Paroles de dimanches

Un chemin sans barrières et sans fin

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Par André Myre

Paroles de dimanches

8 février 2023

Crédit photo : Marc Rafanell López / Unsplash

Le texte qui suit ouvre la partie centrale du Sermon sur la montagne (5,17-7,12)[1]. Les premiers versets contiennent une déclaration de fond au cours de laquelle l’évangéliste, s’adressant à son Église judéo-chrétienne, lui fait part de l’attitude à adopter vis-à-vis de sa façon de vivre traditionnelle, fondée dans l’Écriture (vv 17-20).

Cet énoncé est à lire avec le v 48 – ici offert de façon anticipée –, puisque ces deux passages encadrent six exemples de comportement à revoir[2]. Le v 48 est d’ailleurs essentiel à la compréhension de l’ensemble du Sermon, si ce n’est à celle de la vie chrétienne en général[3].

 

Mt 5,17 N’allez pas vous imaginer que j’ai l’intention d’abolir l’Enseignement ou les Prophètes.  Je n’ai pas l’intention d’abolir mais de remplir. 18 En effet, confiance ! je vous le dis, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, pas un seul i ou trait ne passera de l’Enseignement, que tout ne soit arrivé. 19 Par conséquent, celui qui déliera une seule de ces directives les plus petites et l’enseignera aux humains sera appelé le plus petit dans le régime des Cieux, alors que celui qui les fera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le régime des Cieux. 20 Car je vous dis que si votre justice n’est pas davantage pleine que celle des scribes et des Séparés vous n’entrerez pas dans le régime des Cieux.

 

21 Vous avez entendu qu’il a été dit aux Anciens :

Tu ne tueras pas.[4]

Celui alors qui tuera sera passible du jugement.

 

22 Moi alors, je vous dis que quiconque se fâche contre son frère sera passible du jugement.

Celle alors qui dira à sa sœur : tête vide ! sera passible de la Cour suprême.

Celui alors qui dira: idiot ! sera passible du Dépotoir du feu.

 

23 Si donc tu apportes ton don sur l’autel et là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, 24 laisse là ton don devant l’autel et va-t’en d’abord échanger avec ton frère, et alors, étant revenu, apporte ton don.

 

25 Sois vite bien disposé envers ton poursuivant pendant que tu es avec lui sur le chemin, de peur que ton poursuivant ne te livre au juge et le juge au garde et que tu ne sois jeté en prison.  26 Confiance ! je te le dis, tu ne sortiras pas de là que tu n’aies rendu la dernière piécette.

 

27 Vous avez entendu qu’il a été dit :

Tu ne commettras pas d’adultère.[5]

 

28 Moi alors je vous dis que quiconque regardant une femme pour la désirer déjà a commis l’adultère avec elle dans son cœur.

 

29 Si alors ton œil, le droit, te fait trébucher, arrache-le et jette-le de toi; car il est mieux pour toi que se soit perdu un de tes membres et que tout ton corps n’ait pas été jeté dans le Dépotoir.

30 Et si ta main droite te fait trébucher, coupe-la et jette-la de toi, car il est mieux pour toi que se soit perdu un de tes membres et que tout ton corps ne soit pas parti dans le Dépotoir.

 

31 Il a été dit alors :

Celui qui rend la liberté à sa femme, qu’il lui donne un formulaire de séparation.[6]

 

32 Moi alors je vous dis que quiconque rendant la liberté à sa femme – sauf cas d’infidélité –, la fait être adultère,

et celui qui se marie avec une rendue à la liberté fait un adultère.

 

33 Encore vous avez entendu qu’il a été dit aux Anciens :

Tu ne feras pas de faux serments.

Tu rendras alors au Seigneur tes serments.[7]

 

34 Moi alors je vous dis de ne pas jurer du tout.  Ni sur le ciel, parce que c’est le trône de Dieu.  35 Ni sur la terre, parce que c’est son marchepied.  Ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du Grand Roi.  36 Ni sur ta tête ne jure, parce que tu ne peux rendre un cheveu blanc ou noir.  37 Que soit alors votre parole: si oui, oui; si non, non.  Le surplus de ces choses est du Méchant.

 

48 Vous serez donc, vous, accomplis comme votre Parent, le céleste, est accompli.

 

 

Traduction

 

J’ai l’intention (v 17). L’expression «je suis venu pour» est un hébraïsme qui signifie l’orientation vers la tâche à accomplir.

 Enseignement (v 17). Il se pose ici un sérieux problème de traduction. Le terme grec nomos désigne la pratique traditionnelle, l’usage, la coutume, et donc la «loi». Le mot français loi, cepen­dant, dérivé du latin lex, a une connotation juridique beaucoup plus forte que nomos. Nomos, c’est la pratique ancestrale, fondée sur les dieux, garantie par le dirigeant-pasteur de son peuple, lequel assure l’harmonie avec la nature et la prospérité. Pour les Judéens de langue grecque, le Pentateuque, par exemple, est nomos dans les récits de vie des patriarches qui enseignent comment vivre; dans la narration de l’Exode qui enseigne quel est le Dieu de la libération; dans la révélation du Sinaï qui précise les orientations que le peuple doit donner à sa vie. Somme toute, nomos est beaucoup plus proche de l’hébreu tôrah, qui désigne l’enseignement ou l’instruction, que du latin lex.

La traduction par «loi» aligne donc les lectrices et lecteurs modernes sur un sens qui ne rend justice ni à l’Ancien ni au Nouveau Testament, et surtout pas aux paroles du Sermon sur la montagne. La gravité de ce contresens, avec les conséquences pastorales désastreuses qui l’accompagnent (parole sur le divorce…), autorise à éviter le mot «loi». Faute d’avoir trouvé mieux, je m’appuie sur le sens du terme hébraïque torah et j’utilise ici et ailleurs la traduction «Enseignement».

Confiance ! je vous (te) le dis (v 18.26). Alors que, dans la littérature biblique, le amèn conclut une parole ou un exposé par un appel à la confiance, le Jésus des évangiles s’en sert pour ouvrir certaines de ses interventions. Il ne demande pas d’avoir foi en lui ou d’adhérer intellectuellement à ce qu’il dit, mais de faire confiance à la ligne de vie qu’il trace et de s’y engager.

Directives (v 19). Le mot grec est d’ordinaire rendu par «commandement».  La traduction par «directive», tout en respectant le sens d’une parole donnée d’autorité, suggère que le terme inclut la notion d’une «direction» indiquée à un peuple en chemin.

Celle, sa sœur (v 22 b). La traduction veut souligner que le terme «frère» de 22a a un sens inclusif.

Cour suprême (v 22b). Le sanhédrin ou tribunal dont il est ici question est la Cour suprême de la Judée.

Dépotoir du feu (v 22c.29.30). À Jérusalem, on appelait «géhenne» le dépotoir principal où on entassait et brûlait les détritus. Le nom a été utilisé pour désigner le lieu du châtiment final.

Échanger (v 24). C’est le sens premier du mot grec qu’on rend souvent, dans le contexte, par «se réconcilier».

Poursuivant (v 25). Le terme désigne l’adversaire qui a intenté une «poursuite» en cour de justice.

Trébucher (vv 29.30). C’est le sens premier du verbe skandalizô, de là «démobiliser, démotiver, décourager, déstabiliser».

 

Matériaux utilisés

 

Dans le passage qui nous occupe, en plus d’un verset de Mc, Matthieu s’est surtout servi, de morceaux tirés de la source Q et de M, unifiant le tout par le travail de sa rédaction (vv 17-20.22ab.31.34b-37).

 

vv 17-18             = Q 16,16-17

vv 25-26             = Q 12,58-59

v 32                     = Q 16,18

v 48                     = Q 6,36

vv 29-30             = Mc 9,47.43

vv 21-22a.23-24.27-28.33-34a   = M

 

 

Lien de Jésus à la Torah judéenne

 

La plupart des commentateurs insistent pour faire de Jésus un juif, fidèle observateur de la Torah judéenne. Or, cette dernière a été formulée et rassemblée en Judée, alors que la Galilée en était politiquement séparée, tout en étant privée de l’ensemble de sa classe scribale. C’est donc à la galiléenne que le Nazaréen vivait des traditions mosaïques, et il ressentait vivement les efforts de Jérusalem, à travers les scribes qu’elle y déléguait, visant à inculturer la Galilée à ses façons de faire. La Torah, la centralisation du culte à Jérusalem, ce n’était pas pour lui. Le Parent avait un autre chemin en vue pour lui et les siens que celui tracé par les experts de la capitale. L’évangile témoigne à pleines pages de la vigueur de ses démêlés avec les représentants du système.

 

Traditions

 

Le passage contient un cadre (vv 17-20. 48) entourant six directives traditionnelles (vv 21.27.31.33.38.43) suivies de leurs réinterprétations. La première partie du texte, offerte par la Liturgie, contient l’ouverture de la péricope (vv 17-20), suivie des quatre premières directives avec le commentaire que Matthieu leur a réservé.

1. L’évangéliste s’est inspiré de la source Q pour rédiger l’ensemble du cadre, et il y a puisé du matériel pour son commentaire des deux premières directives. Les paroles à l’origine de la formulation du cadre sont particulièrement significatives. La première traite des deux plus grandes parties de l’Écriture, dont la Torah. De façon typique, la Source y témoigne de l’influence de Jésus en réglant la question du rapport à la Torah en sept mots grecs :

 

Q 16,16a L’Enseignement et les Prophètes : jusqu’à Jean.[8]

 

Avec Jésus, commence une autre façon de vivre pour le peuple des petites gens de la Galilée, finie l’oppression religieuse et culturelle de la part de Jérusalem[9]. La seconde parole, aussi peu verbeuse mais tout autant significative, présente la cible de la vie humaine :

 

Q 6,36 Soyez aussi bons que votre Parent est bon.

 

La Source fait éclater les cadres juridiques, religieux et institutionnels, pour donner aux humains un orientation vers un but impossible à atteindre. L’important est d’être en marche dans la bonne direction.

Matthieu utilise ensuite deux autres paroles de la Source, la première (vv 25-26) pour enrichir son commentaire de la première directive. Elle contient un appel au bon sens : il faut éviter à tout prix de tomber aux mains du système (Q 12,58-59). Ce dernier ne sera jamais favorable à celles et ceux qui s’alignent sur le régime de Dieu, et jouer au martyr n’a rien à voir avec la suite de Jésus. Il faut donc à tout prix éviter les poursuites juridiques, et s’entendre hors cours avec son adversaire.

Quant à la seconde parole, elle traite de l’inévitable question du divorce. Pour une rare fois, la Source est contrainte d’utiliser un langage juridique, signe que dans la communauté il y a des problèmes à régler :

 

Q 16,18 Quiconque divorce de sa femme la pousse à l’adultère,

et qui épouse une divorcée commet un adultère.

 

Dans la ligne du régime de Dieu, il est évident que Jésus était contre le divorce : il s’agissait d’une injustice flagrante. Cette prérogative du mâle révélait qu’au lieu d’être la partenaire de l’homme pour faire advenir à deux un véritable être humain, la femme était considérée comme sa possession. Et, ainsi renvoyée, elle devait nécessairement retourner chez elle, bouche supplémentaire à nourrir sujette à toutes les vexations.

La Source s’inscrit dans la ligne de Jésus à l’aide d’une formulation juridique. Renvoyer sa femme, c’est la forcer à céder aux pressions de son entourage qui ne veut pas d’elle, et à chercher un nouveau partenaire brisant ainsi définitivement son mariage. De son côté, la femme ne doit pas le faire, et, de l’autre, le conjoint potentiel ne doit pas se faire complice du bris. Il sera intéressant de voir comment Matthieu s’est situé par rapport à un tel texte.

 

2. De Marc, Matthieu n’a utilisé qu’une parole double (Mc 29,47.43). Elle traitait de la démobilisation, menace bien présente dans l’évangile. Adversaires de Jésus qui cherchent à empêcher les petites gens de l’écouter : il n’est pas instruit, il n’est pas crédible, le suivre est dangereux. Hommes d’Église en Marc, qui cherchent à détourner les membres de la communauté de la mission à la suite de Jésus pour les embrigader dans le système. Partisans eux-mêmes sensibles à la tentation du retour en arrière. Le danger est omniprésent et tous les sacrifices sont nécessaires pour s’en préserver.

 

3. Matthieu a enfin tiré de sa tradition particulière la forme littéraire qui faisait suivre une référence à l’Enseignement d’une réinterprétation en profondeur. Les rédacteurs sont des judéo-chrétiens pour lesquels l’Enseignement mosaïque est toujours en vigueur, tout en devant être réinterprété en fonction de la pensée de Jésus.

Dans le texte qui nous occupe, Matthieu donne trois exemples de leur travail en profondeur. C’est bien de ne pas tuer, mais l’Enseignement n’est pas rempli pour autant; il ne fait qu’indiquer une direction, celle d’éviter d’entrer en colère contre l’autre et de l’insul­ter (vv 21-22a). C’est bien de ne pas commettre d’adultère, mais l’Enseignement n’est pas rempli pour autant; il indique une direc­tion, celle d’éviter le simple désir de le commettre (vv 27-28). C’est bien de ne pas faire de faux serments et d’accomplir ceux qu’on fait, mais l’Enseignement n’est pas rempli pour autant; il ne fait qu’indiquer une direction, celle d’éviter d’avoir à prendre Dieu à témoin pour assurer la véracité de ses dires (vv 33-34a).

En plus de ces références à l’Enseignement mosaïque tiré du travail de ses collègues judéens, Matthieu a inséré dans son texte une parole témoignant du fait que tout en reconnaissant la valeur du Temple – contrairement à Jésus – ils savaient toutefois la relativiser. Selon eux, en effet, réparer une relation humaine en mauvais état a priorité sur le recours au culte pour manifester son lien avec Dieu (vv 23-24).

Après avoir rassemblé ces matériaux diversifiés sur sa table de travail, Matthieu s’est mis à l’œuvre pour rédiger son passage sur la pérennité de l’Enseignement et la façon de lui être fidèle.

 

Matthieu

 

1. L’essentiel de ce que Matthieu veut faire comprendre du passage est concentré dans le cadre. Il est rare que le rédacteur s’exprime aussi longuement qu’il le fait dans l’introduction (vv 17-20), cela témoigne de l’importance qu’il accorde à son contenu. Il faut rappeler qu’il s’adresse à des judéo-chrétiens menacés d’être expulsés de leur peuple – si ce n’est déjà fait –, et faisant partie d’une Église largement composée d’étrangers dont la relation à l’Écriture est différente. Dans sa rédaction, il fait sienne la perspective de ses collègues pour qui obéir aux directives de l’Enseignement ne s’arrête pas à la lettre, mais exige d’en poursuivre l’orientation. C’est en ce sens que, selon Matthieu, Jésus n’a pas «aboli» l’Enseignement, mais l’a «rempli», et que, pour être «grand», il faut en faire «davantage» que les scribes et les Séparés[10].

 

2. Malgré les apparences, cependant, le lieu le plus important de la rédaction de Matthieu ne se situe pas au début, mais à la fin du passage. L’originalité du rédacteur consiste précisément dans le fait de se servir de Q 6,36 pour conclure son texte en indiquant l’objectif poursuivi par l’Enseignement :

 

Q 5,48 Vous serez donc, vous, accomplis comme votre Parent, le céleste, est accompli.

 

Ce verset est essentiel à la compréhension et du passage, et du Sermon, et de l’évangile de Matthieu, et de la vie chrétienne en général. Sans le laisser voir, il est d’une radicalité extrême. En effet, il rend vaine toute tentative d’atteindre la perfection en accomplissant les directives de l’Enseignement. Puisque l’objectif qui est fixé à l’être humain est la perfection de Dieu lui-même, le chemin n’a pas de bout, le but ne peut pas être atteint, et parvenir au sentiment du devoir accompli est impossible.

Tout ce que les humains peuvent faire, c’est de chercher à «remplir» l’Enseignement, de marcher dans cette direction, de s’avancer de plus en plus loin. Au fond, les directives de l’Enseignement ne sont pas à comprendre comme formulant le comportement requis mais comme indiquant la direction vers laquelle marcher. Tout de l’Enseignement doit donc être conservé, parce que tout y trace le chemin; mais tout y est relatif, parce que simple orientation vers le but inatteignable. Il y a beaucoup plus de Jésus en Matthieu qu’on l’imagine.

 

3. À l’intérieur de son passage, l’évangéliste a organisé les matériaux qu’il a choisis en fonction de sa compréhension de l’Enseignement. Le premier exemple qu’il donne porte sur l’interdiction de tuer (vv 21-26). À l’interprétation de sa tradition, il ajoute deux exemples (vv 22bc). L’appel à ne pas s’en prendre à la dignité de l’autre vise les réactions les plus courantes, dans le quotidien de l’existence. Un simple mouvement d’humeur, une banale réaction de dépit, tout cela, selon Matthieu, est visé par l’interdit. Ce n’est pas faisable, évidemment. L’interdit est toujours en vigueur, mais le remplir est l’affaire inaccomplie d’une vie.

En plaçant, à la suite de cette parole triple, la tradition sur le report de l’offrande à mettre sur l’autel (vv 23-24), Matthieu veut faire comprendre que clarifier les relations humaines a priorité sur la religion. Je ne peux pas poursuivre ma relation avec Dieu si j’ai coupé les liens avec un autre être humain. C’est tout à fait paradoxal : je serai en train de devenir parfait comme Dieu est parfait si je fais passer mon souci de la qualité de mes relations humaines avant lui…

Matthieu conclut son commentaire sur l’interdit de tuer par la parole sur une entente hors cour (vv 25-26). Le texte précédent laisse entendre qu’il y aura réconciliation avec le «frère» offensé; ici, l’appel est à une entente avec le poursuivant récalcitrant. Le chemin est tracé sur le terrain des relations humaines difficiles.

 

4. Au deuxième exemple traditionnel sur l’interdit de l’adultère et l’exigence de la fidélité (vv 27-28), Matthieu a ajouté le passage sur les difficiles mesures à prendre pour contrer la tentation de la démobilisation (vv 29-30). Il est difficile de se faire dire qu’on ne sera jamais correct, qu’on ne parviendra jamais au but. Il faut écarter de soi tout ce qui ralentit la marche vers l’inaccessible objectif.

Entre les deuxième et troisième exemples traditionnels, Matthieu a inséré un commentaire sur le divorce (vv 31-32). Or, alors que les trois autres approfondissements portent sur des interdits, le sien contredit ouvertement un ordre de l’Écriture. L’évangéliste devrait donc encourir la condamnation du scribe qui enseigne à désobéir à l’Enseignement (v 19). Il faut évidemment comprendre qu’il situe l’interdiction du divorce, malgré la permission de la Torah, dans la ligne de l’accomplissement ultime.

C’est que, si donner un formulaire de séparation règle un problème, l’interdit de l’adultère, dont il vient d’être question (vv 27-28) reste toujours en vigueur. Or, renvoyer la femme chez elle, c’est l’obliger à se trouver un second mari et donc à briser son mariage[11]. Je suis fidèle à une loi, je brise l’autre. Mathieu veut donc dire que, si on en reste au niveau de l’obéissance à des lois, on ne s’en sort pas. Le chemin du devenir humain ne se légifère pas, et il ne se barre pas artificiellement.

 

5. Après avoir rapporté le troisième énoncé traditionnel sur les serments (vv 33-34a), Matthieu lui fait subir le traitement qu’il avait accordé à l’interdit de tuer, à savoir qu’il fait passer la dimension humaine avant la relation à Dieu (vv 34b-37). L’essentiel est de devenir un être humain de parole. Ou c’est oui, ou c’est non, le reste est de trop. C’est le Mal en personne qui fait prendre Dieu à témoin de la vérité de ce que l’on dit, et fait entrer la religion là où elle ne doit pas être.

 

Ligne de sens

 

Courte sera la ligne de sens de ce déjà trop long commentaire.

1. S’adressant à de petites gens, le Parent de Jésus ne leur parle pas en formules juridiques, il emprunte plutôt l’humble langage de la vie. La source Q avait bien compris que tout ce qu’il fallait faire pour devenir un authentique être humain tenait en une ligne :

 

Q 6,36 Soyez aussi bons que votre Parent est bon.

 

Le reste est de trop, ce que ne peuvent accepter savants et experts en comportement humain.

 

2. Le chemin est ouvert. Chacune et chacun doit trouver son rythme, choisir ses compagnons et compagnes de route, discerner quotidiennement la longueur de l’étape à franchir, et marcher le plus droit possible. Il faut cependant savoir que la vie ne cesse de monter des barrières pour bloquer le chemin : le système ne me veut pas bon mais consommateur productif; mon propriétaire me menace de rénoviction; j’ai subi un avortement; je fais face à une accusation de rage au volant ; ma voisine hante mes nuits; mon mari veut divorcer; pour trouver du travail, j’ai falsifié mon CV…

Il y a des temps pour marcher droit, et des temps pour contourner la barrière et s’engager sur un sentier qui rejoindra éventuellement le chemin. Il est possible de garder la cible en vue même en marchant tout croche. Mais ça fait mal, c’est comme s’arracher un œil ou se couper une main. Ce n’est pas facile d’apprendre qu’il faut mourir pour Vivre.

 

Notes :

 

[1] Voir le plan de l’évangile dans De Jésus à Matthieu. Introduction à l’année A.

[2] La Liturgie a séparé le texte en deux; les versets 38-48 seront lus le dimanche 19 février.

[3] J’ai ajouté le v 48 parce qu’il est nécessaire à la compréhension du passage. L’essentiel de la rédaction matthéenne est en caractères gras.

[4] Ex 20,13; Dt 5,17.

[5] Ex 20,14; Dt 5,18.

[6] Dt 24,1.

[7] Lv 19,12; Nb 30,3; Dt 23,22.

[8] Je me permets de souligner que ces mots ne proviennent pas d’un document ésotérique, mais sont la traduction littérale de Lc 16,16a.

[9] Le v 17, sur la pérennité de l’Écriture, est évidemment d’une autre main, peut-être à l’occasion de la diffusion de la Source hors Galilée, dans des milieux judéo-chrétiens.

[10] «Grand» est le sens de la racine du mot «rabbin», nom des leaders du judaïsme en formation (voir Mt 23,7-8).

[11] À moins qu’elle ne l’ait déjà brisé, écrit soigneusement Matthieu dans sa célèbre incise («sauf cas d’infidélité») du v 32.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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