Paroles de dimanches

Un chemin sans barrières et sans fin – suite

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Par André Myre

Paroles de dimanches

15 février 2023

Crédit photo : Jesse Bowser / Unsplash

La suite du texte traité la semaine dernière contient les deux derniers approfondissements de l’Enseignement offerts par Matthieu au début de la première partie du Sermon sur la montagne (Mt 5,38-48)[1]. La finale du v 48 est, cette fois, bien en place, et, comme le révèle l’utilisation peu fréquente des caractères gras, l’évangéliste a jugé que les traditions qu’il utilisait étaient suffisamment parlantes et qu’il n’avait pas à intervenir[2].

 

38 Vous avez entendu qu’il a été dit :

Oeil pour oeil et dent pour dent.[3]

 

39 Moi alors je vous dis de ne pas répliquer coup pour coup au Méchant.

Mais qui te gifle sur la joue droite, tourne-lui aussi l’autre.

40 Et à qui veut te faire juger et prendre ta chemise laisse-lui aussi le manteau.

41 Et qui te réquisitionnera pour un mille, va-t’en avec lui pour deux.

42 A qui te demande donne,

et qui veut t’emprunter ne le renvoie pas.

 

43 Vous avez entendu qu’il a été dit :

Tu aimeras ton proche[4]

et tu haïras ton ennemi.

 

44 Moi alors je vous dis :

Aimez vos ennemis et priez pour ceux vous pourchassant,

45 afin que vous deveniez enfants de votre Parent, celui dans les cieux, parce qu’il fait pointer son soleil sur méchants et bons et pleuvoir sur justes et injustes.

46 Car si vous aimez vos amis, quel salaire avez-vous ?  Les percepteurs de taxes ne font-ils pas eux aussi la même chose ?

47 Et si vous accueillez seulement vos frères et sœurs, que faites-vous en surplus ?  Les étrangers ne font-ils pas eux aussi la même chose?

 

48 Vous serez donc, vous, accomplis comme votre Parent, le céleste, est accompli.

 

 

Traduction

 

Chemise et manteau (v 40). Le créancier peut tout saisir (jusqu’à la «tunique») sauf le manteau du pauvre, parce que c’est la seule possession de ce dernier, sa protection contre le froid, sa sécurité quand il s’y enroule pour la nuit.

 Percepteurs de taxes (v 46). Les «publicains» percevaient taxes et droits de douane. Accompagnés d’hommes armés, ils devaient amasser sommes et biens pour répondre aux attentes des dirigeants et de l’occupant romain. Voir Lc 3,12-14 : publicains et hommes de main savaient aussi veiller à leurs propres intérêts. Disons qu’ils n’avaient pas bonne réputation.

Accueillez (v 47). On traduit souvent par «saluez». Mais il ne s’agit pas seulement d’un «salut-bonjour», l’hospitalité est en cause.

 Et sœurs (v 47). Pour signifier que «frères» a un sens inclusif.

 

Matériaux utilisés

 

Matthieu a trouvé les deux derniers approfondissements rassemblés avec les quatre premiers dans les matériaux qu’il avait en propre (M), et il les a interprétés à l’aide de textes tirés de la source Q.

 

vv 39b-42                                       = Q 6,29-30

vv 44b-46.47b                 = Q 6,27-28.35.32.34b

v 48                                                 = Q 6,36

vv 38-39a. 43-44a           = M.

 

 Traditions

 

Les deux derniers approfondissements de l’Enseignements rapportés par Matthieu, à partir des matériaux qu’il a en propre, traitent de la vengeance (vv 38-39a) et de l’amour des autres (vv 43-44a). On ne sait cependant comment les scribes judéo-chrétiens sur lesquels l’évangéliste s’appuient réinterprétaient ces textes, puisque ce dernier a jugé bon de les commenter à l’aide de paroles tirées de la source Q.[5]

L’ensemble des textes de la Source, dont se sert Matthieu dans les deux derniers approfondissements, fait partie des premières paroles de Jésus, lesquelles sont prononcées tout de suite après les Béatitudes. Les ennemis dont il est question sont précisément ceux qui s’en prennent aux partisans de Jésus parce que ces derniers font naître l’espoir de la venue du régime de Dieu chez les pauvres. Ces opposants ont monté le système à leur profit et n’ont aucune intention de perdre leurs privilèges. Ils s’n prennent donc plus ou moins violemment aux partisans qui annoncent une nouvelle façon de vivre.

S’adressant à ces derniers, la Source trace le chemin de leur comportement, un chemin qui conduit en direction du Parent lui-même (Q 6,27-28.35). Comme celui-ci aime l’humanité dans son ensemble, il gère la nature en fonction du bien-être de tous les humains, sans se préoccuper de la qualité morale des uns et des autres. Les partisans et partisanes sont donc invités à «devenir ses enfants»[6] en se comportant comme lui. Aimer les ennemis n’est donc pas affaire d’affection ou de sentiment, mais d’attitude de fond. L’ennemi, le Méchant, comme l’appelle Matthieu, est un être humain qui doit être traité comme tel. C’est là une chose que les autres ne font pas, et qui s’apprend du Parent – le genre de choses qu’il révèle de lui aux petites gens et que Jésus a appris d’eux (Q 10,21).

Après avoir ainsi appelé les partisans et partisanes à aimer leurs ennemis, la Source leur donne trois exemples dans le but d’illustrer ce qu’elle a en tête :

 

Q 6,29 On te frappe sur une joue ?

Tends l’autre.

On veut te faire un procès pour t’enlever ta chemise ?

Laisse aller ton manteau.

On t’oblige à parcourir un mille ?

Fais-en deux.

 

Aimer l’ennemi exige qu’on ne désespère jamais de lui. Aussi la Source suggère-t-elle de poser un geste destiné à le surprendre, à le faire sortir de sa bulle et, peut-être, à l’humaniser. Il ne s’agit évidemment pas de choses imposées, ni de gestes censés. La parole appelle au discernement : étudie la situation et trouve quelque chose qui pourrait amener l’autre à réfléchir. Elle a évidemment été formulée dans un contexte où les relations humaines sont choses normales et où les ennemis sont face à face et se parlent. Il est impossible d’aimer l’ennemi à numéro, l’adversaire inaccessible, la main qui fait partir le drone avec sa charge mortelle, la multinationale qui écrase et tue. L’évangile est à réécrire pour la vie à l’intérieur d’un monde inhumain.

Le dernier texte de la Source à traiter est tiré du contexte difficile de la vie à la base de la société :

 

Q 6,30       À qui te demande,

donne.

À qui te fait un emprunt,

ne réclame rien.

 

La parole est typique d’une vision des choses située sur un horizon inatteignable. L’appel est au discernement quotidien : donner aujourd’hui ce qu’il m’est possible et qu’il est raisonnable de faire. Demain, je verrai. La parole trace un chemin sans fin, et formule une demande impossible à remplir, en portant la promesse d’un authentique devenir humain.

 

Matthieu

 

Matthieu est peu intervenu à l’intérieur des deux derniers approfondissements[7]. Sa reformulation de la parole (inconnue) du v 39a est cependant remarquable. En effet, contrairement à ce que laissait présager sa rédaction du v 19, il contredit ouvertement l’Enseignement : en effet, alors que la directive traditionnelle est d’ajuster la vengeance à la sévérité du mal subi, l’évangéliste interdit toute réplique. La poursuite de l’objectif de la Torah peut donc exiger la désobéissance à l’une ou l’autre de ses directives. Surprenant Matthieu. Par la suite, ce dernier laisse parler les textes de la Source. Non seulement le partisan (ou la partisane) ne doit-il pas se venger, mais il lui faut faire preuve de la plus grande inventivité pour amener l’autre à réviser sa manière de faire (vv 39b-41).

Le dernier verset de ce cinquième approfondissement est le plus bel exemple de l’appel à une conduite impossible à légiférer : la partisane (ou le partisan) se fait dire qu’il lui faut donner ou prêter à quiconque le lui demande (v 42). Formulation proprement juridique d’un comportement auquel il est impossible d’obéir. Matthieu invite donc les siens à relativiser à l’extrême toutes les directives de la Torah, et à éviter le piège de légiférer la marche sur le chemin de l’évangile. C’est tellement important pour lui qu’à la fin de son récit, la dernière chose que le Christ, ressuscité et seigneur, demande aux siens – faisant ainsi référence au Sermon sur la montagne –, c’est d’ «apprendre (aux futurs partisans) à garder toutes les directives qu’il leur a données» (28,19). Pour l’évangéliste, l’apprentissage en question comprenait évidemment l’interprétation ouverte qu’il avait donnée aux directives de Jésus.

La sixième réinterprétation porte sur l’amour de l’autre (vv 43-47). Partisans et partisanes de Jésus ne peuvent se contenter d’aimer leur famille, leurs amis, les membres de leur communauté. Leur norme de conduite en effet, est le comportement de leur Parent. Or, pour ce dernier, l’autre, c’est l’ensemble de l’humanité; et il cherche le bien de tout le monde, sans distinguer bons ou méchants, ennemis ou partisans. L’interpellation est donc d’entrer dans la famille du Parent en faisant comme lui. L’ennemi n’en est pas moins un être humain, à traiter comme tel.

Le dernier verset est à comprendre comme un résumé de l’ensemble du passage (vv 17-47). L’avenir des humains est ouvert et doit rester tel.  Il leur faut donc marcher sur le chemin de leur devenir sans jamais se penser arrivés, en résistant à toutes les tentatives visant à leur barrer le chemin, à les arrêter, à les détourner, à les diminuer, à les limiter.

 

Ligne de sens

 

Les approfondissements matthéens se terminent sur le traitement à accorder aux ennemis. Il faut y porter attention. Les ennemis, ce sont ceux qui ont monté leur système à leur profit, et tous ceux qui les servent dans leur propre intérêt. Ce sont des gens qui ont le régime de Dieu en horreur, qui répugnent au partage et qui sont prêts à tout pour asseoir leurs privilèges. Comme ils sont bien installés dans notre société, nous ne sommes pas témoins de toute la violence dont ils sont capables quand leur pouvoir est menacé. Si nous sommes si bien chez nous, près d’eux, c’est qu’ils ont tué ailleurs pour assurer leurs avoirs. Il faut bien avoir cela en tête quand nous entendons l’appel à «aimer nos ennemis». Bien cravatés, chemisés, habillés, cirés, entourés, encensés, ce sont pourtant des bêtes féroces.

Aussi, va-t-il de soi que l’évangile ne nous demande pas de leur «pardonner». On ne pardonne qu’à ceux et celles qui demandent pardon. Or, cela ne leur passerait pas par l’idée : ils ne demanderont jamais pardon parce qu’ils ont bâti leur personnalité sur le système. Parce que ce sont gens dangereux, Matthieu, qui les traite de «chiens» et de «porcs», demande aux siens d’éviter de souiller la perle sacrée de l’évangile à leur contact (7,6). Les «aimer» ne signifie donc pas fermer les yeux sur ce qu’ils sont, les laisser organiser le monde à leur gré en priant pour eux dans nos églises, ou refuser de les confronter parce que «ce n’est pas chrétien». Les aimer, c’est refuser de les laisser avilir leur humanité et perdre leur vie à la recherche du pouvoir que donne l’argent. C’est, malgré eux, garder ouverte la possibilité qu’ils entrevoient l’être humain qu’ils sont appelés à devenir.

Une question, en passant, connaissez-vous vos ennemis ?

 

Notes :

 

[1] Les deux commentaires forment un tout.

[2] Dans cette série de commentaires, je n’entre pas dans le détail des divergences entre le texte de Matthieu et celui de ses deux sources principales (Q et Marc).

[3] Ex 21,24; Lv 24,20; Dt 19,21.

[4] Lv 19,18.

[5] Il est aussi possible, comme beaucoup le pensent, que Matthieu se soit servi de la forme utilisée par sa tradition («Vous avez entendu qu’il a été dit – Moi alors je vous dis») pour créer lui-même ces deux derniers approfondissements.

[6] Je me permets de noter que, selon la Source, ce n’est pas le baptême qui rend enfants de Dieu mais l’agir similaire.

[7] Mention du «Méchant» au v 39a pour le lier au v 37; au v 39b, précision que la gifle atteint la joue «droite», ce qui signifie que le coup a été donné du revers de la main, ajoutant ainsi à la douleur et à l’humiliation; ajout du v 47 pour viser plus spécifiquement la communauté.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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