Échos d'Évangile

Quand les muets se mettent à parler

Photo André Myre

Par André Myre

Échos d'Évangile

19 avril 2023

Crédit photo : AndreyPopov / iStock

La péricope suivante (Q 11,14-20)est située dans la partie centrale de la Source qui porte sur la vie des partisanes et partisans de Jésus. Après avoir parlé de la mission qui est confiée à ces derniers, et de la personnalité du Parent qui la fonde, Q ouvre une troisième section dans laquelle elle présente un potpourri des réactions auxquelles il faut s’attendre.

La première péricope, en trois morceaux, commence, chose rare dans ce document essentiellement composé de paroles, par un petit récit d’exorcisme. S’ensuit une controverse entre Jésus et ses adversaires, puis une déclaration de ce dernier sur le sens de ses exorcismes conclut l’ensemble.

 

Q 11,14           Il chasse de quelqu’un un démon qui le rendait muet.

Une fois le démon chassé, le muet se met à parler.

Et les foules de s’étonner.

 

15 Mais il s’en trouve pour déblatérer :

Il se sert de Béelzéboul, le démon en chef, pour chasser les démons.

17 Lui connaît bien leurs magouilles :

Tout régime divisé contre lui-même court à sa perte,

et aucune maison divisée contre elle-même ne pourra tenir debout. 18 Si le Satan est divisé contre lui-même, comment son régime se maintiendra-t-il ?

19 Moi, je me servirais de Béelzéboul pour chasser les démons ? Et vos fils, alors ? Ils se servent de qui ? La conclusion s’impose, ce sont eux qui seront vos juges.

 

20 Mais si moi, c’est du doigt de Dieu que je me sers pour chasser les démons, alors le régime de Dieu vient de s’imposer à vous.

 

1. Le premier morceau raconte, de façon stylisée, un exorcisme de Jésus (v 14). Il faut dire tout de suite un mot des «démons» ou «souffles malfaisants (impurs)» dans les évangiles. Ils n’ont rien à voir avec la tentation morale et l’Enfer. À l’époque – et pas seulement en Israël –, ils sont l’explication qu’on donne couramment pour rendre compte de la maladie. Ils font partie du monde physique à l’œuvre sur la plaque terrestre. Ils viennent du désert, leur habitat privilégié, mais ont émigré partout.

Chaque démon a sa spécialité (ici, c’est l’expert en mutité qui était à l’œuvre dans le malade) mais il peut s’en réunir un certain nombre pour travailler en groupe, sous la responsabilité d’un chef de commando (ici, il s’en trouve un qui est même nommé : «Béelzéboul»). Les démons sont donc, pour les Anciens, les équivalents de nos virus, microbes, champignons ou bactéries susceptibles de nous rendre la vie misérable. Eux aussi cherchaient à comprendre d’où venaient les maladies et à trouver les moyens de s’en prémunir.

Le récit offert par la Source est un peu plus stylisé. Il est anonyme, sans situation dans l’espace et dans le temps, et il peut servir pour une foule de maladies : pour l’aveugle qui se met à voir, le sourd à entendre, le paralysé à marcher, la courbée à se redresser, etc. Il n’y a sans doute rien d’historique sous le v 14, lequel est utilisé comme simple amorce littéraire de la controverse qui suit.

 

2. La controverse est stylisée elle aussi. Les adversaires sont anonymes et font référence aux exorcismes de Jésus en général. Leur objectif est de discréditer ce dernier en l’accusant d’avoir fait un pacte avec le responsable des démons (v 15) : «Tu me laisses vous chasser, ça me permettra de mieux tromper les gens». L’accusation permet de voir que c’est le sens que Jésus accordait à ses guérisons qui indisposait les autorités.

Les versets 17-18 sont une insertion dans la controverse originale. D’ailleurs, ils jurent avec le contexte, introduisant la notion de division dans l’armée des démons alors que, selon la parole sur Béelzéboul, ce dernier contrôlait fort bien ses troupes. L’insertion ne manque cependant pas d’intérêt puisqu’elle témoigne de la transformation du personnage littéraire du «Satan». À l’origine, le Satan était considéré comme faisant partie de la cour céleste; il avait comme fonction de vérifier l’authenticité des êtres humains et de faire rapport au Patron divin. Cette fonction a entaché sa réputation ici-bas, et, avec le temps, les scribes l’ont fait basculer du côté des forces du mal. L’insertion des versets 17-18 en témoigne : en effet, elle fait en sorte que le personnage est identifié à Béelzéboul; il devient ainsi le général-en-chef d’une force démoniaque et il s’attaque physiquement aux humains, ce qui lui était interdit jusque-là[1].

Le verset 19 offre la réponse originale à l’accusation des adversaires de Jésus. Il est remarquable que, loin de faire de ce dernier un exorciste exceptionnel, la parole le situe dans le groupe des autres guérisseurs. Le but de la réplique est de mettre le doigt sur le nœud du problème. Si on s’en prend à Jésus, et non aux autres qui s’occupent aussi des malades, ce n’est pas à cause de ce qu’il fait mais de ce que, seul parmi d’autres, il veut dire. Et avec cela, tous ceux qui ont véritablement à cœur le sort des malades sont d’accord, et en témoigneront un jour.

 

3. La parole finale est la plus significative de la péricope (v 20). De façon étonnante, de toute la tradition évangélique, elle est la seule dans laquelle Jésus énonce l’objectif qu’il a en vue en faisant ses exorcismes. Or, un don humain ne s’expliquant pas, son origine ne se prouvant pas, la parole commence donc par un «si». «Si» Dieu fait agir sa force[2] de guérison en lui, c’est que, selon la signification que Jésus voit dans ses gestes, le régime de Dieu est en train de s’imposer, et donc que celui de Jérusalem et de Rome est sur le point d’être remplacé. S’il a tort, il est un être malsain. S’il a raison, le pouvoir en place n’a plus de légitimité divine.

 

Ce n’est pas la nature des gestes de Jésus qui est parlante pour la foi en lui, comme si le fait de faire des choses étonnantes disait Dieu de soi. C’est le sens qui parle, étonne, dérange. C’est le fait qu’en Jésus le «Parent» soit scandalisé par le système politique et religieux qui scandalise les autorités. C’est le fait que le même Parent soit aussi scandalisé qu’il l’était jadis par notre système et notre religion que «les savants et les grands esprits» desquels il se cache (10,21) ne veulent pas voir. Pour éviter que le système ne s’écroule, il leur faut donc veiller à ce que les gens restent muets. Or, le régime de Dieu entre en action quand les muets se mettent à parler.

 

Notes :

 

[1] Voir Jb 1,12. Pour qui veut connaître la fonction originale du Satan, le premier chapitre du livre de Job est à lire.

[2] En règle générale, dans le Nouveau Testament, c’est le mot «souffle» qui est utilisé pour rendre compte du pouvoir d’intervention de Dieu dans le monde humain. Le terme est typiquement chrétien. Il est donc significatif que, dans une parole accordée au monde de pensée de Jésus, une expression telle que «doigt de Dieu» soit employée.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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