Échos d'Évangile

Prière de ne pas prier

Photo André Myre

Par André Myre

Échos d'Évangile

15 février 2022

Crédit photo : Paul Zoetemeijer / Unsplash

Comme elle connaît bien la mentalité de Jésus, la Source a l’habitude des formules scandaleuses, en voici une : Q 6,46 Pourquoi me lancer des « seigneur ! seigneur ! », au lieu de faire ce que je dis ? Pour que le mot soit bien compris, il faut le mettre en contexte.

 

Dans ce but, je me dois de citer une parole que les Actes des apôtres attribuent à Pierre, au matin de la Pentecôte, et dont on ne peut surévaluer l’importance :

Ac 2,36 Seigneur et messie, voilà ce que Dieu a fait de ce Jésus que vous, vous aviez crucifié.

 

C’est un contenu qu’il faut avoir en mémoire dès qu’on veut interpréter un texte évangélique. Il faut toujours y revenir parce qu’il ne cadre pas avec notre mentalité d’Occidentaux du XXIe siècle.

Ce que dit cette parole est d’un côté très simple, tout en restant pour nous, difficile à comprendre. Elle exprime pourtant le cœur de la foi du Nouveau Testament, et c’est pourquoi Luc a jugé bon de la mettre dans la bouche de Pierre.

Selon ce dernier, donc, si les habitants de Jérusalem ont réussi à avoir la peau de Jésus, leur succès les a menés à l’échec puisqu’en contrepartie, Dieu a fait de ce dernier le seigneur et le messie. Un quart de siècle auparavant, Paul avait dit substantiellement la même chose au début de la lettre aux Romains, en parlant de Jésus ainsi :

Rm 1,3 … né du sperme de David, à la manière de la chair,

         4   établi fils de Dieu avec puissance, à la manière du souffle saint, à partir de la résurrection des morts, Jésus Christ[1], notre seigneur.

 

Le texte de Paul éclaire celui de Pierre. Après sa mort, Dieu a ressuscité Jésus et, en lui faisant don de son «souffle saint» – lequel est un nom donné à son pouvoir d’intervention dans l’Histoire – il lui a confié la responsabilité d’agir dans l’humanité à sa place [2]. La grande majorité des textes du Nouveau Testament sont imprégnés de cette foi en la résurrection et en la seigneurie de Jésus.

 

Seigneur-messie-fils de Dieu

 

Aussi, comme il est coutume chez les humains de donner des titres à ceux ou celles qui occupent une situation de pouvoir ou d’autorité, le Nouveau Testament foisonne-t-il de textes témoignant des titres, couramment utilisés à propos des rois de Juda ou d’Israël, qui ont été attribués à Jésus. Les plus courants sont seigneur [3], christ ou messie, et fils de Dieu, et nous les retrouvons dans les deux textes qui viennent d’être cités.

Une dernière note contextuelle. Comme en témoigne le texte de Paul au début de la lettre aux Romains, le seigneur-messie-fils de Dieu est de la lignée de David. Or, ce dernier, on le sait, a régné en Juda, au sud du pays, et il avait choisi Jérusalem comme capitale. Ce fondement historique n’est pas sans importance, car il nous permet de penser que Jérusalem a été le lieu de naissance des formulations de la foi en Jésus centrées sur la résurrection et la seigneurie.

Il faut se souvenir, en effet, que, dans l’Ancien Testament, c’est en Judée, au temps des Maccabées, que s’est exprimée pour la première fois la foi en la résurrection. Les scribes chrétiens de Jérusalem, après avoir reçu la foi en Jésus née en Galilée, l’ont fait leur et l’ont exprimée dans les catégories propres à leur mentalité. Ils l’ont coulée dans le langage nouveau de la résurrection, et ils ont inséré le charpentier nazaréen dans la lignée royale qui avait marqué l’histoire de leur capitale et allait se prolonger dans la dimension de Dieu.

Puis, tablant sur leurs liens avec la diaspora judéenne, ils ont fait transmettre leurs formulations dans les différentes communautés chrétiennes qui existaient alors. C’est dans celle de Damas que Paul les a connues et les a disséminées dans le monde méditerranéen.

En Galilée, par ailleurs, comme en témoigne la Source, on avait une toute autre vision des choses.  On se souvenait du charpentier de Nazareth, qui n’avait rien voulu savoir de la centralisation du pouvoir à Jérusalem depuis que la Judée s’était annexée la Galilée.  Le dernier texte de la Source est d’ailleurs le suivant :

Q 22,28 Vous qui m’avez suivi,

         30  vous siégerez sur douze trônes pour gouverner les douze tribus d’Israël.

 

Agir ou lieu de prier

 

Quand il envisage le régime de Dieu, Jésus passe par-dessus les siècles de royauté davidique pour remonter au temps des douze tribus. Et il écarte du pouvoir les élites habituées à gouverner, pour le voir aux mains de douze hommes de la base. Il ne veut rien savoir de la centralisation du pouvoir aux mains d’un unique souverain, en Judée, à Jérusalem.  De plus, non sans ruse, il assure que sa Galilée ne sera jamais assujettie à Jérusalem, puisqu’au Nord il se trouve dix tribus, mais seulement deux au Sud…  Il aurait été très étonné d’appendre qu’un jour on le considérerait comme le successeur ultime de David [4].

Après cette longue introduction qu’on me pardonnera, j’espère, j’en reviens au texte du début :

Q 6,46 Pourquoi me lancer des « seigneur ! seigneur ! », au lieu de faire ce que je dis ?

 

Le Jésus de la Source y prend ses distances vis-à-vis de la conception de la foi qu’on se fait en Judée et ailleurs dans le monde[5]. De façon plus significative, encore, la Source soulève un gros problème. C’est qu’une christologie[6] comme celle de la seigneurie est susceptible de déresponsabiliser ceux qui la professent. « Prions le seigneur », remettons-lui nos problèmes entre les mains, formulons-lui nos intentions de prière, et voilà, nous avons fait notre devoir.

La Source dit non. L’objectif de toute formulation de foi est de renforcer la décision de marcher à la suite de Jésus en faisant ce qu’il dit. Selon elle, prier pour la paix dans le monde, ça ne donne rien : va plutôt lutter pour rétablir un brin de justice quelque part, et tu auras fait avance la paix.

Prier pour les itinérants, ça ne donne rien : prends plutôt deux minutes de ton temps pour aller converser avec l’un d’eux. Prier pour que l’Église change, ça ne donne rien : va plutôt vivre quelque chose du changement que tu espères. Le «seigneur» ne fait rien d’autre que te donner le courage d’agir. Ne le prie pas de faire à ta place ce qu’il veut que tu fasses, mais que tu ne veux pas faire.  L’Église de Galilée a encore des choses à nous apprendre.

 

Notes :

 

[1] À l’origine, le mot grec christos, traduction de l’hébreu mâshiach qui signifie « celui-qui-a-été-oint », était un titre royal; cependant, comme le montre ce texte de Paul, dans le monde grec, il a acquis un surplus de sens en devenant l’équivalent du nom propre de Jésus.  Messias est la transposition son pour son, en grec, du terme hébraïque.  Pour le fond, les trois mots français « christ, messie et oint » veulent donc dire la même chose.

[2] Dans la première lettre aux Corinthiens, Paul attribue un terme à la seigneurie de Jésus, en déclarant qu’à la fin, après avoir aboli toutes les autres puissances, y compris la mort, Jésus remettra « la royauté » au Dieu et Parent, afin que Dieu le soit pour tous (15,23-28).

[3] « Seigneur » est le seul titre qui soit utilisé en s’adressant au souverain; il est donc courant dans la prière.  C’est aussi le seul qui soit aussi d’usage en parlant de Dieu, ou en s’adressant à lui.

[4] Je me permets ici de suggérer aux lectrices et lecteurs qui viennent de parcourir cette mise en contexte, de retourner au texte du début (Q 6,46) avant de lire la suite.  Il faut bien voir que l’homme de Nazareth, qui a été fait seigneur après sa mort, n’a pas pu se présenter comme seigneur avant de mourir. Par ailleurs, la parole qui est rédigée en son nom est bien une parole du seigneur Jésus, qui veut corriger la prière et l’action de son Église.  Un tel mode de lecture vaut pour l’ensemble des textes évangéliques. Les auteurs anciens étaient beaucoup plus sophistiqués que nous sommes portés à le penser.

[5] Ailleurs dans le document, les réticences sont manifestes vis-à-vis de la foi en la seigneurie, et la résurrection de Jésus n’y est jamais mentionnée, ce qui, on s’en doute bien, discrédite la Source aux yeux de ceux pour qui la foi est essentiellement affaire de formule.  Reste que la parole se retrouve quand même dans les évangiles de Matthieu et de Luc et qu’on ne peut l’écarter parce qu’elle ne plaît pas.

[6] Une christologie est une façon de rendre compte de l’être et de la fonction de Jésus après sa mort : la christologie patristique du « vrai Dieu – vrai homme », par exemple, est bien différente de la seigneurie néotestamentaire.  On comprend donc mal le Nouveau Testament si on le lit à la lumière d’une christologie postérieure.

 

12e texte de la série La Source des paroles de Jésus.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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