Suggestions de lecture

Cet incroyable besoin de croire

photo Laurence Gagnon

Par Laurence Gagnon

Suggestions de lecture

20 mars 2024

Crédit photo : Laurence Gagnon

Alors que l’adhésion à la religion est en déclin dans nos sociétés occidentales, que faire du besoin de croire?

C’est à cette question que tente de répondre Julia Kristeva, théoricienne de la littérature, philologue et psychanalyste française d’origine bulgare. Cet incroyable besoin de croire, publié en 2007 et republié en 2018, rassemble, dans sa version revue et augmentée, le texte homonyme ainsi que des entretiens et des conférences données par l’auteure sur le même sujet.

En tant que non-croyante, Kristeva prend pour cas exemplifié l’Europe qu’elle habite depuis toujours, et examine l’apport de la religion, plus précisément du christianisme, dans notre manière de penser ce besoin de croire dans nos sociétés modernes, comment y répondre par d’autres moyens, et les conséquences posées par l’abolition de la croyance en tant que telle.

 

La croyance, sous toutes ses coutures

 

Kristeva définit «croire» comme le fait de savoir avec certitude, dans son for intérieur : «je crois que je veux savoir» (p. 19). Il s’agit d’un concept qui date d’avant l’apparition des religions, celles-ci ayant pendant longtemps été l’option favorisée pour combler le besoin de croire. Elle examine sous l’angle de la psychanalyse comment il se manifeste dans la pensée et la psyché humaine.

Selon elle, croire passe par le langage : c’est parce que nous sommes des êtres parlants que nous sommes aussi des êtres croyants. Le discours nous permet de partager avec l’Autre notre expérience intérieure, tout comme c’est le cas en psychanalyse, où la cure repose en majeure partie sur ce que le patient communique à l’analyste.

 

Une connaissance émotionnelle, expérimentale et partageable de l’expérience intérieure est possible : elle est discursive, s’appuie sur le transfert psychanalytique, et prend la forme d’une hypothèse théorique par définition inachevée et évolutive.

(p. 9)

 

Le besoin de croire est la nécessité d’entretenir une vie intérieure en tendant vers un idéal. En psychanalyse et en religion, c’est le «père imaginaire», autorité aimée et aimante, par le regard duquel nous existons, nous savons que nous existons à part entière, et qui nous fait croire que nous pouvons croire. Il s’agit d’entrer en communication avec cet idéal, et autrui, par le langage. Dans le monde laïque héritier des Lumières, c’est vers le «génie» qu’on tourne ce besoin : les «grands hommes», écrit Kristeva, qu’on tient pour modèles.

 

Croyance et souffrance

 

Kristeva aborde aussi l’idée de la souffrance, et la manière dont celle-ci est envisagée tant dans la religion que dans la société. Dans le christianisme, il existe un rapport d’opposition entre valorisation de la souffrance (celle du Christ, celle des croyants qui doivent souffrir pour accéder au salut) et compassion pour la souffrance (dans les actes de charité des congrégations religieuses, par exemple, mais aussi dans les enseignements de la Bible). Également, certaines figures, comme sainte Thérèse d’Ávila, tournent la souffrance en extase, selon ce que Kristeva appelle le processus de sublimation. En fait, ce que cela nous dit sur le christianisme, et peut-être la religion en général, c’est qu’on y reconnaît l’existence de la souffrance, et sa participation à la réalité humaine.

Nier l’existence de la souffrance est, selon Kristeva, ce qui a mené à la montée du totalitarisme en Europe, et de l’ultraconservatisme aux États-Unis :  Les régimes totalitaires et, d’une façon différente mais symétrique, l’automatisation moderne de l’espèce prétendent arrêter, éradiquer ou ignorer la souffrance, pour mieux l’imposer comme moyen d’exploitation ou de manipulation.» (p. 162-163)

 

Mondialisation et héritage du christianisme

 

Kristeva envisage la croyance comme un besoin qui doit être comblé, même et surtout à notre ère moderne. Si avant, l’option par défaut était, en Europe, le christianisme sous l’une ou l’autre de ses formes, ce dernier se trouve de plus en plus délaissé. Il y a bien eu des efforts de la part de l’Église, notamment du pape Jean-Paul II, d’actualiser le catholicisme en le rapprochant des notions des droits de la personne, par exemple. Mais il n’en reste pas moins que les jeunes générations se sentent moins interpellées par les institutions religieuses, et délaissent toute forme de spiritualité non laïque.

Cependant, cette religion en tant que système pour penser le besoin de croire a laissé une trace indélébile, même de nos jours. Et c’est ce besoin de croire qui, croit Kristeva, est laissé à l’abandon chez les jeunes générations.

Certains des textes de ce dossier sont écrits après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan en France en 2015; Kristeva examine le cas de ces jeunes personnes, radicalisées, pour montrer les conséquences de ne pas répondre à ce besoin psychique de croyance. Laissées à l’abandon, certaines personnes vulnérables, selon elle, tombent dans un nihilisme profond, et sont plus enclines à combler leur besoin d’un idéal absolu en se tournant vers l’intégrisme.

Bien sûr, Kristeva est elle-même psychanalyste, donc cet angle d’approche est priorisé dans son essai. Cependant, elle ouvre la voie à la notion selon laquelle le concept de croire n’est pas uniquement religieux, et qu’il est possible, voire nécessaire, d’explorer la spiritualité humaine d’une autre façon.

Elle met l’accent sur les apports de la psychanalyse dans ce domaine, tout en demeurant critique de son fondateur, de sa propension à garder le féminin dans un angle mort. Bien sûr, la psychanalyse a évolué depuis sa fondation. Kristeva se montre néanmoins plus inclusive et plus compréhensive de différentes réalités, en explorant les limites de cette science humaine et en l’adaptant un tant soit peu à des réalités et des considérations plus contemporaines.

Certes, son angle d’approche demeure assez spécifiquement européen ; mais malgré l’exemple somme toute unique de l’Europe, certaines considérations plus générales peuvent être tirées de son argumentation et apporter des réponses à ceux et celles qui ne trouvent pas réponse à leur besoin de croire dans les fondements traditionnels des religions.

Entreprendre la lecture de Cet incroyable besoin de croire est une entreprise qui peut sembler colossale, mais qui, en fin de compte, peut nous éclairer sur nos propres besoins de spiritualité à l’ère de la mondialisation.

 

De la même auteure 

 

Les nouvelles maladies de l’âme (Fayard, 1993) et Le génie féminin (Gallimard, 2003-2004).

 

À PROPOS DE LAURENCE GAGNON

Laurence est une passionnée des lettres depuis toujours. Détentrice d’une maîtrise en langue et littérature françaises de l’Université McGill, elle s’intéresse à ce que le texte littéraire peut dire sur l’être humain et son rapport au monde qui l’entoure. Curieuse de nature, elle aime apprendre sur différentes cultures et leurs manières d’envisager la spiritualité et les relations avec la communauté. Ses passe-temps vont de la marche en forêt au cinéma japonais, en passant par la littérature des Premières Nations et la musique classique.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

Partager :

Suivez-nous sur Facebook

Suivez la fondation sur Facebook afin de rester informé sur nos activités, nos projets et nos dernières publications.

Je m’abonne

Envie de recevoir plus de contenu?

Abonnez-vous à notre liste de diffusion et nous vous enverrons un courriel chaque fois qu’un nouveau billet sera publié, c’est facile et gratuit.

Je m’abonne