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Dans la Source, trois paroles se suivent (Q 16,16-18), sans lien de sens apparent pour les unir. Elles se promenaient sans doute de façon isolée dans la tradition, et les scribes de la Source ont jugé que ces solitaires étaient trop précieuses pour être mises de côté.
Fions-nous à eux et essayons de les écouter l’une à la suite de l’autre.
1. La première embête pas mal les interprètes, du moins sa seconde partie :
Q 16,16 L’Enseignement et les Prophètes se terminent avec Jean. Depuis, le régime de Dieu est violenté, car des violents le prennent d’assaut.
D’abord, il est remarquable de voir qu’en 50, donc à peine vingt ans après la mort de Jésus, les scribes galiléens qui en étaient partisans cherchaient à situer leur mouvement à l’intérieur de l’histoire de leur peuple. À l’époque, le judaïsme en formation n’avait pas encore décidé de l’ensemble des livres qui allait faire partie de ce que nous appelons l’Ancien Testament[1]; la décision finale allait être prise une trentaine d’années plus tard :
. depuis -400, la liste des livres formant l’Enseignement était fixée;
. depuis -200, l’était aussi celle des Prophètes (livres historiques et prophétiques);
. et depuis -150, celle des Livres sapientiaux l’était à l’une ou l’autre exception près.
La formulation adoptée par les scribes de la Source permet d’en déduire que ces derniers, tout en se situant dans la lignée de l’Écriture de leur peuple, interprètent l’activité de Jean comme la fin d’une époque, et l’événement Jésus comme le début d’une autre. Il y a à la fois continuité et rupture. Continuité parce que, comme le montrent les textes de la Source qui parlent de Jean, Jésus a marché sur les traces de son maître. Mais rupture, à cause de la violence exercée par les responsables du peuple du Livre contre le régime de Dieu. Le Système judéen, en effet, ne peut pas envisager d’être remplacé par le régime de Dieu, ce serait avouer sa faillite humaine, morale et religieuse, aussi s’oppose-t-il violemment aux partisans et partisanes de Jésus, suite logique de son comportement vis-à-vis de ce dernier.
Les scribes de la Source en sont là dans leurs réflexions sur le cours de l’Histoire, ils n’en disent pas plus, ne sachant pas où tout cela va mener.
2. La parole suivante semble avoir été placée à la suite de la précédente pour corriger l’impression de trop grande rupture laissée par cette dernière :
17 Il serait plus facile au ciel et à la terre de s’en aller, qu’à une lettre ou à un signe de l’Enseignement de tomber.
Le comportement des responsables de la violence dont témoigne le v verset 16b ne met pas en cause les directions vitales tracées par l’Écriture. Eux ont changé de trajectoire, mais la ligne qui traverse l’Enseignement est inamovible. Aussi, les scribes de la Source indiquent-ils à leurs lectrices et lecteurs que, si marginalisés soient-ils par les autorités, ils restent alignés sur la tradition qui les a toujours fait vivre.
3. Quant à la troisième péricope, peut-être a-t-elle été placée là pour donner un exemple d’une interprétation à la fois fidèle et nouvelle de l’Écriture :
18 Quiconque divorce de sa femme la pousse à l’adultère,
et qui épouse une divorcée commet un adultère.
Certes, la législation courante, se référant à Dt 24,1 permettait à l’homme de renvoyer sa femme. Mais les scribes de la Source, s’appuyant sur Jésus, en jugent autrement. Ils avaient peut-être aussi en tête le prophète Malachie, lequel avait écrit que
Ml 2,14Yhwh a été témoin entre toi et la femme de ta jeunesse
celle que tu as trompée
elle, ta compagne et la femme de ton engagement.
La femme renvoyée, comme un déchet dont on se débarrasse, devait retourner dans sa famille, de nouveau bouche à nourrir, à qui on reprochait de n’avoir pas su plaire à son mari : brisure sur brisure, humiliation sur humiliation, souffrance sur souffrance. Le divorce l’obligeait à se trouver d’urgence un nouveau mari, lequel la regarderait toujours de haut. Un exemple de violence faite au régime de Dieu. En tout, il fallait revoir l’interprétation de l’Enseignement et le lire à la lumière des Prophètes – Malachie, Jean, Jésus –, en vue d’une nouvelle façon de vivre dans la ligne du régime de Dieu.
Venant après Jean, l’évangile n’est pas une loi, l’évangile ne se met pas en lois, l’évangile est discernement permanent, protestation ferme contre la violence du Système, refus d’un droit qui justifie l’injustice, soutien constant de l’humain instrumenté par l’Organisation. Quand l’évangile est perverti en législation, il devient outil des violents. C’est, le cas, par exemple, quand on fait une loi de l’interdiction évangélique du divorce.
Les trois paroles apparemment sans liens étaient unies par le fond.
Note :
[1] Les juifs donnent le nom de TaNaK à l’ensemble de leurs livre saints, acronyme formé à partir de la première lettre hébraïque du nom de chacune des trois grandes parties du Livre : Torah (Enseignement), Neviim (Prophètes) et Ketouvim (Écrits sapientiaux).
À PROPOS D’ANDRÉ MYRE
André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.
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