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Pour ce dimanche, la Liturgie a choisi de faire lire une section dont le thème est cher à l’évangéliste : la relation aux biens.
Le début en est la péricope (Luc 16,1-13) peut-être la plus controversée des quatre évangiles : celle dans laquelle le «seigneur» loue le gérant malhonnête. Elle n’a cessé de donner des maux de tête à ses interprètes, et ce depuis le début.
J’ai tenté de le montrer dans la disposition de la traduction qui suit, le récit d’origine (vv 1b-8a) étant suivi de trois tentatives d’explication successives (8b.9.10-12), et Luc ayant ajouté la sienne propre (v 13), tirée de la source Q.
16,1 Il disait alors aussi aux partisans :
Il était un homme riche qui avait un gérant, lequel lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. 2 Et l’ayant appelé, il lui dit :
Qu’est-ce que j’entends à ton sujet? Rends compte de ta gérance car tu ne pourras plus gérer.
3 Le gérant se dit en lui-même :
Que faire, puisque mon seigneur va me retirer la gérance? Bêcher, je n’en ai pas la force. Mendier, j’en aurais honte… 4 Je sais ce que je vais faire pour que, quand j’aurai été relevé de la gérance, des gens m’accueillent dans leurs maisons.
5 Et, ayant fait venir les débiteurs de son seigneur un par un, il disait au premier :
– Tu dois combien à mon seigneur?
– 6 Vingt barils d’huile, dit-il alors.
– Prends ta créance, assieds-toi et, vite, écris dix, lui dit-il alors.
7 Il dit ensuite à un autre :
– Alors toi, tu dois combien?
– Deux cents barils de blé, dit-il alors.
– Prends ta créance et écris : cent soixante.
8 Et le seigneur félicita le gérant malhonnête pour avoir agi avec débrouillardise.
Car les enfants de ce monde-ci sont plus débrouillards que les enfants de la lumière envers la génération de leurs semblables.
9 Et moi je vous dis :
Faites-vous des amis avec le malhonnête Argent afin que, quand il viendra à manquer, ces derniers vous reçoivent dans les tentes éternelles.
10 Qui est digne de confiance en petit est digne de confiance en grand.
Et qui est malhonnête en petit est malhonnête en grand.
11 Si donc vous n’êtes pas devenus dignes de confiance avec le malhonnête Argent, qui vous confiera le bien authentique?
12 Et si vous n’êtes pas devenus dignes de confiance dans le bien des autres, qui vous donnera le vôtre?
13 Aucun domestique ne peut être l’esclave de deux seigneurs :
en effet, ou bien il haïra l’un et s’attacher à l’autre,
ou bien il se consacrera à l’un et méprisera l’autre.
Vous ne pouvez pas être l’esclave et de Dieu et de l’Argent.
Traduction
Barils d’huile et de blé (v 6-7). Le bath et le kôr hébraïques étaient des mesures de capacité, le premier des liquides et le second des matières sèches. Le kôr était une mesure dix fois plus grande que le bath. Pour donner une idée des quantités, j’ai utilisé le «baril» de cent vingt litres.
Malhonnête (vv 8-11). Littéralement : gérant ou Argent «de l’injustice» ou personne «injuste».
Matériaux utilisés
Luc a formé le passage à partir de textes tirés de L et de Q :
vv1b-8a.9b-12 = L
vv 13 = Q (voir Mt 6,24).
Éléments historiques
Un contenu aussi controversé que celui du récit sur le gérant malhonnête remonte certainement à Jésus, même si la formulation originale nous échappe, le récit de L étant dû à la plume d’un écrivain de métier. Il faut également attribuer au Nazaréen l’appel à se faire des amis avec l’argent malhonnête, à être digne de confiance dans les petites choses et à vivre en fonction (du régime) de Dieu plutôt qu’en vue du système de l’Argent. Sans Jésus ces textes n’existeraient pas, mais il fallait des scribes pour les rédiger tels que nous pouvons les lire aujourd’hui.
Traditions
Luc nous a transmis une série de textes que les scribes de L avaient déjà rassemblés. Le dernier morceau, tiré de Q, est d’abord à interpréter indépendamment du contexte dans lequel l’évangéliste l’a placé.
Vv 1b-8a. Le récit de L met en scène un riche qui avait confié l’administration de ses biens à son homme de confiance, et apprend qu’il se fait voler; il congédie donc son gérant. Ce dernier profite alors du peu de temps dont il dispose («vite» – v 6b) pour réduire la dette des débiteurs de son «seigneur» (vv 3.5x2.8a) du pourcentage de commission auquel il avait droit – de vingt à cinquante pour cent –, faisant ainsi une faveur à des gens qui lui seront ensuite redevables. Le seigneur en question, à qui le tour de passe-passe n’a rien fait perdre, reconnaît, en se défaisant de son gérant, que ce dernier était un «débrouillard».
Dans la bouche de Jésus, et sans doute sous la plume du scribe qui a rédigé le récit, la parabole devait illustrer le fait que le Système («l’Argent») – aussi bien les dirigeants que les subalternes – trouvait toujours les moyens de se tirer d’affaires. On se félicite entre copains, alors que les petites gens sont dans la misère, ce qui est le vrai scandale.
V 8b. Selon le scribe de L qui a rédigé le verset 8b, le récit contient une leçon pour les partisanes et partisans de Jésus : eux aussi devaient se montrer «débrouillards», en se faisant amis des petites gens dans les maisons desquels ils devaient être accueillis, et auxquels ils avaient à apprendre comment déjouer les pièges du Système. À la base, en attendant qu’arrive le régime de Dieu, on ne survit pas si on n’est pas «ratoureux» à sa façon. Cela une fois fait, les «enfants de la lumière» pourront se «féliciter» à leur tour au grand scandale, cette fois, du Système.
V 9. Par après, un prophète chrétien[1] a prolongé le sens de la parole précédente. Malgré que l’économie du Système soit fondamentalement «injuste» – à l’extrême, en effet, dès avant l’instauration du régime de Dieu, le Système se sera emparé de tout l’argent disponible de sorte qu’il n’en restera plus pour les autres–, il est correct d’utiliser le «malhonnête argent» pour se faire des amis avec les petites gens : ce sont eux, en effet, qui accueilleront les partisans et partisanes de Jésus, non plus dans leurs maisons terrestres mais dans les «tentes éternelles» du régime de Dieu. La débrouillardise est de plus en plus payante, et le scandale du Système s’approfondit.
Vv 10-12. La dernière réinterprétation du récit du gérant malhonnête effectuée par un scribe de L pose la question de la confiance et de la foi en deux déclarations (v 10) suivies de deux questions (vv 11-12). Alors que les déclarations sont générales, les questions visent les partisans de Jésus («vous»), et, en premier, les responsables de la communauté. C’est que le degré de confiance qu’on peut accorder à ces gens dépend de leur rapport à l’argent. S’il est sain, on peut leur faire confiance dans les grandes choses de la foi; sinon, tout ce qu’ils pourront dire sera sujet à caution (v 10). En effet, comment quelqu’un qui a un rapport faussé à l’argent pourrait-il se prononcer de manière fiable sur la façon de vivre une vie humaine authentique (v 11)? Ou comment quelqu’un qui s’est conduit de façon croche avec les autres pourrait-il exiger qu’on le considère comme un humain droit (v 12)? C’est une atmosphère de scandale communautaire qui a sans doute attiré ces paroles dans le champ du scandale causé par les louanges que le «seigneur» adresse au gérant malhonnête.
V 13. La dernière parole n’est pas de L mais de la source Q. Les trois premières lignes tracent un cadre général : à l’époque, on vit nécessairement sous la coupe d’un seigneur, et d’un seul car on ne peut pas aligner sa vie dans deux directions opposées en même temps. Or, c’est précisément ce qu’une partie de la communauté cherche à faire : suivre les orientations imposées par le Système («l’Argent») tout en prétendant adopter celles choisies par Jésus qui, établi par «Dieu» dans la fonction de l’Humain, jugera un jour de l’authenticité de l’ensemble des humains. La dernière ligne est donc un appel au discernement des partisanes et partisans de Jésus sur eux-mêmes. À se regarder vivre, de quel seigneur dépendent-ils?
Luc
L’évangéliste n’a pas jugé bon de faire savoir à ses lecteurs comment il interprétait le récit du gérant malhonnête. Il s’est contenté de l’adresser aux partisans (v 1a) et, à la fin de la section, de lui adjoindre une parole de la source Q dans laquelle il semble avoir trouvé l’interpellation qu’il voulait lancer. Or, il a pris soin d’indiquer que ce texte visait spécifiquement l’«homme de maison» (oiketès), le domestique. Il visait sans doute le responsable de la maison-Église, qu’il voulait mettre en garde contre la tentation de profiter de sa fonction aux dépens du service de son seigneur, ce qui serait scandaleux et minerait la confiance de la communauté. Son comportement devrait lui mériter non pas les «félicitations» (v 8a) des riches qui profitent du Système mais des petites gens dont il s’est attiré la confiance.
Ligne de sens
Les points les plus marquants de la ligne de sens tracé par le commentaire sont ici rappelés pour mémoire.
1. Le Système, qui vise à devenir de plus en plus gros et à s’accaparer le plus d’argent possible, s’en tire toujours. De nos jours, il ne s’en cache même pas et s’en «félicite» ouvertement. Nous avons donc la chance d’éprouver quotidiennement, sans effort, tout naturellement, le scandale dont témoigne l’évangile. Ce n’est pas rien, et il faut en prendre conscience.
2. Face à ce scandale, le réflexe de l’évangile est de s’enfoncer à la base de la pyramide sociale, et d’en appeler à la «débrouillardise» du monde ordinaire pour prendre la contrepartie du Système, à coups de solidarité, d’entraide et de partage. C’est là que se trouvent les humains, que se révèle le visage du Parent, que se découvre le chemin du devenir humain, et donc qu’en petit est vaincu le Système qui, en haut, l’ignore – heureusement, faut-il s’en féliciter. Là où cela arrive, la «mission» de Jésus est remplie.
3. Le point sur lequel il convient le plus d’insister, c’est sur la nécessité, pour les partisanes et partisans de Jésus, de se faire des amis avec le malhonnête argent. C’est la demande essentielle formulée par l’évangile, c’est la mission, c’est la condition sine qua non de l’espérance, du devenir humain, de la durée dans la contestation du Système en vue du régime de Dieu, de l’expérience personnelle et intime de la révélation du Parent, du tracé de sa propre vie sur le chemin emprunté par Jésus. C’est en bas, à la base, au pied de la pyramide, là où vivent les humains et que se façonne l’humanité, qu’il faut se trouver des amis, ceux chez qui on apprendra à vivre et qui formeront l’ultime Comité d’accueil, l’Humain en tête. Dans la vie, une fois assurés les besoins essentiels, l’argent est donné pour se faire les amis avec qui rendre possible le régime de Dieu, composé de celles et ceux qui, dans l’Histoire, se seront «débrouillés» pour devenir humains sans s’en laisser imposer par le Système.
4. En définitive, qui se sera fait petit avec les petites gens, en partageant avec eux le malhonnête argent en vue de devenir humain, sera devenu digne de confiance et aura vécu de foi. Il n’y a rien d’autre à croire. C’est là, à proprement parler, le scandaleux «mystère de la foi».
Note :
[1] «Et moi je vous dis» était la formule préférée des prophètes chrétiens pour introduire leurs paroles : sous leur «moi je» s’exprimait la volonté actuelle du seigneur vivant.
À PROPOS D’ANDRÉ MYRE
André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.
Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.




