Paroles de dimanches

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Par André Myre

Paroles de dimanches

31 mai 2023

Crédit photo : Sergey Nikolaev / Unsplash

Dans l’évangile de Jean, le texte choisi (Jn 3,16-18) par la Liturgie pour ce dimanche est situé au beau milieu d’une péricope qui suit immédiatement la rencontre entre Nicodème et Jésus, et qui lui sert de commentaire (3,13-21). Elle est de la main d’un rédacteur dont les interventions ne sont d’ordinaire pas faciles à interpréter, et à qui je donne le nom de rénovateur[1].

 

Jn 3,16 Dieu a éprouvé tant d’attachement pour le monde, qu’il lui a donné son fils, l’unique, pour que tous ceux qui lui font confiance, loin de périr, vivent pour toujours. 17 En effet, si Dieu a envoyé son fils dans le monde, ce n’est pas pour qu’il condamne le monde, mais pour qu’il le libère. 18 Qui lui fait confiance n’est pas condamné. Mais qui ne lui fait pas confiance est déjà condamné, pour ne pas lui avoir fait confiance à lui, l’unique fils de Dieu.

 

Le rénovateur

 

Le thème du morceau est celui du fils unique de Dieu. Le rénovateur se montre ici assez original. Il a en tête quelque chose de très important, une intention qui est le fruit de sa compréhension de l’ensemble du Livre des signes (ch.1-12). À la suite d’une lecture même superficielle de ce passage, on se rend immédiatement compte de l’étroite parenté qu’il a avec le prologue de l’évangile (1,1-18). Je ne sais si le rénovateur et le rédacteur du prologue sont une seule et même personne, mais ils étaient parents d’esprit et, à l’intérieur de la large tradition johannique, se reconnaissent dans des morceaux qui interprètent la réalité de la même façon.

Le passage traite du fils unique[2] de Dieu. Dans l’évangile de Jean, le mot ne se trouve que dans le prologue (1,14.18) et dans le présent passage (3,16.18). L’ensemble du texte se trouve être une sorte de commentaire du verset qui le suit immédiatement :

 

3,19 La lumière est venue dans le monde, et les humains ont préféré s’attacher aux ténèbres,

 

lui-même formulation parallèle à celles-ci tirées du prologue :

 

1,5 Et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas acceptée.

9 L’authentique lumière venant dans le monde, c’était celui qui éclaire tout être humain.

10 Il était dans le monde … et le monde ne l’a pas reconnu.

11 Il est venu chez lui, mais les siens ne l’ont pas accueilli.

 

Dans le prologue, le divin fils unique est le Dire[3] de Dieu, à l’origine de tout, lumière brillante, mais refusée par les ténèbres cosmiques, par le monde humain et par la plupart des enfants d’Abraham. En 3,16-17, même s’il est seulement question d’envoi dans le monde humain, c’est du même fils unique que dans le prologue qu’il est question. En effet, même s’il n’est pas explicitement nommé Dire de Dieu, il joue le même rôle que le prologue attribue à ce dernier. Le rénovateur, cependant, tout en s’inscrivant dans la ligne du rédacteur du prologue, a aussi du neuf à dire.

 

. Le fils a été «donné» au monde par Dieu, à cause de l’attachement de ce dernier pour lui[4] (v 16).

. L’objectif de l’«envoi» du fils est la vie «pour toujours» (v 16), la libération (v 17).

. Pour vivre ainsi, à jamais, il faut faire confiance au fils. Or, une telle option de vie s’offre «à tous ceux qui lui font confiance» (v 16). La possibilité de vivre ainsi n’est donc pas neuve, elle existe depuis que le monde est monde, depuis donc que le Dire de Dieu s’y exprime. Vivre authentiquement est depuis toujours à la portée de tout être humain. Il y a là la racine d’une relativisation radicale des prétentions de tous les systèmes, religieux ou pas, à être les passages nécessaires vers la vie. Il faut aussi noter que la vie, dont parle l’auteur, n’est autre que celle qui est disponible maintenant, la vie de tous les jours. Le Jésus qui parle dans ce texte n’annonce pas une nouvelle sorte de vie («surnaturelle» ou pas), qu’il dispenserait à celles et ceux qui lui font confiance. Il trace plutôt l’orientation à donner à ses propres forces de vie pour qui fait confiance au Dire, fils unique de Dieu. Cette orientation a toujours été indiquée aux êtres humains, mais peu lui ont fait confiance. C’est encore le cas au temps de l’auteur.

. Malheureusement, les humains «ont préféré s’attacher aux ténèbres»[5], plutôt que de faire confiance au fils unique de Dieu, et tous ceux qui ont fait ce choix sont condamnés (v 18).

 

Reconnaissance d’authenticité ou condamnation ne sont pas des jugements de valeur prononcés par une autorité extérieure. Ce ne sont que des mises à nu de la vérité des êtres. Le Sens ou le non-sens sont dévoilés à chaque moment du cours de l’Histoire, à l’intérieur des orientations de vie que se donnent les humains. Si je me suis mal orienté dans la vie, je ne veux pas faire la lumière sur moi pour ne pas me voir tel que je suis. Je suis donc l’auteur de ma propre condamnation à poursuivre ma vie d’esclave. Par contre, si je suis un être humain authentique, je me dirige vers la lumière, parce que je veux voir clair et me laisser dynamiser par le Dieu vivant[6]. Et je continue à me «libérer». Il n’y a pas d’autre jugement à attendre que celui-là.

Le prologue et la péricope du rénovateur partagent manifestement la même lecture du réel, ils ont la même vision de Dieu, et font la même analyse de la réalité humaine. Le prologue est une grande fresque qui englobe la trajectoire du cosmos et de l’Histoire, tandis que le texte du rénovateur se concentre sur le drame de la vie humaine quotidienne. Le Jésus du Livre des signes a à peine commencé à agir et à parler qu’il a obligé le système à réagir, ce qu’il continuera à faire, d’un refus parfois poli, parfois brutal. À la fin du ch. 3, le besoin d’une pause explicative s’est fait sentir. Que se passe-t-il donc ?

Le Jésus du rénovateur offre lui-même les lignes de réponse qui seront creusées dans le reste du Livre des signes. C’est lui qui parle, mais, dans la péricope, il ne s’exprime plus au je comme c’est sa coutume. À travers lui, les rédacteurs de l’évangile cherchent à faire comprendre à leur communauté quelque chose d’important, à la fois sur lui et sur leur situation de foi. Dans l’évangile, lecteurs et lectrices verront ce qu’est la vraie vie quand un homme décide d’y engager sa propre existence. Et ils se feront montrer comment réagit le système quand il est confronté par un authentique être humain. Mais dès le début du récit, il leur faut voir quelque chose de très important. Ce qui va se dérouler sous leurs yeux, l’espace d’un moment, concernant un unique être humain, est le condensé du refus catégorique administré au Sens, depuis les débuts, par l’ensemble du monde créé, refus qui se poursuivra jusqu’à la fin du Temps. C’est sur ce fond de scène, qui embrasse l’ensemble du cosmos et du temps, que chaque être humain a à décider de l’orientation qu’il veut donner à sa vie.

 

Ligne de sens

 

Il faut revenir sur la ligne de sens qui s’impose à partir des écrits du rédacteur du prologue et du rénovateur. Leurs propos ont beau avoir deux mille ans d’âge, ils sont neufs, jeunes, surprenants, adaptés à notre culture et à notre temps. Ils parlent de notre univers, de notre petite planète, du monde physique qui nous entoure, de l’humanité en général, et de notre vie très quotidienne. Et ils nous disent, que, depuis toujours, tout cela est engagé dans une lutte de tous les instants entre la lumière et les ténèbres. Ce que nous font comprendre ces Anciens, c’est qu’au cœur de la réalité dont nous faisons tout petitement partie, il se trouve un Sens qui montre le chemin d’un devenir authentique. Pourtant, et c’est la tragédie ultime, ce Sens est consciemment refusé par les humains depuis le début. Peuple choisi inclus. Et, à deux mille ans de distance, nous pouvons ajouter d’expérience : Église incluse.

La ligne de sens que nous tracent ces textes est donc celle-ci. Jésus n’a pas apporté de révélation particulière, il n’a pas fait arriver de salut au moment de sa conception ou sur la croix, il n’a pas fondé d’Église destinée à englober le monde, il n’a rien dit de neuf. Il a simplement vécu dans la ligne du Sens, lequel interpelle les humains depuis les débuts. Et le sort que ces derniers lui ont réservé est celui que l’humanité fais subir au Sens depuis toujours. Les ténèbres cherchent toujours à éteindre la lumière, laquelle leur est insoutenable. À chacun, à chacune, de voir si sa vie est, ou non, un petit lieu de lumière où les ténèbres n’ont pas accès. Or, ce que dit le Sens, c’est que la lumière a de l’avenir, et les ténèbres, non.

On n’est pas dans la religion, là. On n’est pas dans le «moi, je suis dans la bonne religion, toi, tu ne l’es pas», ou dans le «moi, je sais ce qu’est le salut, toi, non», ou dans le «moi, j’ai Dieu de mon côté, toi, non». Le Dieu du rédacteur du prologue et du rénovateur n’a pas de favoris, il n’a pas commencé à parler ou à agir à tel moment de l’Histoire, à tel petit groupe choisi, ou à tel individu privilégié. Il parle à tout le monde depuis toujours. Or, sur la ligne de l’Histoire, un homme, jadis, a pris sur lui de vivre en clair ce qu’il avait compris du Sens. C’en était trop pour les ténèbres, qui s’en sont débarrassés.

L’Histoire se répète. Les frontières n’ont pas de sens. Un pays ne devrait avoir le droit que de gérer les richesses de son territoire, au profit de l’ensemble de l’humanité, pas de les posséder pour soi seul. Toutes les nations devraient avoir le même niveau de vie. La concentration des biens dans les mains d’une minorité est une abomination. L’existence d’armes atomiques, chimiques ou bactériologiques est un crime contre l’humanité. Le culte de l’intérêt national est de l’idolâtrie. Etc., etc., … Or, c’est à l’intérieur de ce système – politique, économique, commercial, militaire, policier, religieux, social, familial, … – que j’ai à vivre ma vie, à faire mes choix, à devenir un être humain lumineux ou ténébreux. À m’aligner sur le Sens, ou à me battre contre lui.

Avec le temps, je deviens en mesure, regardant le chemin parcouru, considérant la densité humaine de mes relations et la qualité de mes liens familiaux et amicaux, de porter un jugement sur l’être humain que je suis présentement. Je sais déjà si, à mes propres yeux, je suis libéré ou condamné. Je sais ce qu’est la vie ou la non-vie, le ciel ou l’enfer. J’y suis déjà.

 

Notes :

 

[1] Au cours des textes précédents, nous avons déjà rencontré ses deux collègues le parenthésiste et le catholique.

[2] Monogenès, en grec, c’est-à-dire «seul engendré».

[3] Dans le prologue, le mot grec Logos est d’ordinaire traduit par «Verbe, Parole». La traduction par «Dire» cherche à montrer le lien entre le Dire de Dieu et les dires de Jésus dans l’évangile, introduits par le verbe grec legein («dire»). Le «Dire» de Dieu est une personnification de sa capacité d’entrer en relation avec le «monde».

[4] L’amour de Dieu pour le monde n’est mentionné qu’ici dans le Livre des signes. C’est une manifestation de l’originalité du rénovateur à l’intérieur du groupe des scribes qui sont intervenus dans le livre à la suite de l’évangéliste.

[5] Voir le v 19, cité plus haut, verset qui suit immédiatement la péricope ici commentée.

[6] Voir la suite de la péricope en 3,20-21.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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