Suggestions de lecture

Em : une courtepointe de destinées

photo Laurence Gagnon

Par Laurence Gagnon

Suggestions de lecture

3 janvier 2024

Crédit photo : Laurence Gagnon

Dans un Vietnam déchiré par la guerre, des êtres se croisent et se recroisent dans leur quête de survivance. Em désigne un petit frère ou une petite sœur, ou encore un.e bien-aimé.e celui ou celle qu’on porte sur son dos, duquel ou de laquelle on prend soin.

C’est ce que fait Louis, fils d’un soldat afro-américain et d’une femme vietnamienne anonymes, lorsqu’il trouve dans la rue un bébé à la peau claire, qu’il nomme Hồng ; c’est ce que fait Tâm en prenant Louis sous son aile ; c’est ce que fait Naomi, directrice d’un orphelinat, lorsqu’elle supervise l’embarquement de ses protégés dans les avions de l’armée américaine durant l’opération Babylift[1].

Dans son court récit fragmentaire retraçant la vie de gens ordinaires traversant des épreuves exceptionnelles, Kim Thúy donne à voir l’impact de la guerre sur les individus, le destin d’une nation victime d’une violence injuste découlant du colonialisme, mais surtout, comment ils trouvent en l’amour et les liens familiaux la source de leur survivance.

 

Les visages de la résilience

 

Les Américains parlent de la “guerre du Vietnam”, les Vietnamiens, de “guerre américaine”. Dans cette différence se trouve peut-être la source de cette guerre.

(p. 47)

 

La présence armée des États-Unis au Vietnam cause des ravages sans précédent dans le pays, tant sur le territoire que sur la population. Comme pour contrer la déshumanisation subie par les victimes de cette guerre où les armes chimiques sont reines, Kim Thúy nous présente des individus.

Les visages de la guerre du Vietnam, qui se déroulé de 1954 à 1975, ce sont ceux d’enfants biraciaux : Tâm, Louis et em Hồng.

Ces trois individus sont liés par le destin comme par un fil, qui les rattache les uns aux autres à travers le temps et les frontières. Après l’opération Babylift, Tâm et son mari adoptent Louis et s’installent à Montréal ; em Hồng se retrouve aux États-Unis, dans la famille d’un vétéran, où on lui donne le nom d’Emma-Jade.

Le lien qui unit em Hồng et Louis émane de leur passage dans les rues de Saigon, où Louis a trouvé la petite et a assuré sa survie, la portant sur son dos et la protégeant de la nuit et de la pluie. Un lien fort, tissé dans l’épreuve, les attire l’un vers l’autre, à travers les aéroports du monde entier qu’ils parcourent à l’âge adulte.

Les personnages ont des identités, des parcours de vie d’une grande précision. Ils résistent, chacun à sa manière, à l’anonymat qui leur vaut d’appartenir à un événement historique ; ils sont plus que des réfugiés, que des rescapés de Babylift, que des immigrants en sol nord-américain. Ils deviennent propriétaire d’entreprise, globe-trotter, ou inventeur.

Marqués par les mêmes épreuves, ils survivent à l’histoire, jusqu’à pouvoir finalement vivre la leur propre.

 

Tous ces fils de vie sur le fil du temps.

(p. 145)

 

Amour et survivance

 

Inconsciemment, tous les personnages du récit sont menés vers une forme ou une autre d’amour : maternel, fraternel, familial, romantique. Forgés dans la violence, ces liens qui les unissent sont parfois la seule manière dont ils peuvent survivre.

Sans l’attention de Louis, sans la dévotion de Naomi aux orphelins de Saigon, em Hồng ne serait pas devenue Emma-Jade ; sans la bienveillance des gens des rues de Saigon, Louis n’aurait pas pu embarquer dans un des derniers hélicoptères à quitter la ville après sa chute ; sans l’amour inconditionnel d’une nourrice qui ne lui devait rien, Tâm n’aurait pas survécu au massacre de sa famille par les soldats américains.

Au milieu de la violence causée par une armée qui empêche ses soldats de ressentir de la compassion pour leurs victimes, les personnages d’Em redoublent d’empathie et s’agrippent les uns aux autres avec la force nécessaire à leur survie, mais aussi avec un amour qui cherche à triompher de la mort. À défaut de famille de sang, ils ont une famille choisie. Louis, enfant abandonné dans la rue, est protégé par tous ces oncles et toutes ces tantes — les mendiants, les propriétaires de kiosques de phô, ceux qui cirent les chaussures des riches blancs de passage — qui croisent son chemin au quotidien. Ils sont, pour un temps, sa famille. Puis, adopté par Tâm et Isaac, mariés sur le tarmac de Guam pendant l’évacuation des réfugiés, il forme avec eux une famille en apparence dépareillée, mais aux liens si forts qu’ils resteront ensemble toute leur vie.

Malgré les séquelles de la guerre, ils vivent avec force en se réinventant, en se relocalisant en recréant les liens affectifs qui ont été coupés. Malgré les difficultés, ils s’accomplissent en tant qu’êtres humains dans l’amour de ceux qu’ils ont choisis.

Un récit touchant dont la douceur contraste avec la violence du contexte sociohistorique, Em recentre la conversation sur les individus au cœur de la guerre du Vietnam. Leur histoire est entrecoupée de courts chapitres sur l’histoire de cette guerre que beaucoup ont par la suite considérée comme inutile, comme un échec. Kim Thúy met ainsi en contexte la vie de ces personnes, afin que nous, lecteurs, saisissions pleinement les défis qu’elles doivent surmonter.

Mais ce point de vue historique a été abordé à maintes reprises ; ce qu’on trouve entre ces pages, c’est l’expérience au plus près de l’être humain, et l’exploration de ce qui est possible après la violence, après la perte des siens, de sa patrie. C’est la redécouverte de l’amour inconditionnel, celui de la famille, du partenaire romantique, de la fratrie qu’on choisit pour soi. C’est un amour qui soutient, mais surtout, qui permet d’arrêter de simplement survivre, et de commencer à vivre.

 

Sur l’autrice :

 

Écrivaine québécoise d’origine vietnamienne, Kim Thúy a remporté de nombreux prix littéraires, dont le Prix du Gouverneur général (2010) pour son roman Ru (publié en 2009). Elle est détentrice de l’Ordre de l’art et des lettres du Québec et d’un doctorat honorifique de l’université Bishop’s, en reconnaissance de son implication civile et communautaire. Elle a aussi écrit Mãn (2013), Vi (2016) et Le secret des Vietnamiennes (2017).

 

Note :

 

[1] L’opération Babylift, organisée par l’armée américaine, a permis d’évacuer plus de 3 000 enfants du Vietnam du sud en avril 1975. Ces enfants ont ensuite été relocalisés dans des pays occidentaux, dont le Canada.

 

À PROPOS DE LAURENCE GAGNON

Laurence est une passionnée des lettres depuis toujours. Détentrice d’une maîtrise en langue et littérature françaises de l’Université McGill, elle s’intéresse à ce que le texte littéraire peut dire sur l’être humain et son rapport au monde qui l’entoure. Curieuse de nature, elle aime apprendre sur différentes cultures et leurs manières d’envisager la spiritualité et les relations avec la communauté. Ses passe-temps vont de la marche en forêt au cinéma japonais, en passant par la littérature des Premières Nations et la musique classique.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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