible, l’heure passe loin de lui. 36 Et il disait :

Abba (Parent), tout t’est possible, enlève-moi cette coupe, mais non pas ce que moi, je veux, mais ce que toi.

37 Et il vient, et il les trouve endormis, et il dit à Pierre :

Simon, tu dors? Tu n’as pas eu la force d’être vigilant une seule heure? 38 Soyez vigilants et priez, pour que vous ne veniez pas en test, le souffle, en effet, est bien prêt, mais la chair est faible.

39 Et, étant de nouveau parti, il pria, ayant dit le même dire. 40 Et, étant de nouveau venu, il les trouva endormis, car les yeux leur tombaient, et ils ne savaient pas quoi lui répondre. 41Et il vient pour la troisième fois, et il leur dit :

Allez-vous toujours dormir et vous reposer? C’est assez! L’heure est venue. Voici! l’Humain est livré aux mains des égarés. 42 Relevez-vous, allons! Voici! celui me livrant est proche.

 

43 Et aussitôt, lui parlant encore, Judas, un des Douze, fait son apparition, et, avec lui, une foule avec des glaives et des bâtons, d’auprès des grands prêtres, et des scribes, et des anciens. 44 Celui le livrant, cependant, leur avait donné un signal, disant :

Celui à qui je donnerai l’accolade, c’est lui, emparez-vous de lui et conduisez-le en lieu sûr.

45 Et, étant aussitôt venu, s’étant approché de lui, il dit :

Mon grand maître!

et il lui donna une chaleureuse accolade. 46 Eux, cependant, jetèrent les mains sur lui et s’en emparèrent. 47 L’un de ceux étant présents, cependant, ayant tiré le glaive, frappa l’esclave du grand prêtre et lui enleva le lobe d’une oreille. 48 Et, ayant répondu, Jésus leur a dit :

Serais-je un bandit, que vous soyez sortis avec des glaives et des bâtons pour m’arrêter? 49 J’étais chaque jour auprès de vous, enseignant dans le Temple, et vous ne vous êtes pas emparés de moi, mais c’est pour que les Écritures soient remplies.

50 Et, l’ayant laissé, ils s’enfuirent tous. 51 Et un certain jeune homme l’accompagnait, nu sous un drap qui l’enveloppait, et ils s’emparent de lui. 52 Lui, cependant, ayant abandonné le drap, s’enfuit tout nu.

 

 

Histoire

 

À l’intérieur des trois péricopes qui composent le troisième ensemble, il se trouve certaines données qui sont fondées dans l’Histoire. La première touche à la prière de Jésus. (1) Il est très significatif qu’on dise de ce dernier qu’il a «prié». Jésus s’est ainsi approprié une prérogative sacerdotale. À Gethsémani, il semble avoir tenu ses partisans à distance, de sorte que personne ne l’entendait. Une deuxième donnée d’ordre historique concerne l’arrestation de Jésus. Il est remarquable qu’à l’intérieur de la péricope traditionnelle sur son interpellation, la présence de partisans ne soit pas mentionnée. Tout ce qu’on savait dans le christianisme primitif, c’est que (2) Jésus avait été «livré» par un proche. Nous ignorerons toujours si Judas a agi seul et s’il avait des appuis dans le groupe des Douze.

La troisième donnée est le fait qu’à la suite de l’arrestation, (3) «tous» se sont enfuis (v 50). Il faut sans doute comprendre que les partisans n’ont pas seulement quitté le domaine de Gethsémani, mais également Jérusalem et la Judée. Dans leur fuite, ils ont certainement emmené avec eux les femmes qui les accompagnaient; il est en effet inconcevable qu’ils les aient laissées derrière. Personne d’entre eux n’a donc été témoin des comparutions de Jésus devant les autorités judéennes ou romaines, ni de son «chemin de croix», ni de sa mort, ni de sa mise au tombeau. Historiquement parlant, le petit v 50 est une donnée extrêmement importante pour la reconstitution des événements entourant la mort de Jésus. La quatrième donnée d’ordre historique digne de mention se trouve au v 28, où Jésus annonce aux siens qu’après avoir été relevé des morts, il les précédera «en Galilée». Il y a un lien étroit à établir entre les vv 28 et 50 : après l’arrestation de Jésus, tous les partisans de Jésus, hommes et femmes, ont quitté Jérusalem pour la Galilée, et (4) c’est là, quelques jours ou semaines plus tard, qu’est née la foi chrétienne.

 

Traditions

 

La sous-section mise en place par R contient plusieurs traditions d’origines disparates dont la formation s’est échelonnée dans le temps. La première est une prédiction de Jésus sur la démobilisation des troupes (v 27), laquelle devait avoir comme conclusion l’actuel verset 50, où est énoncée la fuite en question. La péricope centrale est un assemblage à partir d’extraits de deux récits parallèles qui rapportaient la prière de Jésus à Gethsémani (vv 32-36 et 37-41). La dernière péricope, enfin, est une suite de trois traditions disparates assemblée par R (43-48.50.51-52). La première faisait sans doute partie d’un récit suivi des derniers jours de Jésus et se terminait sur une question défensive (v 48b).

Le scribe qui a rédigé la première péricope vise à faire comprendre que la défection généralisée des partisans n’a pas été une coupure définitive entre eux et Jésus, ce que confirme la promesse de ce dernier de les devancer en Galilée, terme de leur fuite (v 28).

Le premier morceau de la double tradition que contient la péricope suivante est centré sur le contenu de la prière de Jésus (vv 32-36). Cette dernière, entièrement de création chrétienne, est rédigée à partir du souvenir global de la personnalité de Jésus. Par exemple, ses allers-retours reposent sur le souvenir que sa prière était de l’ordre du privé et que personne n’en a jamais rien su. Par ailleurs, à l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler un «récit de la Passion», l’épisode est le seul qui permette de faire quelque peu lever l’incontournable scandale de la mort de Jésus. Les choix du scribe révèlent ce qu’il voulait dire à sa communauté. La vie à la suite de Jésus, dans la ligne du comportement de Abba, implique nécessairement frayeur, terreur, douleur, incompréhension et obéissance. Nul n’y échappe.

Le second morceau (vv 37-41) a perdu son introduction, et l’accent est mis cette fois sur le comportement des partisans de Jésus. À trois reprises, ce dernier «vient» trouver les siens, et chaque fois il les trouve «endormis» (vv 37.40.41). Le texte est donc de l’ordre de l’avertissement. La foi dans le réveil de Jésus – «réveil» étant un des deux mots qu’utilise le Nouveau Testament pour dire la résurrection – implique qu’on ne vive pas «endormi» mais réveillé. Or, les partisans de Jésus sont présentés comme des «endormis», des êtres inauthentiques, des contre-exemples. À la fin, l’Église, ou la communauté, est directement interpellée : il y a une limite au sommeil, assez! c’est l’heure d’y voir (v 41).

La péricope traditionnelle sur l’arrestation faisait nécessairement partie d’un récit suivi. La manière tordue avec laquelle s’est effectuée l’arrestation révèle les mauvaises intentions de ceux qui l’ont ordonnée. Le scribe qui compose semblable texte cherche à outiller ses lectrices et lecteurs pour répondre à leurs détracteurs qui les accusent de faire partie d’un mouvement fondé par un «bandit».

C’est sans doute R qui a terminé la péricope, en même temps que la sous-section, par l’ajout de deux traditions. La première rapporte on ne peut plus succinctement la fuite des partisans de Jésus. Effrayés, ils sont retournés en Galilée sans être témoins de la suite. Quant au second ajout sur l’arrestation de Jésus c’est un petit morceau à première vue assez étrange (vv 51-52). Il met en scène un partisan de Jésus qui s’est mis à sa suite, un jeune à l’aise qui, par-dessus ses sous-vêtements, n’est vêtu que d’un drapé de bonne qualité. Un jour que certains adversaires – vraisemblablement parce qu’il est un partisan – cherchent à s’emparer de lui, il leur laisse le drap sur lequel ils ont réussi à mettre la main, pour «s’enfuir tout nu». S’il est permis de faire référence à une autre scène de l’évangile, ce jeune homme est l’anti-Bartimée; en effet, alors que ce dernier s’est «débarrassé» de tout ce qu’il avait (son manteau) pour «suivre» Jésus[6], le jeune homme en question, lui, «abandonne» son avoir (son drap[7]) pour «s’enfuir», à sa grande honte («tout nu»). La richesse ne peut acheter la fidélité dans l’épreuve.

 

R

 

R a agencé les trois péricopes de façon assez saisissante, car, alors que, dans le récit central, Jésus est terrorisé par la perspective de la mort et fait face à des «endormis» (vv 37.40.41), les textes qui servent de cadre annoncent le reniement de Pierre et font état de la fuite de tous les partisans après l’arrestation.

R s’est beaucoup intéressé à cette sous-section et, par ses interventions, il oriente l’attention moins sur les événements qui ont marqué les derniers jours de Jésus que sur les réactions des partisans. Partisans qui prétendent être capables de performer, mais se révèlent amorphes et endormis. Partisans qui trahissent. Partisans qui cèdent à la violence. Partisans qui prennent la fuite. Partisans dont la richesse, la jeunesse et l’audace n’arrivent pas à se sauver de la honte d’une fuite généralisée. Et R n’a pas un seul exemple de partisan fidèle à Jésus à montrer.

 

4. Trahison de Pierre

(14,53-72)

 

Dans cette quatrième sous-section, R continue de présenter une scène centrale (vv 55-65) – ici, la comparution de Jésus devant la Cour suprême – qu’il encadre avec une autre qu’il a, cette fois, coupée en deux, soit le reniement de Pierre (vv 53-54.66-72). Tout comme il l’a fait dans les ensembles précédents, le rédacteur fait porter le regard sur les réactions des différents personnages à la présence de Jésus : témoins, grand prêtre, membres du sanhédrin, hommes de la milice, domestiques, Pierre.

 

53 Et ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre, et tous les grands prêtres, et les anciens, et les scribes se rassemblent. 54 Et Pierre le suivit de loin, jusqu’à l’intérieur, dans la cour du grand prêtre, et il était assis avec les domestiques, et se réchauffant près du feu.

 

55 Les grands prêtres, cependant, et toute la Cour cherchaient un témoignage contre Jésus pour le mettre à mort, et ils n’en trouvaient pas, 56 car beaucoup donnaient de faux témoignages contre lui, et les témoignages n’étaient pas les mêmes. 57 Et, quelques-uns, s’étant levés, donnaient de faux témoignages contre lui, disant :

58 Nous, nous l’avons entendu, disant : «Moi, je démolirai ce sanctuaire fait à la main, et en trois jours j’en construirai un autre non fait à la main.»

59 Et même là, leur témoignage n’était pas le même. 60 Et, s’étant levé au milieu, le grand prêtre interrogea Jésus, disant :

Tu ne réponds rien au témoignage que ceux-ci donnent contre toi?

61 Lui, cependant, gardait le silence et ne répondit rien. Le grand prêtre l’interrogeait de nouveau, et il lui dit :

Es-tu, toi, le messie, le fils du Béni?

62 Jésus, cependant, lui a dit :

Moi, je le suis, et vous verrez l’Humain assis à la droite de la Puissance, et venant avec les nuages du ciel [8].

63 Le grand prêtre, cependant, ayant déchiré ses tuniques, dit :

Qu’avons-nous encore besoin de témoins? 64 Vous avez entendu le blasphème, que vous paraît-il?

Tous, cependant, le condamnèrent, pour être passible de mort. 65 Et quelques-uns commencèrent à cracher sur lui, et à lui couvrir le visage, et à le frapper, et à lui dire :

Prophétise!

Et les domestiques le prirent avec des coups.

 

66 Et Pierre, étant en bas dans la cour, vient une des jeunes servantes du grand prêtre, 67 et, ayant vu Pierre se réchauffant, l’ayant regardé, elle lui dit :

Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien, ce Jésus!

68 Lui, cependant, le nia, disant :

Je ne sais pas, et je ne comprends pas ce que toi, tu dis

Et il sortit dehors, dans le vestibule, et un coq clama. 69 Et la jeune servante, l’ayant vu, commença de nouveau à dire à ceux étant présents :

Celui-ci est des leurs.

70 Lui, cependant, le nia de nouveau. Et, peu de temps après, de nouveau, ceux étant présents disaient à Pierre :

Tu es vraiment de ceux-là, car tu es aussi galiléen.

71 Lui, cependant, commença à maudire et à faire des serments :

Je ne connais pas cet homme que vous dites.

72 Et, aussitôt, pour la seconde fois, un coq clama. Et Pierre se souvint de la parole que Jésus lui a dite : «Avant qu’un coq ait clamé deux fois, tu m’auras renié trois fois.» Et, s’étant jeté dehors, il pleurait.

 

 

Histoire

 

Historiquement parlant, il faut bien voir que, compte tenu du statut social des partisans de Jésus et de leur fuite en Galilée après l’arrestation de ce dernier, ils n’avaient pas de renseignements à transmettre aux scribes chrétiens sur la manière dont la fin de Jésus avait été décidée. (1) Le cas Jésus n’était pas assez important pour que l’ensemble de la Cour suprême ait été impliquée, à quelque moment que ce soit, et il est extrêmement douteux que l’affaire ait été décidée au niveau du grand prêtre. La décision a dû se prendre à un échelon inférieur et être par la suite transmise au grand prêtre parce que lui seul, compte tenu de ses bonnes relations avec Pilate, était en mesure d’obtenir de ce dernier qu’il procède à l’exécution du condamné. Ceci dit, le récit primitif contient quand même des bribes d’historicité. (2) Il est fort possible que Jésus ait annoncé la destruction du Temple. Une telle parole serait dans la ligne de la prière pour que la montagne sur laquelle il était érigé aille se jeter à la mer (11,23).

(3) Il est donc vraisemblable que Jésus ait été condamné, non pas pour avoir blasphémé, mais en tant que faux prophète, motif qui justifiait la mise à mort[9]. Le texte traditionnel, rapporté par R, pourrait avoir conservé une trace du chef d’accusation primitif, alors que Jésus, les yeux bandés, se fait maltraiter par les domestiques qui lui demandent de «prophétiser» en nommant qui l’a frappé. (4) Il est raisonnable de penser que, capturé par la police du Temple aux ordres des autorités, Jésus ait été emprisonné, battu, condamné par quelques juristes sacerdotaux, sur les conseils desquels, sans connaître les détails de l’affaire, le grand prêtre a accepté de le déférer à Pilate pour que le jugement soit exécuté. (5) Enfin, compte tenu de la fuite des partisans dès après l’arrestation de Jésus, il y a tout lieu de considérer le reniement de Pierre comme représentant celui de l’ensemble du groupe.

 

Traditions

 

Les quatre morceaux qui composent la péricope sur la comparution de Jésus devant le grand prêtre s’enchaînent l’un dans l’autre pour en développer le sens. Selon le premier passage (vv 53.57-58), le système, qui a besoin de témoins pour arriver à ses fins, en a certes trouvé, mais ils disent des faussetés (vv 57-58). Jésus n’a jamais déclaré qu’il détruirait le sanctuaire; et il n’a jamais promis d’en construire un autre. Le deuxième morceau (vv 60-62) met en présence le christianisme (Jésus) et le judaïsme (le grand prêtre).  Le fond de scène est le silence.  Il n’y a rien à répondre à la fausseté délibérée, érigée en système. Cependant, quand, par la bouche des autorités légitimes, le judaïsme questionne le christianisme sur sa foi, il y a lieu de proclamer la seigneurie de Jésus (v 62). Le troisième morceau contient le verdict (vv 63-64). Le prévenu est condamné à mort pour avoir «blasphémé». Le scribe chrétien a utilisé le mot au sens large pour signifier le scandale ordinaire des autorités judéennes quand elles apprenaient que, selon les chrétiens, Dieu avait fait don de la totalité de son propre souffle à Jésus, pour que ce dernier le fasse agir dans l’Histoire et le cosmos.

Le quatrième morceau (v 65) n’est pas de la main du rédacteur du reste de la péricope, mais a été ajouté aux trois autres. Il contient en effet une note ancienne très intéressante qui jure avec le contenu de l’interrogatoire. Là, en effet, le reproche porte sur la messianité de Jésus, alors qu’ici il faut comprendre que ce dernier était accusé d’être un faux prophète. C’était là le vrai motif de sa condamnation à mort.

La péricope sur la trahison de Pierre voit les choses d’un autre point de vue. On passe de la Cour des grands à la cour des petites gens. Le premier morceau (vv 66-68) est pathétique, une toute jeune fille faisant s’écrouler Pierre. Dans le second passage (vv 69-70a), le mensonge de Pierre est plus grave, parce qu’il l’a proféré une deuxième fois, et devant témoins en plus. Dans le troisième passage (vv 70b-72a), à coups de serments, et se disant prêt à subir la malédiction de Dieu s’il mentait, Pierre déclare solennellement ne pas savoir qui est l’homme de qui on parle (v 71). À travers les petites gens, transparaît le mépris dans lequel le système tient celles et ceux qui s’opposent à lui et l’acuité des pressions qu’il peut exercer pour identifier ses alliés ou ses adversaires.

 

R

 

Ici comme ailleurs, dans le récit de la Passion, R n’est pas d’abord intéressé à décrire une suite d’événements. C’est le sens de la vie humaine qui lui importe. Et, pour lui, refuser de s’engager aux côtés d’une personne qui s’en prend au système oppresseur, assurer qu’on ignore de qui il s’agit, à la manière de Pierre au v 71, c’est la livrer à ses adversaires, comme l’a fait Judas au v 45. Le reniement, la fuite, la trahison, ce sont différentes manifestations du refus de s’engager sur le chemin tracé par Jésus. La conséquence de ce retrait est illustrée en clair dans le passage central de la sous-section : le système a beau jeu de se débarrasser de quiconque le gêne.

À l’intérieur du récit de l’interrogatoire, après avoir illustré l’immense bulle de mensonges et de tromperies à l’intérieur de laquelle le système a monté son spectacle, R n’a besoin que d’un verset pour dire l’essentiel à retenir. Au grand prêtre, qui lui demande s’il est bien «le messie, le fils du Béni», Jésus répond :

 

62 Moi, je le suis, et vous verrez l’Humain assis à la droite de la Puissance, et venant avec les nuages du ciel.

 

Un jour, le même Jésus viendra exercer sa fonction de Juge des vivants et des morts – fonction de «l’Humain». Et, alors, tous les «grands prêtres» fourbes et trompeurs – sans parler de tous les experts en traîtrises et en reniements – apprendront («vous verrez») la vérité des choses et des êtres. En encadrant l’interrogatoire par la péricope de la trahison de Pierre, R place ce dernier dans le groupe de ceux qui pleureront quand ils «verront» l’Humain «venir» apprécier leur densité humaine. La leçon qui se dégage de la suite des récits mis en place par R, si difficile à tirer soit-elle, est évidemment que, même en Église, du haut en bas de la pyramide, les humains sont fragiles et qu’il faut prudemment vérifier l’authenticité de celles et ceux en qui mettre sa confiance.

 

5. Au tour de l’Empire

(15,1-32)

 

R s’est servi de données traditionnelles dont il disposait, mais qui ne formaient pas un récit suivi, pour fabriquer le cadre de la cinquième sous-section et mettre en cause la Cour suprême de Judée dans le transfert de Jésus à Pilate. Il faut noter que, dans la sous-section centrale, R rapporte une série de sept traditions :

transfert de Jésus chez Pilate, qui l’interroge (vv 1-2)

libération de Barabbas plutôt que Jésus (vv 6-15)

mauvais traitements (vv 16-20b)

réquisition de Simon de Cyrène (v 21)

crucifixion (vv 22-25)

motif de la condamnation à mort (v 26)

crucifixion collective (v 27)

insultes (vv 29-32).

 

15,1 Et aussitôt, le matin, les grands prêtres, ayant fait une réunion avec les anciens, et les scribes, et toute la Cour suprême, ayant attaché Jésus, le transférèrent et le livrèrent à Pilate.

 

2 Et Pilate l’interrogea :

Es-tu, toi, le roi des Judéens?

Lui, cependant, ayant répondu, lui dit :

C’est toi qui le dis.

3 Et les grands prêtres l’accusaient beaucoup. 4 Pilate, cependant, l’interrogeait de nouveau, disant :

Tu ne réponds rien? Vois tout ce dont ils t’accusent!

5Jésus, cependant, ne répondit plus rien, de sorte que Pilate était étonné.

 

6 À chaque fête, cependant, il leur renvoyait un prisonnier qu’ils réclamaient. 7 Il y avait, cependant, celui dit Barabbas, enfermé avec d’autres terroristes, lesquels, au cours des troubles, avaient fait un meurtre. 8 Et, étant montée, la foule commença à demander comme il faisait pour eux. 9 Pilate, cependant, leur répondit, disant :

Voulez-vous que je vous renvoie le roi des Judéens?

10 Car il connaissait que les grands prêtres l’avaient livré par jalousie. 11 Les grands prêtres, cependant, brassèrent la foule pour qu’il leur renvoie plutôt Barabbas. 12 Pilate, cependant, ayant de nouveau répondu, leur disait :

Que voulez-vous donc que je fasse de celui que vous dites roi des Judéens?

13 Eux, cependant, crièrent de nouveau :

Crucifie-le.

14 Pilate, cependant, leur disait :

Car qu’a-t-il fait de mal?

Eux, cependant, crièrent encore plus :

Crucifie-le.

15Pilate, cependant, voulant en faire assez pour la foule, leur renvoya Barabbas, et il livra Jésus, l’ayant fouetté pour qu’il soit crucifié.

 

16 Les soldats, cependant, l’emmenèrent à l’intérieur de la cour – c’est la caserne – et ils font signe à toute la cohorte. 17 Et ils le revêtent de pourpre, et, ayant tressé une couronne d’épines, ils la lui mettent autour. 18 Et ils commencèrent à le saluer :

Salut, roi des Judéens!

19 Et ils lui tapaient la tête avec un roseau, et ils crachaient sur lui, et, ayant posé les genoux, ils s’inclinaient devant lui. 20a Et, quand ils l’eurent ridiculisé, ils le dévêtirent de la pourpre et le revêtirent de ses manteaux. 20b Et ils le sortent pour le crucifier.

 

21 Et ils forcent un passant, venant du champ, un certain Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, à porter sa croix.

 

22 Et ils l’amènent au lieu du Golgotha, ce qui se traduit par «lieu du Crâne». 23 Et ils lui donnaient du vin à la myrrhe, lui, cependant, n’en prit pas. 24 Et ils le crucifient, et ils se partagent ses manteaux, jetant le sort pour eux[10] : qui prendrait quoi. 25 Il était cependant neuf heures, et ils le crucifièrent.

 

26 Et l’écriteau de son motif était écrit :

Le roi des Judéens.

27 Et ils crucifient deux bandits avec lui, l’un à droite et l’autre à sa gauche. [28][11]

 

29 Et les passants blasphémaient contre lui, hochant leurs têtes et disant :

Eh bien! toi qui démolis le sanctuaire et le construis en trois jours, 30 étant descendu de la croix, sauve-toi toi-même!

31 Pareillement, les grands prêtres aussi, l’ayant ridiculisé entre eux avec les scribes, disaient :

Il en a sauvé d’autres, il ne peut pas se sauver lui-

même!

32 Le messie, le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de

la croix, pour que nous voyions et ayons confiance !

Et ceux crucifiés avec lui l’insultaient.

 

 

Histoire

 

L’épisode a eu beaucoup de retentissement dans l’Histoire. Les points suivants méritent mention.

1. Pontius Pilatus était un chevalier romain, donc un homme de petite noblesse. Il fut nommé préfet de Judée en 26, par l’empereur Tibère, qui l’a fait démettre en 36 par son supérieur Vitellius, légat de Syrie. Il semble avoir eu de bonnes relations avec Caïphe, grand prêtre de 18 à 36, qu’il a conservé à son poste tout le temps de sa préfecture. Compte tenu des mœurs de l’époque, il peut être considéré comme un dirigeant correct. Une fois démis de ses fonctions, il retourne à Rome et l’Histoire perd sa trace.

2. On peut légitimement douter qu’il y ait eu rencontre entre Pilate et Jésus. Les services de renseignements romains ont sans doute conseillé à Pilate d’accéder à la demande du grand prêtre. Et ce dernier a dû signer la condamnation sans états d’âme et s’empresser de l’oublier.

3. La série de négociations entre Pilate et la foule est dénuée de toute vraisemblance historique.

4. Dans la littérature du temps, il n’y a pas de texte faisant état d’une coutume romaine de libérer un prisonnier à l’occasion de la Pâque. Et, compte tenu de l’existence d’un mouvement d’insurrection, la libération d’un des insurgés devient très improbable.

5. Normalement, pour protéger les informateurs et les collaborateurs dont elle a besoin afin de gérer efficacement le pays, une force d’occupation se réserve le «droit du glaive (jus gladii)». Pour que soit exécutée la sentence de mort qu’elles avaient prononcée contre Jésus, les autorités judéennes devaient donc obtenir du préfet un tel verdict contre Jésus. Pour en connaître le motif, il faut partir du libellé de l’écriteau fixé sur la croix : «le roi des Judéens» (v 26). Même s’il n’a pas été dupe de leurs manœuvres, Pilate s’est rendu à l’accusation de sédition, dans laquelle les autorités judéennes avaient traduit le reproche de prophète blasphémateur qu’ils adressaient à Jésus, et il l’a condamné à la crucifixion. C’est ainsi que le Galiléen, que rebutait la centralisation du pouvoir en Judée, a été crucifié en tant que prétendu «roi des Judéens»! Ironie de l’Histoire.

6. Il est probable que Jésus ait subi de mauvais traitements aux mains des légionnaires. Le contenu des humiliations est raconté comme une parodie de la qualité royale dont faisait état l’écriteau.

7. La tradition touchant Simon le Cyrénéen pourrait être un bout de légende, provenant de membres de la communauté judéo-hellénistique de Jérusalem. La référence à Simon est une façon de faire remonter leur communauté jusqu’à Jésus lui-même.

8. Jésus de Nazareth est mort un vendredi après-midi, alors que s’effectuaient les préparatifs pour le lendemain, à la fois sabbat et jour de la Pâque. C’était vraisemblablement le vendredi 7 avril, de l’an 30.

9. La mise en croix de Jésus est racontée on ne peut plus sobrement, en trois mots grecs : «et ils le crucifièrent» (v 25). Ce supplice, qui ne s’appliquait pas aux citoyens romains, était réservé aux ennemis de l’Empire, membres des classes inférieures. C’était la mort la plus terrible que l’on connaisse à l’époque, et sa simple mention suffisait à jeter l’effroi chez les auditeurs. Il fallait du courage aux scribes pour écrire le mot, et ils ne se sont pas étendus sur le sujet.

10. Pour humilier les condamnés, les Romains leur imposaient la nudité, depuis le transport de la partie transversale de la croix jusqu’à leur mort. Cela rend tout à fait invraisemblable la présence de femmes de quelque endroit où le lieu de l’exécution était visible.

11. Dans le cas d’hommes déclarés coupables de crimes contre la sécurité de l’État, on peut être certain que la légion romaine faisait place nette autour des condamnés, rendant ainsi impossible la présence de sympathisants, de membres de la famille, d’adversaires, etc.

Il faut avoir ces données en tête si on veut correctement interpréter les textes.

 

Traditions

 

La première tradition rapporte l’essentiel de l’interrogatoire par Pilate (v 2). Il faut comprendre que Jésus a été présenté aux Romains par les autorités judéennes comme un prétendant royal qui ne reconnaissait pas la légitimité de leur occupation du pays, et s’opposait ainsi à l’autorité de l’empereur. Pour l’accusé, le silence est de mise.

Le deuxième morceau traditionnel a été composé comme une extension de l’interrogatoire (vv 6-9.13-15). La scène, essentiellement un dialogue, se passe entre Pilate et ceux qui lui ont amené Jésus. Les Judéens demandent la libération de Barabbas (v 8), un tueur (v 7), alors que Pilate leur offre celle du «roi des Judéens» (v 9), un homme innocent du crime dont ils l’accusent (v 14). Et, sans jamais prononcer la sentence, Pilate, accédant au désir des autorités judéennes, envoie Jésus à son sort.

Le morceau traditionnel suivant est une parodie de la qualité royale de Jésus signifiée par le titre «roi des Judéens» (vv 16-20). Le récit illustre le mépris d’une troupe d’occupation vis-à-vis des roitelets locaux. À ce récit, il faut peut-être ajouter les traditions contenues dans les vv 23-24, qui ont pu avoir été déplacées. Dans le contexte de la séance d’humiliations, le prétendu souverain des Judéens se serait vu offrir une boisson digne d’un roi, le vin aromatisé à la myrrhe étant très prisé à l’époque. Le geste faisait partie de la parodie royale. Quant au partage des vêtements, il était traditionnellement bien en place à la fin de la séance d’humiliations, juste avant que le condamné soit emmené nu vers le lieu de l’exécution.

Les quatre morceaux traditionnels suivants sont présentés comme une série de faits historiques. L’un des premiers membres d’un prestigieux groupe judéo-chrétien de Jérusalem serait venu en aide à Jésus.

L’insulte provocante de l’écriteau (v 26), de la part d’un Pilate hargneux de s’être fait forcer la main, a marqué les esprits et était connue des scribes chrétiens. Le rédacteur comprend évidemment que le «roi des Judéens» crucifié a pleine autorité sur l’empereur des Romains.

Il est certes possible que Jésus ait été inclus dans une exécution collective (v 27), malgré que l’évangéliste Jean n’en fasse pas mention. La troupe, peut-être sur les ordres de Pilate, aura voulu présenter visuellement le «roi des Judéens» comme le chef d’un groupe d’assassins. Le rédacteur rapporte certes le fait, mais s’empresse de corriger l’impression qu’il pourrait laisser en ajoutant aussitôt que les bandits crucifiés avec Jésus ne manquaient pas de l’insulter, façon de dire que ce dernier ne faisait pas partie de la bande.

La dernière péricope pré-évangélique est probablement une création du scribe qui a rassemblé les éléments d’un récit (primitif) de la Passion (vv 29-30.32). La dernière de la série d’humiliations que contient la sous-section est le fait de «passants». Le texte formule, de la part de ces derniers, une demande farfelue. Mais «le messie et le roi d’Israël», qui est mort crucifié par le système, n’a pas posé pour lui-même de geste impossible.

 

R

 

Porter attention à la rédaction de R permet de comprendre comment il voulait que la sous-section soit interprétée. D’abord, selon lui, c’est la Cour suprême en son entier qui a décidé du transfert de Jésus auprès du préfet (v 1). Ensuite, dans la seconde partie du cadre, dans la bouche des «passants», R veut peut-être signifier que ces deniers retournaient contre Jésus l’insulte qu’il avait prononcée contre le Temple, méritant ainsi de se faire condamner lui-même à mort comme faux prophète. Par après, il fait approuver les propos des passants par les grands prêtres et les scribes. Tant dans la façon dont il a organisé la sous-section que dans ses interventions à l’intérieur des textes traditionnels, R cherche donc à faire comprendre aux lectrices et lecteurs de l’évangile que la comparution de Jésus devant Pilate résulte d’une initiative de la Cour suprême de Judée, et que les termes de l’accusation ont été formulés par cette dernière.

Après avoir fait ainsi parler le cadre de la comparution de Jésus, R développe la lecture qu’il en fait à l’intérieur de deux interventions majeures (vv 3-5 et 10-12). Dans la première, il fait des grands prêtres – l’exécutif des décisions de la Cour – les accusateurs volubiles d’un Jésus silencieux auprès d’un Pilate étonné, lequel n’a pu juger Jésus qu’en se fiant à la parole de ses adversaires. Le second grand passage rédactionnel est beaucoup plus explicite que le premier.  Pour amener Pilate à faire leur volonté, les officiels de la Cour vont manipuler la foule, laquelle, à trois reprises (vv 11.13.14), par leurs cris, réclame que Barabbas soit libéré et Jésus crucifié. La foule aura finalement raison des réticences de Pilate, qui libère le premier et envoie l’autre à la crucifixion (v 15). Pour R, tout le contraire d’un cas d’espèce, la crucifixion de Jésus est l’illustration extrême du fonctionnement régulier du système, toujours centré sur ses intérêts.

Après avoir montré les comportements des dirigeants, de la Cour et du peuple, R met en scène le bras armé du système, l’armée, chargée d’exécuter les basses œuvres nécessaires au maintien du système («et ils le sortent pour le crucifier» – v 20b).

R a la touche particulièrement délicate en rapportant que, pour libérer Jésus d’une peine trop lourde pour lui, la troupe a réquisitionné un homme qui serait un parfait inconnu s’il n’était «le père d’Alexandre et de Rufus» (v 21). L’unique geste de compassion de tout le récit, de la part d’un «passant».

Il est remarquable que, comme la tradition avant lui, R n’ait rien à dire sur les abominables souffrances de Jésus. Le Sens n’est pas là. Elles ne sont que l’occasion d’un récit qui illustre le fonctionnement du système humain de toujours, pour pousser les lectrices et lecteurs à juger de leur propre situation dans la vie.

 

6. Abandon

(Mc 15,33-47)

 

La sixième et dernière sous-section a été soigneusement agencée par R. Il la fait surtout parler par l’organisation des traditions qu’il a utilisées. Les deux textes qui forment le cadre occupent une place particulièrement imposante et montrent un Jésus qui meurt abandonné par Dieu et est enseveli comme un maudit. Dans la péricope du centre, par contre, il se passe des choses qui poussent à apprécier la fin de Jésus d’une toute autre façon.

 

33 Et, arrivé midi, la noirceur arriva sur toute la terre jusqu’à quinze heures. 34 Et, à quinze heures, Jésus cria d’une grande voix :

Éloï, Éloï, lema sabakhthani?

ce qui se traduit par «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?».[12]

35 Et quelques-uns des passants, ayant entendu, disaient :

Vois, il réclame Élie!

36 Ayant cependant couru, et rempli une éponge de vinaigre, et en ayant entouré un roseau, quelqu’un lui donnait à boire, disant :

Laissez, voyons si Élie vient le descendre!

37 Jésus, cependant, ayant laissé aller une grande voix, expira.

 

38 Et le rideau du sanctuaire se déchira en deux, de haut en bas. 39 Cependant, le centurion étant présent en face de lui, ayant vu qu’il avait ainsi expiré, a dit :

Vraiment, cet homme était le fils de Dieu.

40 Il y avait cependant là des femmes, parmi lesquelles aussi Marie la Magdaléenne, et la Marie à Jacques le petit et mère de Joset, et Salomé, 41 lesquelles le suivaient et le servaient quand il était en Galilée, et beaucoup d’autres étant montées avec lui à Jérusalem.

 

42 Et le soir étant déjà arrivé, puisque c’était la Préparation, c’est-à-dire la veille du sabbat, 43 étant venu Joseph, celui d’Arimathie, membre influent de la Cour, lequel, attendait lui aussi impatiemment le régime de Dieu, ayant osé, il entra chez Pilate et demanda le corps de Jésus. 44 Pilate, cependant, s’étonna :

Il est déjà mort?

Et, ayant appelé à lui le centurion, il l’interrogea :

Est-il mort depuis longtemps?

45 Et, ayant connu par le centurion, il accorda le cadavre à Joseph. 46 Et, ayant acheté un drap, l’ayant descendu, il l’enveloppa du drap, et il le posa dans une tombe qui était taillée dans le roc, et il roula une pierre devant la porte du tombeau. 47 Cependant, Marie la Magdaléenne, et la Marie de Joset, regardaient où il était posé.

 

 

Histoire

 

En rapportant la tradition du v 42, suivant laquelle Jésus est mort au moment de la préparation du sabbat, Marc est le premier auteur du Nouveau Testament à révéler que l’événement s’est passé un vendredi. Par ailleurs, s’il faut en croire la tradition johannique, le sabbat du lendemain coïncidait avec la Pâque (Jn 19,14). Ces deux versets permettent de dire que (1) Jésus de Nazareth serait vraisemblablement mort le vendredi 7 avril de l’an 30.

Il faut répéter qu’en contexte d’exécution d’hommes condamnés pour sédition et, vu leur état de nudité complète, (2) la présence de femmes (surtout) ou de passants autour d’un crucifié est très peu plausible.

Si Jésus a eu la force de dire quelque chose, les légionnaires étrangers n’ont rien compris, et (3) sa parole est perdue à jamais.

(4) Quant aux phénomènes de la noirceur et de la déchirure du rideau du sanctuaire, ils sont à interpréter comme des façons symboliques de voir les choses après coup.

(5) Il était important pour la Cour suprême de Judée que les corps des crucifiés ne passent pas la nuit sur la croix. L’injonction de la Torah était claire :

 

Dt 21,22 Et s’il y a dans un homme un égarement méritant la mort,

et qu’il a été mis à mort, et que tu l’as pendu au bois, 23 son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois, car tu le mettras au tombeau ce jour-là, car un pendu est une malédiction de Dieu, et tu ne pollueras pas ta terre que Yhwh ton Dieu te donne en héritage.

 

Un texte terrible, qui explique la hâte de courir au plus pressé, c’est-à-dire obtenir la permission du préfet pour traverser le cordon de garde, descendre les crucifiés et les transporter au lieu de l’ensevelissement. (6) Pour accomplir pareille démarche auprès de Pilate, il fallait nécessairement un officiel détenteur de l’autorisation requise. (7) La municipalité devait posséder des tombeaux, près du lieu traditionnel des exécutions, permettant d’accomplir le devoir d’ensevelissement. (8) Il est fort possible, compte tenu de la fuite des partisans – femmes comprises – que la communauté chrétienne n’ait jamais su où le corps de Jésus avait été déposé.

 

Traditions

 

Pour rassembler cette sixième sous-section, R a utilisé cinq morceaux traditionnels dont la formation s’est échelonnée dans le temps après la mort de Jésus. La première tradition faisait manifestement partie d’un récit suivi des dernières heures de Jésus; elle en était peut-être même la conclusion (vv 33.34a.37.38). Ce morceau n’est manifestement pas un reportage puisque la mort de Jésus est placée entre deux événements symboliques qui servent à l’interpréter.  La «noirceur» qui survient en plein midi (v 33) doit faire référence à celle (même mot grec que dans Gn 1,2, dans la traduction de la LXX) qui recouvrait l’Abîme, au temps où la «terre» était un Chaos[13]. Elle témoigne du déplaisir de Dieu. La déchirure du rideau[14],  par ailleurs, signifie la fin de la relation privilégiée d’Israël avec Yhwh. Dieu vient de quitter le Temple, qui ne contient plus rien de sacré. Un tel texte présuppose quelques décennies de débats entre scribes judéens et judéo-chrétiens, et son radicalisme permet d’en situer l’origine dans une communauté chrétienne d’origine judéo-hellénistique.

La deuxième tradition (34b-36) devait être rattachée au passage de la sous-section précédente qui traitait de la réaction des «passants» au sort de Jésus (vv 29-30). Le passage est développé à partir d’une méprise, possible seulement en grec, entre le «mon Dieu (Éloï)» utilisé par le psalmiste pour s’adresser à la divinité et le nom du prophète Élie. Le rédacteur cherchait à créer un fort contraste entre le cri d’abandon d’un mourant et le sarcasme d’un groupe de voyeurs sadiques qui veulent prolonger les souffrances de ce dernier au cas où ils pourraient assister au spectacle de sa libération miraculeuse.

La troisième tradition utilisée par R est une liste de femmes qui ont accompagné Jésus au cours de ce qu’il est convenu d’appeler sa «vie publique» (vv 40-41)[15]. Leur fonction est de «servir» (v 41), une possible allusion au rôle des diaconnesses dans les communautés primitives (Luc 8,3 évoque aussi les femmes à l’aise qui n’hésitaient pas à mettre leurs biens au service de l’essor du christianisme primitif). Cette notice, qui a un solide fondement historique, est sans doute le reflet du scandale que devait provoquer, dans la campagne galiléenne, la vue d’un groupe de femmes qui accompagnaient un prophète itinérant controversé et le soutenaient de leurs biens.

La quatrième tradition utilisée par R est celle de l’ensevelissement de Jésus (vv 42b.43ac.45b.46). Il ne se trouve aucune éclaircie dans le récit. Le cadavre de Jésus pend sur la croix. Un membre de la Cour se hâte d’obtenir la permission de l’occupant romain pour descendre Jésus de la croix et, sans aucun des égards qu’on a coutume de rendre aux morts, il le fait porter dans un tombeau dont il bloque ensuite l’entrée. Absence des partisans. Absence de la famille. Inhumation déshonorante, dans une tombe dont l’emplacement n’est connu d’aucun des familiers de Jésus. La rédaction d’un tel texte, en milieu chrétien, n’a de sens que si l’auteur comprend l’ensevelissement comme la dernière dans la suite des humiliations subies par le Nazaréen le jour de sa mort. L’événement Jésus se termine dans l’anonymat d’une tombe dont seuls ses adversaires connaissent l’emplacement, ce qu’ils n’ont l’intention de révéler à personne.

R a inséré le cinquième morceau traditionnel dont il disposait à l’intérieur du récit de mise au tombeau (vv 44-45a). Cette tradition a été formulée pour contrer un des arguments dont se servaient les adversaires du christianisme naissant pour contrer la foi en sa résurrection : Jésus était toujours vivant quand il a été descendu de la croix. Selon la réplique chrétienne ici formulée, la mort de Jésus est assurée par le préfet romain lui-même, lequel s’était informé auprès du centurion en charge de l’exécution.

 

R

 

Le travail rédactionnel effectué par R dans la sous-section est substantiel. Je souligne les points qui m’apparaissent les plus importants. Dans la première partie du cadre, il met l’accent sur la citation du psaume dans la bouche de Jésus, citation qu’il laisse dans la langue originale, et dont le contenu devient l’expression de l’attitude de Jésus face à la mort. Le sentiment, vécu par ce dernier, d’avoir été abandonné par son Dieu occupe maintenant la place centrale pour signifier le sens de la péricope. La noirceur qui recouvre la terre atteint l’être profond de Jésus. Son Dieu l’a abandonné, et l’absence d’Élie, confirmée par l’attitude cynique des passants, confirme le fait.  Selon R, Jésus meurt dans une profonde incompréhension, sans parents ni amis pour l’assister, en présence d’insurgés crucifiés comme lui, puis de bourreaux et de passants qui représentent un système victorieux et moqueur.

R conclut le récit de la Passion sur la mention que deux femmes «regardaient» où on avait déposé le corps[16]. Cette indication est extrêmement importante et elle mérite d’être bien comprise. À la fin de son récit, R a utilisé le verbe «regarder» trois fois, coup sur coup, toujours avec les femmes comme sujet : elles regardent le crucifié «de loin» (v 40), elles regardent où le corps est déposé (v 47) et elles regardent la pierre roulée (16,4). Mais, contrairement au centurion du v 39, elles regardent sans «voir».  Selon la présentation que R en fait, elles sont des spectatrices qui ne voient pas le sens de ce qu’elles regardent. R ne leur attribue aucune réaction à la mort de Jésus, il ne leur reconnaît aucune participation à sa mise au tombeau[17], et, dans le dernier verset de son évangile (16,8), il soulignera plutôt leur refus de remplir la mission que le jeune homme leur aura confié. À sa manière, R poursuit donc la lecture que Marc avait faite du comportement des partisans de Jésus. Les hommes n’ont pas voulu s’engager à sa suite et ils l’ont tous abandonné sinon trahi. Quant aux femmes, elles ont été témoins des événements mais sans les comprendre ni s’y engager.

La rédaction de R à l’intérieur des deux péricopes qui forment le cadre de la sous-section est donc très cohérente. Jésus est mort abandonné de tous. De son Dieu, qui n’est pas intervenu en sa faveur pour le sauver de la croix. D’Élie, qui ne l’a pas secouru. De la Cour suprême de son peuple, qui l’a condamné, y compris un membre influent qui, lui «aussi», espérait le régime de Dieu. Du préfet romain, qui l’a fait exécuter. De sa famille, – sa mère, ses sœurs, ses frères – absents. De ses partisans : les hommes, absents eux aussi, les femmes, regardant sans voir. L’Humain meurt dans un abandon total. L’écriture de R manifeste, de façon extrême, sa conviction que la confiance s’exprime toujours sur le fond de scène du doute, de la solitude et de la victoire permanente du système. Pour lui, c’est la seule façon de comprendre comment le «commencement de la bonne nouvelle, à savoir que Jésus est messie, fils de Dieu» (1,1), puisse se terminer sur l’abandon radical éprouvé par l’Humain sur la croix.

Au centre de la sous-section, R fait porter le regard sur ce qu’il présente comme une lueur dans les ténèbres de l’abandon, lueur qui ne peut cependant être perçue que par les lectrices et lecteurs. Pour créer la péricope centrale, R utilise deux données traditionnelles, lesquelles encadrent la réaction du centurion, fruit de sa propre rédaction. Il a d’abord déplacé l’énoncé de la déchirure du rideau, qui concluait le récit primitif de la mort de Jésus, pour en faire la réponse de Dieu à la plainte de Jésus avant sa mort. En conséquence de la crucifixion réclamée contre Jésus par la Cour suprême de Judée ainsi que par le peuple, lesquels ont livré Jésus à l’Empire, la présence privilégiée de Yhwh en Israël est terminée : le rideau est déchiré, le Temple est vide, Yhwh n’est plus dans le sanctuaire (v 38).

Cette réplique de Dieu est à lire avec la tradition sur les femmes qui conclut la péricope (vv 40-41). Ces femmes, qui avaient été actives en Galilée, sont ici présentées comme de simples spectatrices de la fin de Jésus, inactives, silencieuses, désengagées, étrangères à toute manifestation de douleur, d’incompréhension, d’espérance ou de foi. Mais cela ne dit pas tout. L’essentiel de ce que R veut signifier par l’organisation de la sous-section et, en particulier, par la péricope du milieu, se trouve donc au centre de l’une et de l’autre, et c’est l’intervention rédactionnelle du v 39 qui l’exprime en faisant dire au centurion romain : «Vraiment, cet homme était le fils de Dieu». En vertu de ces quelque mots, prononcés par le responsable romain de l’exécution de la sentence prononcée contre Jésus, R réussit à dire le sens de l’ensemble de D’après Marc. Le centurion «voit» comment Jésus a expiré et le moment où il l’a fait.  Il comprend donc ce que Marc a voulu dire à ses lectrices et lecteurs depuis le premier verset de son évangile. Or, c’est un étranger qui voit ainsi ce que signifie la vie de Jésus. Il témoigne donc du fait que la présence active de Dieu est passée du peuple judéen à l’ensemble de l’humanité. Le centurion étranger voit ce que les autorités et le peuple n’ont pas vu. Il voit ce que Pierre et les autres partisans – hommes et femmes – n’ont pas vu non plus, à savoir que la lutte pour la dignité humaine entraîne beaucoup de souffrances et que la puissance d’action du «messie-fils de Dieu» se manifeste dans la fidélité de «l’Humain» à aller jusqu’au bout de la souffrance, jusqu’au plus profond de l’incompréhension et du scandale.

C’est au moment où l’Empereur est victorieux qu’il est défait, et c’est au moment où l’Humain est au désespoir qu’il est victorieux. L’un comme l’autre l’ignorent, cependant. Il faut quelqu’un d’autre, aussi improbable que le responsable de l’exécution, pour le «voir». Dans ce sommet de l’évangile, R est remarquablement fidèle à Marc. Quand l’Humain meurt sur la croix, l’Empire, la Judée et l’Église ne voient rien. Reste l’improbable centurion, avec qui le «commencement de la bonne nouvelle» (1,1) trouve une suite. Une suite qui en aura d’autres si Marc et R ont des successeurs qui font porter le regard sur l’impact de l’agir du messie-fils de Dieu dans l’Histoire.

 

Notes :

 

[1] La disposition de la traduction reproduit celle choisie par R. Dans le cas de la première sous-section, par exemple, le cadre s’ouvre avec les versets 1-2, et se termine avec les versets 10-11. Entourant ainsi la péricope centrale des versets 3-9.

[2] Voir, par exemple,11,2-3; 14,10.13-15.43-44.

[3] Le v 8 est de la main d’un scribe postérieur, auteur d’un récit suivi, qui fait un lien avec le manque de respect dont le corps de Jésus a été l’objet.

[4] En rappelant que Judas est «l’un des Douze», R fait référence à l’annonce de sa trahison en 3,19 et il en annonce la réalisation en 14,43-45 («un des Douze» là-aussi). En acceptant implicitement l’explication de l’appât du gain pour expliquer la décision de Judas, R en fait un cas spécial et, d’une certaine façon, il adoucit la critique marcienne des partisans. Dans son récit, la cupidité de Judas, mais surtout la lâcheté de Pierre sont montées en épingle, tandis que l’abandon de Jésus par tous les autres est mentionné en cinq rapides mots grecs, sans explication aucune (14,50). La critique acerbe de Marc, par contre, permet de penser que les réactions de Judas et de Pierre découlaient logiquement des réticences de tout le groupe des Douze face aux attentes de Jésus.

[5] Za 13,7.

[6] Mc10,50.52.

[7] Plusieurs interprètes sont portés à voir dans le drap une allusion au vêtement blanc reçu au baptême.

[8] Ps 110,1; Dn 7,13.

[9] Voir Dt 13,6; 18,22.

[10] Ps 22,19.

[11] Verset sans doute inauthentique.

[12] Ps 22,2.

[13] Sous le mot «noirceur», il se trouve peut-être aussi une allusion à Am 8,9 (LXX) : «[…] le soleil se couchera en plein midi, et de jour la lumière sera noircie sur la terre.»

[14] À l’intérieur du Temple, il y avait un rideau devant le sanctuaire dans lequel seul le grand prêtre pouvait entrer. Et il en existait un autre, beaucoup plus grand, devant la porte d’entrée principale. La tradition semble faire référence à ce dernier, visible de tous, contrairement au premier.

[15] R a vraisemblablement scindé en deux la liste du v 40 en composant les versets 15,47 et 16,1.

[16] R avait besoin de faire des femmes les spectatrices de l’ensevelissement de Jésus, puisqu’il voulait que son récit se termine au tombeau (16,1-8).

[17] Ce qui confirme l’importance de l’onction anticipée effectuée par la femme de Béthanie (14,8).

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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