Conversations

Nicolas Le Dévédec : Réfuter le transhumanisme

Par Sophie Archambault

Conversations

6 décembre 2023

À cette ère de la survalorisation de la performance et du désir de dépassement des limites humaines, la société est de plus en plus aux prises avec des problématiques touchant au transhumanisme. Afin d’en apprendre davantage sur la nécessité de réfuter cette philosophie, je me suis entretenue avec le sociologue et professeur agrégé au HEC Montréal, Nicolas Le Dévédec, spécialiste de la question.

Faisant partie d’une société propulsée par le progrès technique et scientifique, nous pouvons aujourd’hui bénéficier de l’amélioration des conditions humaines par l’augmentation de nos capacités physiques, mentales et émotionnelles, allant parfois jusqu’à défier la mort ; voici le portrait global du transhumanisme. Mais cette soi-disant amélioration de l’existence humaine en est-elle vraiment une? Ce désir d’émancipation n’est-il pas éclipsé par un assujettissement sous-jacent et insidieux?

Ce sont des interrogations qui ont, dès un jeune âge, animé Nicolas Le Dévédec. Initialement, sa curiosité pour les questions ayant trait au transhumanisme s’est développée par la lecture de dystopies littéraires – notamment les romans science-fictionnels et de fictions politiques –, comme 1984 de Georges Orwell ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, qui proposent de mettre en scène un futur permettant une rétroaction critique sur notre présent et sur le modèle de société que nous promouvons au quotidien. Interpellé par ces imaginaires littéraires et, plus tard, par des penseurs comme Michel Freitag qui amènent dans leurs réflexions les questions du transhumanisme, Nicolas Le Dévédec devient vite, comme il le dit bien, «fasciné par cette idée qu’on veuille dépasser l’humain avec les nouvelles technologies, et qu’on produise ainsi une rupture anthropologique.»

À travers ses recherches, le sociologue cherche toutefois à se distancier de cet éblouissement premier pour effectuer une analyse plus critique du transhumanisme ainsi que de ses répercussions négatives au niveau sociopolitique et écologique. Ultimement, ses travaux visent à démontrer la nécessité de réfuter cette philosophie.

 

L’imaginaire de la maîtrise

 

Avec le siècle des Lumières émerge l’idée du progrès et, par extension, de la perfectibilité humaine. Si, pour certains de ces penseurs humanistes, l’émancipation de l’humain s’appréhende à travers le prisme des sciences et des techniques, elle n’est pas séparée d’une interrogation et d’une réévaluation constante du social et du politique. Avec le transhumanisme, ce dernier versant est complètement évacué ; plutôt que de tendre vers une perfectibilité de la société humaine, on s’attaque à transcender l’être humain grâce aux nouvelles technologies sans prendre en compte ou, du moins, interroger notre modèle social.

 

Dans le transhumanisme, nous dit Nicolas Le Dévédec, il y a une vision de la nature, y compris de l’être humain en tant qu’être vivant, comme étant quelque chose que l’on peut et que l’on doit maîtriser, voire remplacer par quelque chose de plus performant et de plus perfectionné.

 

Pour les transhumanistes donc, «le progrès se dévoile entièrement dans l’émancipation de l’être humain par les technosciences, ce qui dépolitise notre rapport à la société». À chaque problématique humaine – que ce soit les lacunes de la mémoire, la volonté de performer davantage au travail ou d’augmenter son sens moral – se présente maintenant une solution technique sous forme d’extériorisation de nos souvenirs, de pilule biomédicale ou de réingénierie du corps. Les limites sont annihilées et, plutôt que de changer la société, on préfère changer l’humain et son corps défectueux, voire pathologique.

Néanmoins, cette toute-puissance et cette maîtrise du devenir humain sont condamnées à défier notre appartenance concrète au monde vivant. Plutôt que de nous affranchir en nous délivrant des limites auxquelles notre humanité nous contraint, l’imaginaire de la maîtrise nous nuit en nous menant à objectiver notre environnement pour mieux l’exploiter afin d’atteindre nos buts, engendrant, entre autres, de graves conséquences écologiques. En outre, cette illusion de maîtrise nous ancre dans un modèle de société capitaliste qui exploite nos corps pour rencontrer les exigences sociales de performance et de productivité. Si le transhumanisme exacerbe, au contraire de ce qu’il promeut, une perte de contrôle généralisée, pourquoi cette philosophie continue pourtant à attirer, à captiver, voire à en enchanter plusieurs?

 

Le transhumanisme : entre mythe et fantasme

 

Dans les médias plus particulièrement, l’accent est souvent mis sur un futur apocalyptique où l’homme serait dominé par la machine ou, au contraire, la mise en scène d’un avenir romantisé où l’humain se verrait complètement émancipé grâce aux technologies. Le problème qui découle de ces représentations survient, comme l’affirme le sociologue, lorsque «notre regard est entièrement déporté vers le futur, et cela nous empêche d’observer de manière critique le présent et les enjeux qui se jouent à travers le transhumanisme.»

L’immortalité, la maîtrise complète de la nature, la conquête de l’espace… Depuis le début du transhumanisme, les revendications et les promesses qui soutiennent ce mouvement sont aussi spéculatives que lointaines et contribuent d’autant plus à la contemplation d’un avenir distant et éloigné, presque abstrait. Elles en viennent à dévier notre attention vers des réalités plutôt fantasmatiques que concrètes. Le danger du transhumanisme, c’est que, à coup de belles paroles et de serments dirigés vers l’avenir, notre regard est détourné des problèmes sociopolitiques et écologiques palpables auxquels nous devons faire face dans l’immédiat.

 

Pour moi, affirme Nicolas Le Dévédec, le transhumanisme constitue une forme de mythe au sens où le discours que cette philosophie donne de l’humain augmenté relève du fantasme. La réalité est très loin des grandes revendications et des grandes promesses que nous font les transhumanistes d’un humain qui serait augmenté, et donc plus émancipé grâce aux nouvelles technologies.

 

Le mythe de l’humain augmenté en est un qu’il faut déconstruire pour aller voir une certaine réalité sociologique et écologique derrière les grands discours transhumanistes. Il est aujourd’hui plus qu’urgent de marquer une distance, un regard critique, entre ces discours et la réalité. Car, avec le transhumanisme, ne fuit-on pas notre condition d’être terrestre et sociopolitique? Cette émancipation tant souhaitée et exaltée par de nombreux fantasmes se dévoile ultimement comme une perte totale d’autonomie et une inhabileté à contrôler adéquatement le vivant, la nature et l’environnement. En voulant fuir l’Histoire à travers le mythe de l’humain augmenté et en s’arrachant à la vie et au vivant à l’aide des technologies, on ne s’inscrit pas dans un combat d’ordre social et politique et on s’interroge encore moins sur notre modèle social actuel. Réfuter le transhumanisme, c’est le défi auquel nous faisons face aujourd’hui, et pour encore plusieurs années, en tant que société.

Je laisse Nicolas Le Dévédec donner les derniers mots de l’article ; les paraphraser ne ferait qu’atténuer leur importance : «La conception du progrès telle que l’entendent les transhumanistes, pour moi, elle est toujours vouée à être problématique et à ne pas aboutir à une véritable émancipation. C’est là où il y a une part de mythe.»

 

Pour en savoir plus sur Nicolas Le Dévédec

 

Ayant effectué une grande recherche sur le transhumanisme, Nicolas Le Dévédec est également l’auteur de plusieurs textes scientifiques sur le sujet. Il a d’ailleurs écrit le livre Le mythe de l’humain augmenté : une critique politique et écologique du transhumanisme, mais aussi les articles «Humanisme, transhumanisme : deux conceptions antithétiques de la perfectibilité humaine» et «Le médicament augmenté : l’usage du médicament dans les discours transhumanistes et ses significations sociales».

 

À PROPOS DE SOPHIE ARCHAMBAULT

Étudiante à la maîtrise en études littéraires, Sophie lit et écrit pour mieux saisir l’humain, la société, mais surtout le monde dans lequel elle évolue. Oiseau de nuit, c’est en multipliant des lectures nocturnes sur la spiritualité et le phénomène religieux que son intérêt marqué pour le concept du sacré s’est doucement développé. Amoureuse de la nature et de ses dangereuses beautés, de la mythologie, de l’histoire de l’art et de tout ce qui requiert de la créativité, Sophie prend plaisir à se rencontrer elle-même à travers ces passions pour ensuite mieux s’ouvrir au monde qui l’entoure.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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