Suggestions de lecture

Multitude de l’autre, multitude de soi

photo Laurence Gagnon

Par Laurence Gagnon

Suggestions de lecture

24 août 2022

Crédit photo : Laurence Gagnon

Avant le 11 septembre 2001, avant l’avènement de l’Internet et au début de la mondialisation, Amin Maalouf écrit Les identités meurtrières, livre dans lequel il examine les relations complexes et conflictuelles entre les différentes civilisations, dans l’histoire et dans le monde contemporain, en posant un regard plus précis sur la question identitaire.

 

Dans cet essai frappant par son actualité, Amin Maalouf réfléchit à la manière dont l’identité a été conçue à travers l’histoire, à sa signification et à l’importance qu’on lui accorde. Il explore les différentes appartenances qui entrent dans la composition de l’identité, notamment la religion, la langue, le lieu géographique, les origines ethniques. Tourné vers l’avenir, l’auteur lance également des pistes de solutions quant aux différents problèmes causés par les confrontations identitaires.

 

Une vision globalisante de l’identité

 

Maalouf ouvre son essai sur le présupposé suivant : la conception la plus répandue de l’identité est unique, c’est-à-dire qu’elle se base sur une appartenance qui supplante toutes les autres. Celle-ci peut être religieuse, ethnique, linguistique, entre autres. Cette façon de se percevoir limite, selon lui, la capacité de certains individus à se reconnaître au sein de groupes avec lesquels l’appartenance dont ils se réclament entre en conflit. Maalouf y voit la source de beaucoup de conflits basés sur des raisons historiques ou religieuses.

Il propose plutôt d’envisager l’identité comme étant la somme de plusieurs appartenances à importance égale. Chaque appartenance prise individuellement nous permettrait de nous sentir proches de plusieurs groupes très différents. Par exemple, une femme d’origine turque, de confession chrétienne et vivant en France a quelque chose en commun avec toute autre femme, mais aussi toute personne d’origine turque, toute personne chrétienne, et toute personne habitant en France.

C’est la somme de ces appartenances qui forme son identité, et son individualité ; mais ce sont ces appartenances qui lui permettent de se reconnaître au sein de plusieurs groupes.

Ainsi, avoir une vision plus englobante de notre identité, en mettant toutes ses composantes sur le même pied d’égalité, nous permettrait d’envisager avec empathie davantage d’enjeux sociaux. Par exemple, un individu pourrait s’opposer à une loi qui cause du tort à un groupe minoritaire qui n’a en principe aucun lien avec lui, à l’exception du pays dans lequel ils vivent ; si quelque chose nuit à son concitoyen, cela le concerne. De cette manière, une identité globalisante permettrait d’entretenir une meilleure cohésion sociale et des rapports plus sereins entre les groupes.

L’auteur souligne également que de reconnaître en soi-même une multitude d’appartenances qui cohabitent nous éviterait d’en favoriser une seule par excès de zèle. Selon Maalouf, les attitudes extrémistes relatives à la religion, par exemple, découlent d’une volonté agressive de s’en revendiquer, tout en niant une autre appartenance. Cela peut s’expliquer par un besoin de survivre à un conflit armé, ou encore par besoin de se prouver aux autres qui partagent cette même appartenance.

Mais cela peut vite entraîner la haine d’une autre appartenance qu’on essaie d’éclipser. Or, avoir un rapport sain avec sa propre identité, selon l’auteur, ne peut avoir lieu que si on accepte de manière égale chacune de nos appartenances. Une relation sereine avec l’autre passe aussi par la paix intérieure et l’équilibre entre les éléments qui nous rendent uniques.

 

Comprendre l’autre : vers un équilibre entre diversité et unité

 

En plus d’examiner la conception de l’identité de manière historique et sociale, tout en proposant un nouveau modèle d’interprétation, Maalouf s’intéresse à la manière dont elle sera conçue dans le futur rapproché. Il met l’identité en relation avec la mondialisation et la modernisation, et les dangers que ces deux phénomènes posent quant à la diversité culturelle.

En 1998, au moment où est publié cet essai, l’Internet n’en est qu’à ses balbutiements. Cependant, Maalouf pose un regard lucide sur la situation actuelle, qui éclaire ce qui viendra au début du XXIe siècle : expansion des moyens de communication, formation de communautés en ligne, et donc, diffusion plus facile des symboles d’appartenance en dehors de la culture d’origine. Or, il nous prévient des dangers qui viennent avec cette facilité d’accès : la diffusion de cultures et d’identités dominantes — celle des pays occidentaux, figures de proue du progrès depuis la révolution industrielle, mais aussi grands colonisateurs — peut mener à une uniformisation.

À l’inverse, le progrès technologique donne les moyens à ceux qui revendiquent une identité différente de défendre leurs appartenances et à les partager. Il est frappant de lire ces lignes aujourd’hui, à l’époque des réseaux sociaux, puisque ces conjectures se confirment. Par exemple, une jeune Inuk peut se réapproprier ses traditions ancestrales réprimées par la colonisation et rejoindre des millions de personnes en partageant des vidéos de chants de gorge sur TikTok.

Si nous sommes capables de trouver l’équilibre entre diversité et uniformité, nous arriverons peut-être, écrit Maalouf, à préserver nos appartenances, à les revendiquer, sans toutefois perdre notre empathie pour l’autre et tomber dans la revendication agressive.

Si Maalouf suggère qu’on cherche à trouver dans nos appartenances ce qui nous lie aux autres individus, il défend la diversité — de langue, de culture, d’ethnicité — comme étant une richesse pour l’espèce humaine, comme la biodiversité l’est pour la planète. Le vivre-ensemble dépend de l’équilibre entre ces différentes appartenances, que ce soit au niveau social ou individuel. Il s’agit de préserver notre unicité, tout en reconnaissant qu’on peut incarner l’intersection de plusieurs communautés à la fois.

La manière dont on conçoit l’identité et la façon dont on utilise les outils à notre disposition pour revendiquer nos appartenances décideront des interactions futures entre les civilisations. Si Maalouf reste plutôt prudent à se prononcer sur une tendance, vers le conflit ou vers la paix, il ne fait aucun doute que, selon lui, le choix est le nôtre ; nous sommes les seuls responsables de la direction à prendre.

 

À PROPOS DE LAURENCE GAGNON

Laurence est une passionnée des lettres depuis toujours. Détentrice d’une maîtrise en langue et littérature françaises de l’Université McGill, elle s’intéresse à ce que le texte littéraire peut dire sur l’être humain et son rapport au monde qui l’entoure. Curieuse de nature, elle aime apprendre sur différentes cultures et leurs manières d’envisager la spiritualité et les relations avec la communauté. Ses passe-temps vont de la marche en forêt au cinéma japonais, en passant par la littérature des Premières Nations et la musique classique.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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