Le Couple ivre de Jan Havickszoon Steen, vers 1655-1665,
huile sur toile, 52,5cm × 64 cm, Rijksmuseum, Amsterdam
La Liturgie a choisi les versets qui suivent (21,25-28,34-36) pour ouvrir l’Année C. Dans D’après Luc, ils sont tirés du second passage au cours duquel Jésus traite des événements touchant la fin des temps (21,5-36). Il s’y trouve une terminologie qui détonne dans les synoptiques.
21,25 Et il y aura des signes dans le soleil et la lune et les étoiles, et sur la terre des nations angoissées de ne savoir que faire face au vacarme de la mer en furie, 26 les humains rendant l’âme de peur dans l’attente de ce qui va frapper la maison terrestre, car
les puissances des cieux seront déstabilisées.[1]
27 Et alors ils verront
l’Humain venant sur un nuage[2]
avec beaucoup de puissance et de gloire. 28 Quand ces choses commenceront à arriver, redressez-vous et relevez la tête, parce que votre libération est proche.
34 Prenez garde à vous, pour ne pas devenir des personnalités épaissies par l’intoxication, l’ivresse et les préoccupations courantes, et que ce Jour-là ne vous tombe dessus à l’improviste 35 comme un filet. Car il viendra sur tous ceux qui sont installés à la surface de toute la terre. 36 Restez donc éveillés, constamment en train de demander d’avoir la force d’échapper à toutes ces choses qui vont arriver et de vous tenir debout devant l’Humain.
Traduction
Préoccupations courantes (v 34). Littéralement : les «soucis de la vie».
Matériaux utilisés
Luc a rédigé la péricope à partir de matériaux tirés de Mc et de L :
vv 26b-27 = Mc 13,24-26
vv 25-26a.28.34-36 = L.
Dans le verset 25, l’évangéliste a gardé, de Marc, la mention du soleil, de la lune et des étoiles, tirée de la citation d’Isaïe 34,4. Puis, il a entouré les deux citations scripturaires trouvées dans Marc (vv 26b-27) de matériaux provenant de L, la documentation qui lui appartient en propre.
Éléments d’Histoire
La vision de la Fin qui sous-tend le chapitre a très peu à voir avec celle de Jésus. Pour les siens et les petits auxquels ce dernier s’adressait, l’avenir était à espérer et non à craindre. Ils seraient installés à l’intérieur des frontières du régime de Dieu, tandis que tous les oppresseurs en seraient exclus. Le Nazaréen était donc tout le contraire de l’homme aux scénarios catastrophiques. Il s’attendait certes à ce que le changement de régime se fasse rapidement, mais les spéculations sur le quand et le comment ne l’intéressaient pas. S’il croyait avoir appris quelque chose de Dieu, c’était qu’il se rencontrait chez les tout-petits et poussait à l’engagement en leur faveur. La révélation du Parent portait là-dessus et n’avait rien à voir avec les secrets de l’avenir. Les seuls passages du discours qui puissent prétendre trouver en lui un fondement solide concernent l’attente de la venue de l’Humain pour départager les vies humaines, selon qu’elles auront eu du sens ou pas (vv 27 et fin de 36).
Traditions
Jésus s’attendait à ce que la mise en place du régime de Dieu mette rapidement fin à l’Histoire, une attente qui s’est perpétuée au cours du développement du christianisme primitif. Avec le passage du temps, cependant, il a fallu repenser les choses.
1. Une quarantaine d’années après la mort de Jésus, un rédacteur (R) de l’école marcienne entreprend de rédiger une suite aux douze premiers chapitres de l’évangile de Marc. Écrivant sur les premiers événements de la fin (Mc13,5-23), il commence par les repousser dans un avenir indéfini, puisque partisans et partisanes de Jésus ont une tâche à remplir :
Mc 13,10 Et, d’abord, à toutes les nations, il faut que la bonne nouvelle soit proclamée.
Suivra une série de perturbations dans le monde humain, et c’est seulement par après – «après ce bouleversement (v 24)» – que les puissances célestes seront ébranlées et que l’Humain viendra, en son «Jour», juger l’humanité (vv 24-32). La fin n’est donc pas pour demain puisque l’avenir se fera par étapes :
. temps (indéfini) de la proclamation;
. temps (indéfini) des bouleversements dans le monde humain;
. temps (indéfini) des bouleversements dans le cosmos[3];
. Jour de l’Humain.
On est loin de l’époque de Jésus, lequel apprenait aux gens à demander le pain au jour le jour, «pour jusqu’à demain» (Q 11,3), au cas où on en serait aux dernières heures avant que survienne le régime de Dieu.
2. À toutes fins utiles, l’ensemble de la péricope lucanienne peut être attribué à la documentation que l’évangéliste est le seul à connaître (L), à l’exception des citations des versets 26b-27 qui proviennent de Marc (R). Sauf dans le verset 36, le vocabulaire jure par rapport à celui du reste de la documentation synoptique.
Le premier morceau (25-26a.28) est typique de l’Israël ancien. Sa côte n’étant pas portuaire, le pays n’a jamais eu de tradition proprement marine. Aussi y considérait-on que la mer était source de grands dangers puisque, par le fond, elle était liée aux eaux primordiales d’origine chaotique. C’est pourquoi, dans le texte, les bouleversements qui affectent celle-ci inquiètent davantage les humains que ceux qui se produisent dans les cieux. Tous ces cataclysmes sont cependant nécessaires pour que l’humanité, toujours inconsciente et sûre d’elle-même, sorte de sa torpeur. Par contre, alors que l’ensemble des humains se sentiront menacés face au grand dévoilement en train de se préparer, ce sera l’inverse pour la communauté chrétienne si elle réussit à bien lire les «signes» (vv 11.25) annonciateurs de la venue de l’Humain, lequel lui rendra justice et la «libérera». La parole suppose que, fidèle à la mission reçue de Jésus, elle suscite nécessairement la grogne de l’entourage.
Le second morceau (vv 34-36) est coulé dans le vocabulaire des moralistes du temps, judéens ou autres[4]. Il suffit d’une seule phrase pour caractériser – et condamner – le comportement de toute l’humanité (v 34). Ce ne sont plus, comme au temps de Jésus, les grands qui, en particulier, sont jugés selon le sort qu’ils font subir aux petites gens, ou d’après leur mépris de la justice et du partage, mais l’ensemble des humains, en fonction du code d’éthique courant dans la société. Alors que tous titubent ou cuvent leur alcool par terre, la communauté chrétienne, sobre comme il se doit, est invitée à « se tenir debout » en vue de la venue de l’Humain.
Luc
Dans ses Actes des Apôtres, Luc a exprimé sa propre vision de l’avenir dans les paroles suivantes où Jésus, sur le point d’être élevé au ciel, annonce aux futurs «envoyés» (apostoloi) qu’ils vont recevoir le Souffle saint, lequel en fera ses témoins
Ac 1,8a à Jérusalem, et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’au bout de la terre.
Il faudra beaucoup de temps à ces envoyés pour remplir semblable mission. Dans les années 80, on ne s’attend donc plus à une fin rapide de l’Histoire, et ce n’est pas dans le but de resserrer la tension eschatologique que l’évangéliste rapporte les traditions reçues, il poursuit un autre objectif. En effet, sous le couvert d’un discours qui vise ses lectrices et lecteurs, il a de fait en vue le fameux «Théophile», cet officiel romain à qui il adresse son évangile. Dans un premier temps, Luc sympathise avec les peuples de l’immense Empire, lesquels, à la Fin, seront effarés face aux cataclysmes dont ils ne comprendront pas le sens. Mais il veut surtout faire savoir aux dirigeants locaux que les siens sont de bons citoyens, desquels ils ne doivent avoir aucune crainte. Il faut noter en effet, que la mise en garde lucanienne des versets 34-36 n’a rien à voir avec les directives de la Torah – tels les fameux «Dix commandements» –, même pas avec celles que, dans les Actes, Jacques, le frère de Jésus, présente comme étant essentielles pour tout partisan d’origine étrangère à :
Ac 15,20 […] se garder des idoles polluantes, de l’inconduite sexuelle, de la viande d’animaux non saignés et du sang.[5]
En s’exprimant comme il le fait aux versets 34-36, Luc fait savoir à Théophile que les chrétiens sont de bons citoyens, des gens qui savent tenir leur place en société, dont l’Empire n’a pas à se méfier, qui ne troublent pas l’ordre public et qui facilitent donc la vie des officiels. Par le fait même, il avertit les siens que leur bonne conduite, selon les normes en vigueur dans leur entourage, est une condition nécessaire à la poursuite de leur mission dans la ligne de l’évangile.
Ligne du sens
1. Chaque génération a sa vision propre du sort de l’univers. Selon les anciens, le mal-être des humains est lié à celui de la nature et des puissances cosmiques qui dirigent cette dernière et influencent les premiers. C’est au moment où ce dysfonctionnement sera à son paroxysme que l’Humain fera son apparition en vue de libérer la création de son malheur. Notre époque, quant à elle, est en train de vivre l’impact qu’a la conduite insensée des humains sur la belle planète qu’a déjà été leur demeure. Aussi, la fin plus ou moins rapide de l’humanité sur terre est-elle envisageable, anticipant de quelques milliards d’années celle de tout l’univers dans le noir et le froid. Et, comme l’ont fait les anciens, notre génération doit se poser la question de la conduite à tenir entre-temps.
2. Les grands de ce monde, après avoir étouffé les océans sous le plastique, recouvert les sommets des montagnes qu’ils escaladaient de leurs cochonneries, encombré l’atmosphère de dizaines de milliers d’objets dangereux, fait fondre les glaciers, détruit le climat et vidé les ressources de la planète, cherchent dès maintenant à répéter leur admirable gestion des choses en se préparant à creuser des mines sur la lune et à s’installer ailleurs dans l’espace. Ils disposent, pour ce faire, des centaines de milliards qu’ils ont volés aux pauvres.
3. Sur ce fond de scène la péricope lucanienne a deux choses à nous dire. Premièrement, quand Luc nous fait voir «l’Humain venant sur un nuage» (v 27), il cherche à creuser en nous une conviction : les humains sont imputables. L’Histoire a un Sens. Au fond de tout, au creux de notre petit quotidien, se trouve une Réalité qui rêvait d’une humanité heureuse, gérant dignement les richesses d’une superbe planète et s’en partageant justement les fruits. Un Jour, la question sera posée, largement, à l’ensemble des humains : qu’avez-vous fait les uns des autres ainsi que de votre maison terrestre? Cette question double, j’ai à l’entendre chaque jour, chaque moment de chaque jour, à chaque rencontre, chaque fois que j’ai à décider si je prends l’auto ou le métro. Toutes les petites réponses que je lui aurai données au jour le jour s’additionneront à la Fin pour constituer la réponse de ma vie, c’est-à-dire l’être humain que je serai devenu. À celui-là, nul – pas même Dieu – ne pourra rien enlever ni ajouter. Voilà qui je serai pour avoir fait ce que j’ai fait – ou pas – aux autres et à la maison commune.
En second lieu, entre-temps, à échelle humaine, j’ai à trouver ma famille et ma maison. En effet, il n’est pas possible, seul, de devenir un être humain décent, lequel, dans tous les aspects de sa vie, prend le contrepied du système en train de détruire et la planète et l’humanité. Je ne peux devenir moi – cette personne que l’Humain reconnaîtra en son Jour – que si je me fais avec d’autres en vivant humainement sur un petit territoire où, ensemble, nous respectons la planète. Et quand cela arrive, qu’il fait clair, que la vie goûte bon, qu’on se trouve chanceux d’avoir rencontré des gens profondément humains avec qui partager un sens attirant de la vie, c’est que le mystérieux Humain est là et qu’il vient de faire arriver l’Église[6]. Non pas une patente religieuse, bien sûr, mais une cellule d’Humanité vraie, qui annonce ce que sera le futur organisme collectif.
Les «signes» des temps indiquent que tout se déglingue, et ils pointent en direction du comportement à adopter avant qu’arrive la Fin : pour qui ne veut pas devenir «épais» (v 34), c’est de chercher à devenir soi – c’est-à-dire un humain semblable à l’Humain –, avec d’autres humains, en respectant la maison planétaire.
Notes :
[1] Is 34,4.
[2] Dn 7,13.
[3] Les puissances célestes qui contribuent à la bonne marche du cosmos sont traditionnellement appelées «messagers» (aggeloi ou «anges», en grec).
[4] F. BOVON parle de «catéchèse paléo-chrétienne».
[5] Selon Paul (Ga 2,10), il leur fallait seulement «se souvenir des pauvres».
[6] Voir Mt 5,13a.14a; 18,20.
À PROPOS D’ANDRÉ MYRE
André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.
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