Paroles de dimanches

Comment passer vivant à travers la mort

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

13 mars 2024

Crédit photo :  Andreas Weilguny / Unsplash

Le texte choisi par la Liturgie pour ce dimanche est tiré du douzième et dernier chapitre du Livre des signes. Alors que les versets précédents sont pleins de références à la sortie du tombeau de Lazare, le passage à commenter (Jn 12,20-33) est tourné vers la mort de Jésus.

Le rédacteur cherche à donner le sens de cette dernière, avant de conclure son récit, lequel, selon son dessein, n’avait pas besoin de suite. Un scribe postérieur a dû ajouter un récit de la Passion pour faire du Livre des signes un évangile dans la ligne des trois autres. Cependant, une lecture même rapide de la péricope offerte par la Liturgie montre que l’auteur du Livre des signes savait interpréter la mort de Jésus sans avoir à la raconter.

 

20 Or, il y avait là quelques Grecs, qui y étaient montés dans le but de célébrer les rites de la Pâque. 21 Ils s’en allèrent donc trouver Philippe, qui était originaire de Bethsaïde en Galilée, et ils lui adressaient leur demande en disant :

Cher ami, nous voudrions voir Jésus.

22 Philippe s’en va le dire à André, et les deux vont le dire à Jésus, 23 lequel leur répond, disant :

Elle est venue l’heure où l’Humain va resplendir.

24 Confiance! confiance! je vous le dis : Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il se multiplie.

25 Celui qui s’accroche à sa propre vie la perd, tandis que celui qui la relativise dans ce monde-ci la conservera en vue de la vie pour toujours.

26 Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive. Et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Parent l’estimera.

27 Maintenant, ma vie est perturbée. Je ne sais pas si je dois dire : Parent, sauve-moi de cette heure, car c’est précisément pour cela que je suis venu vers cette heure… 28 Oh! Parent, fais resplendir ta propre renommée.

Sur ce, une Voix vint du ciel :

Je l’ai déjà fait resplendir, et je le ferai encore.

29 La foule qui était présente et avait entendu se disait donc :

C’est le tonnerre.

Non, c’est un messager de Dieu qui a parlé.

30Jésus répondit et dit :

Ce n’est pas à cause de moi que cette Voix est arrivée mais à cause de vous. 31 C’est maintenant le jugement de ce monde-ci. Maintenant, le Dirigeant de ce monde-ci va être jeté dehors. 32 Mais, moi, une fois élevé de terre, je vais tous les attirer à moi.

(33 Il disait cela pour indiquer le genre de mort qu’il allait subir.)

 

 

Traduction

 

Célébrer les rites de la Pâque (v 20). Littéralement : «rendre un culte pendant la fête».

Cher ami (v 21). Littéralement : «seigneur», formule de politesse, équivalant à notre «monsieur».

Confiance! Confiance! (v 24). Double amèn, caractéristique du Livre des signes.

S’accroche … relativise (v 25). Littéralement : «aime … déteste».

Sa vie (v 25). Littéralement : «son âme» (sa psuchè). Le terme ne désigne pas une partie immortelle et subsistante de l’être humain, mais l’ensemble de la personne considérée sous l’angle de la vie. Au v 27, c’est tout l’être vivant qu’est Jésus qui est ébranlé de part en part.

 

Jésus face à sa propre mort

 

Il est tout à fait plausible que Jésus, voyant le sort subi par Jean Baptiste, ait entrevu la possibilité de sa propre mort violente. Par contre, il n’a pas pu en prévoir les circonstances concrètes : à Jérusalem, condamnation par la Cour suprême de la Judée, exécution sur les ordres du préfet romain, «élévation» sur la croix. De plus, il ne pouvait s’imaginer le retournement inouï de situation, effectué par son Parent, qu’allaient signifier sa qualité de Juge des derniers temps (l’Humain), sa résurrection et sa seigneurie.

 

Jean

 

La péricope johannique comprend trois morceaux : réponse de Jésus aux Grecs qui veulent le voir (vv 20-28a), intervention de la Voix (vv 28b-29), interprétation de Jésus (vv 30-36)[1].

1. Dans le premier morceau (vv 20-28a), l’évangéliste oriente ses lectrices et lecteurs vers la fin de Jésus. Celle-ci, provoquée par la réanimation de Lazare, conduira à la réhabilitation de Jésus par son Parent. Les «Grecs» dont parle le texte sont des enfants d’Abraham de culture hellénistique, venus en pèlerinage à Jérusalem pour la Pâque. Ils vont donc trouver deux partisans de Jésus qui portent eux-mêmes des noms grecs, Philippe[2] et André[3], lesquels sont toujours ensemble dans le Livre des signes. Leur démarche permet à l’évangéliste de ramasser, en quelques versets, ce qu’il avait voulu signifier de Jésus dans son livre. Aussitôt leur démarche connue de Jésus, les «Grecs» disparaissent, laissant toute la place à la parole de ce dernier, destinée à la communauté à laquelle s’adresse le Livre des signes.

La réflexion de l’évangéliste se fait dans le contexte de la fin prochaine de Jésus. C’est la version johannique de la scène que les évangiles synoptiques ont située à Gethsémani. La mort de Jésus est annoncée au début (v 23), et la réaction de ce dernier est formulée à la fin du passage (vv 27-28a). Entre les deux, l’évangéliste a d’abord placé une parole introduite par le dernier amèn-amèn du Livre des signes (vv 24-26). Le passage est dense, typique de l’évangéliste quand il cherche à dire le fond de sa pensée sur Jésus.

Il faut d’abord remarquer que le v 23, sur l’Humain, est à la troisième personne; ici, le Jésus de Jean ne parle pas de lui-même. Le moment décisif arrive, celui du resplendissement de l’Humain. Celui-ci, dont l’origine se situe dans la dimension du Parent, était descendu du ciel pour se faire reconnaître et manifester par Jésus; c’est fait, aussi se prépare-t-il à remonter vers le Parent à l’occasion de la mort de Jésus. Tout ce que l’Humain avait appris de Dieu sur le Sens de la vie humaine, il l’a fait connaître par Jésus. Sa mission est maintenant terminée. Celui que Jésus a manifesté au cours de sa vie resplendira de pouvoir dire «mission accomplie», puisque la mort de ce dernier montrera que l’Humain lui avait tout appris ce qu’il fallait.

Le Système lui-même en a été témoin puisqu’à tout prix, il a cherché à se débarrasser de celui dont les orientations de vie lui étaient insupportables. Mais, si l’Humain va resplendir, il en ira tout autrement de celui qui en a manifesté la trajectoire et le sens. Aux yeux de l’évangéliste, malgré leur très grande proximité, l’Humain et Jésus ne peuvent tout simplement pas être identifiés l’un à l’autre. L’un est du ciel, l’autre d’ici-bas. Le premier a tout appris au second. L’un est resté caché dans son mystère, l’autre a eu à vivre à découvert. L’un se prépare à resplendir, l’autre à souffrir.

Au v 27, c’est clairement le «je» de Jésus qui s’exprime. Un je profondément perturbé parce que faisant face à la mort. Et celui que l’évangéliste fait prier, c’est le fils qui s’adresse à son Parent, l’envoyé qui avait reçu la tâche de refléter la trajectoire de l’Humain, le représentant de Dieu qui voudrait que cesse son mandat, tout en sachant que c’est impossible puisque la fidélité jusqu’au bout faisait partie de la tâche qu’il avait reçue. Pas parce que le Parent est sadique, mais pour que les humains voient clairement jusqu’à quel point est fondamentalement pervers le système duquel ils espèrent toujours qu’il va changer, qu’il va s’améliorer, qu’il va finir par s’humaniser.

Si Jésus s’était dégagé de son mandat avant la fin, les humains n’auraient pas compris que, d’une façon ou de l’autre, le système fait inévitablement mourir celles et ceux qui s’opposent à lui. C’est ce que signifie «croire» dans la mort de Jésus. L’évangéliste dit clairement les choses : «… c’est précisément en vue de cette heure que je suis là» (v 27). L’Humain a fait son travail, Jésus a fait le sien, la suite des choses relève donc du Parent : à lui de faire «resplendir sa propre renommée» (v 28a). C’est la version johannique des premiers mots du Notre Père : «Parent, que soit sanctifié ton Nom»[4], c’est-à-dire : «fais resplendir ta Différence».

Pour l’évangéliste, la renommée de Dieu resplendit quand la vie triomphe de la mort. C’est ce qu’il exprime dans l’insertion des vv 24-26, introduite par un double amèn («Confiance!») qui sert à attirer l’attention sur elle. La parole est paradoxale parce qu’elle commence par un éloge de la mort (v 24). Elle traite du sort du grain de blé tel que les Anciens le concevaient : non pas comme une semence dont le germe manifeste la vie, mais comme un être qui meurt pour donner la vie. Cependant, ce n’est pas vraiment de la mort que parle l’évangéliste, c’est de la sorte de vie qui l’a précédée. Alors qu’une vie égoïste et solitaire est perdue, quiconque aura réussi à se distancier de lui-même pour s’attacher aux autres mourra de façon fructueuse.

Le v 25, pour sa part, doit s’interpréter délicatement. L’évangéliste s’appuie sur une parole bien ancrée dans la tradition[5]. De celle-ci, il a reçu le mot «âme» qu’il n’avait utilisé que dans le passage sur le bon pasteur[6], où Jésus parlait de disposer de sa «vie» en faveur des siens. Mais il ne s’en était jamais servi pour parler de son espérance de la vraie vie. Il le fait ici pour la première et seule fois, et il n’est pas aussi clair que d’habitude. En effet, l’expression est moins assurée, elle permettrait même de penser que la mort ne serait pas radicale; voici, en effet, la traduction littérale du v 25b :

 

[…] quiconque méprise son âme dans ce monde-ci la gardera pour la vie de toujours.

 

On pourrait comprendre que l’âme de celui ou celle qui a suivi les orientations données par Jésus est immortelle et qu’elle servira d’une quelconque façon dans la vie de toujours. Or, ce n’est vraiment pas la façon dont l’évangéliste voit les choses dans le reste du Livre des signes, alors que, une fois acquise, la vie humaine authentique ne peut se perdre en dépit de l’expérience de la radicalité de la mort. Dans le contexte du livre, le v 25 doit donc s’interpréter comme suit : d’abord, quiconque vit pour lui-même meurt définitivement parce que lui ou elle n’a jamais appris à vivre[7]; ensuite, quiconque s’ouvre aux autres en relativisant sa propre vie continuera de vivre pour toujours, en dépit du fait, comme l’a montré l’épisode de Lazare, que l’expérience de la mort soit réelle et radicale.

L’insertion au centre du passage se termine sur une parole de service unique dans le livre des signes (v 26). Nulle part ailleurs l’évangéliste parle-t-il de servir Jésus. Mais en interprétant le service comme une «suite» de ce dernier, il montre que, sous les vv 25-26, il disposait d’un petit ensemble traditionnel semblable à Mc 8,34-35, qu’il reproduit en le comprenant dans ses propres termes. Le thème du service, en effet, appartient à celui du seigneur. Mais, à ce dernier titre, l’évangéliste préfère celui de fils ou d’envoyé du Parent. Il n’en parle donc pas et réinterprète le thème du service en celui de la suite : «Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive» (v 2a). Quiconque est avec l’envoyé et en suit les orientations de vie sera estimé du Parent qui l’a envoyé.

2. Le second morceau (vv 28b-29) est le seul, dans le Livre des signes, où une Voix se fait entendre du ciel sans passer par l’entremise de l’Humain ou de Jésus. L’évangéliste tient à souligner l’importance qu’il attribue à ce qu’il est en train de dire. C’est que, de façon paradoxale, tous les refus que Jésus a subis dans le Livre des signes ont été des resplendissements de la réalité de Dieu, tout comme le sera celui qu’il éprouvera dans sa mise à mort. Gestes et paroles de Jésus, opposition viscérale du système et resplendissement de Dieu, cela est tout un. L’auteur du prologue dirait que c’est ce qui se passe quand le Dire de Dieu intervient dans l’humanité. Et l’interprétation que la Voix donne aux événements présentés dans le Livre des signes pose la question de la confiance : grand bruit futile, ou Parole signifiante (v 29). La Voix authentifie aussi bien la mission de l’Humain, que la version historique que Jésus en a donnée et le récit que l’évangéliste en a fait.

3. Dans le dernier morceau, dès le début de son intervention, Jésus pose la question de la confiance : la Voix s’est prononcée à cause de ses interlocuteurs. C’est que l’«heure» (v 27) qui vient est la plus importante qui soit : celle du resplendissement de Dieu et du jugement du monde. D’abord, «Le Dirigeant de ce monde-ci va être jeté dehors» (v 31). L’évangéliste passe vite là-dessus, ce n’est pas l’aspect de l’heure qui l’intéresse vraiment. Cependant, dans sa façon de parler du jugement, il se situe dans la ligne du judéo-christianisme de culture hellénistique. On imaginait, en effet, qu’il y avait dans les airs des forces puissantes et malfaisantes, lesquelles influençaient les humains[8]. Ce sont elles qui tirent les ficelles des pantins qui dirigent le monde. Mais Jésus est victorieusement en guerre contre elles[9].

L’évangéliste partage cette vue que le moment de l’élévation de Jésus sur la croix est en même temps celui de l’expulsion du «Dirigeant» du monde. Mais il ne veut ni nommer ce dernier, ni attribuer explicitement sa défaite au messie ou seigneur, comme on le proclame dans le reste de l’Église, car il a une autre façon qu’elle de parler de la signification de la mort de Jésus. Ce qu’il affirme clairement, c’est que l’«Heure» révélera la mort définitive de celles et ceux qui n’auront pas appris à vivre, et la défaite définitive de celui qui les dirigeait. Par ailleurs, l’Heure sera aussi celle de l’élévation de Jésus : «Mais, moi, une fois élevé de terre, je vais tous les attirer à moi» (v 32). [Un rédacteur postérieur, le «parenthésiste» a jugé que cette parole méritait explication, et y a vu une référence à la mort de Jésus (v 33)].

 

Ligne de sens

 

Le langage johannique est dense, et il apparaît souvent déroutant. La principale raison est qu’il a une tout autre façon de dire la foi que les trois autres évangiles. Il nous faut donc chercher à le comprendre pour lui-même, sans chercher à le concilier avec la terminologie plus connue de la tradition synoptique ou de la dogmatique classique.

L’essentiel de ce que l’évangéliste veut dire de la foi tient en ceci :

. Jésus est mort en conséquence de ses choix de vie;

. le Parent a approuvé son parcours;

. quiconque fait comme lui vit vraiment et passera en vie à travers la mort, vivant de la vie pour toujours;

. le système, si puissant soit-il, n’a pas d’avenir.

 

Jean a le don de faire porter le regard sur l’essentiel. La foi est un choix vital, qui se manifeste dans la confiance que reproduire les options de vie de Jésus, c’est vivre authentiquement. En amont, se trouve la conviction que la Réalité ultime était d’accord avec lui. Et, en aval, que le Système produit des humains qui passent à côté de leur vie. Le discours johannique n’est cependant pas un appel à creuser la manière dont Dieu avait approuvé la vie de Jésus, ou à développer la façon dont il va manifester son déplaisir vis-à-vis des humains produits par le système, ou encore à imaginer les caractéristiques fondamentales de la «vie pour toujours».

Le propos johannique est plutôt concentré sur la seule chose qui compte : mettre sa confiance là où il faut pour devenir un être humain authentique. «Confiance! confiance!» Jean a écrit son Livre des signes pour convaincre ses lectrices et lecteurs que s’ils font assez confiance en Jésus pour décider de vivre comme lui, ils vont vivre d’une vie tellement forte qu’elle leur permettra de passer vivants à travers la mort. C’est là le but, le Sens de la vie. Rien d’autre ne compte. Et c’est tellement important qu’il y va de la «propre renommée» de Dieu qu’il en soit ainsi.

 

Notes :

 

[1] La Liturgie a laissé de côté les vv 34-36.

[2] Voir 1,43-50; 6,5-7.

[3] Voir 1,40-41.44; 6,8-9.

[4] Lc 11,2/Mt 6,9.

[5] Les synoptiques contiennent cinq versions plus ou moins semblables au v 25 (Mc 8,35; Mt 10,39; 16,25; Lc 9,24; 17,33).

[6] Voir 10,11.15.17.24.

[7] Le rédacteur «catholique» a dû s’éloigner de la pensée de l’évangéliste sur ce point, puisqu’il étend la résurrection à ceux qui auront mal vécu (5,29).

[8] Par exemple Éph 2,1 : «c’était votre façon de marcher au rythme de ce monde-ci, derrière le puissant Dirigeant de l’atmosphère».  Pour «Dirigeant», Éph 2,1 et Jn 12,31 ont le même mot grec (Archôn).

[9] Voir 1 Co 15,24-25; Éph 6,12; Ap 12,7-9.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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