Paroles de dimanches

Pour que la vie goûte bon

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

1 février 2023

Crédit photo : Hemant Latawa / Unsplash

Dans son introduction à son Sermon sur la montagne, Matthieu – comme nous l’avons vu la semaine dernière –, commence par faire le portrait de celles et de ceux qui sont appelés à s’engager sur le chemin tracé par Jésus. Ensuite, en quatre versets, il réussit à énoncer le sens de la vie de partisan, l’objectif poursuivi, la raison d’être du don de la foi.

Ce texte (Mt 5,13-16), que la Liturgie nous offre aujourd’hui et qui conclut l’introduction matthéenne au Sermon, est donc on ne peut plus important puisqu’il répond à la question maintes fois posée : à quoi ça sert d’être chrétien[1] ?

 

13 Vous, vous êtes le sel de la terre.

Si alors le sel fait le fou, avec quoi sera-t-il sa­lé?

Il n’est bon à rien d’autre qu’être jeté dehors pour se faire marcher dessus par les humains.

 

14 Vous, vous êtes la lumière du monde.

Une ville située en haut d’une montagne ne peut pas être cachée.

15 Pas plus n’allume-t-on une lampe pour la poser sous un récipient, mais bien plutôt sur le lampadaire, et elle brille pour toute la maisonnée.

16 Qu’ainsi brille votre lumière devant les humains, afin qu’ils voient vos beaux gestes et donnent de l’éclat à votre Parent, celui dans les cieux.

 

 

Traduction

 

Fait le fou (v13). C’est le sens littéral du verbe grec. Jouant au fou, le sel ne se conduit pas raisonnablement comme il devrait le faire.

Récipient (v 15). Pour «boisseau».

Donner de l’éclat (v 16). Pour «glorifier». Le concept hébraïque correspondant contient la notion de «poids». Il s’agit d’ajouter à l’influence de Dieu en prenant parti pour lui, en se réjouissant de ses succès, etc.

 

Matériaux utilisés

 

La péricope est en deux morceaux, et Matthieu l’a rédigée à partir de quatre paroles tirées les unes de la source Q et les autres de l’évangile de Marc[2].

v 13        = Q 14,34-35 = Mc 9,50a

v 15a     = Mc 4,21

v 15b = Q 11,33b.

 

Une tâche à remplir

 

On ne saura certes jamais si Jésus a lui-même utilisé les images du sel et de la lampe pour illustrer l’agir qu’il attendait des siens, mais on peut être sûr qu’il voulait ceux-ci au service de leur société.  Il percevait dans cette dernière un manque qu’il fallait à tout prix combler.  Il choisissait donc ses partisans et partisanes en fonction de ce besoin : il les désirait «sel» pour donner du goût à leur milieu, et lampe pour l’éclairer.

L’agir qu’il attendait d’eux devait être conditionné, comme l’était le sien, par les appels au secours qu’ils étaient censés entendre. Ils n’avaient donc rien à faire là où leurs services n’étaient pas requis. On n’ajoute pas de sel à un plat assez assaisonné, et on n’allume pas de lampe dans une pièce déjà éclairée. Comme il le dit ailleurs, le médecin n’est là pour les bien portants mais pour soigner les malades (Mc 2,17).

 

Traditions

 

  1. Dans les deux documents utilisés par Matthieu, la parole sur le sel a valeur d’un très sérieux avertissement adressé aux lecteurs et lectrices qui se prétendent partisans de Jésus :

Q 14,34 Il est beau le sel.  Mais si le sel fait le fou, avec quoi serait-il assaisonné ?  35 Comme il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier, on le jette dehors.

 

Selon la Source, un partisan de Jésus qui se laisse avaler par le système est devenu insignifiant. C’est une personne qui a perdu sa raison d’être, ne répond plus à l’appel de la foi et sera donc jetée hors du régime de Dieu. En somme, une vie ratée. Une telle parole a évidemment valeur d’électrochoc. Elle cherche à faire sortir croyants et croyantes de leur torpeur. Eh ! leur dit-elle, le système a réussi à vous engluer dans sa bulle. Vous n’arrivez plus à goûter la vie, encore moins à la faire goûter aux autres. Vous ne servez plus à rien, l’Humain n’aura donc que faire de vous.

La tradition marcienne est aussi dure que la précédente.

Mc 9,50a Il est beau le sel.  Cependant, si le sel arrive non salé, avec quoi l’assaisonnerez-vous ?

 

Il est impossible de donner du goût à quelqu’un qui est devenu insipide. Un être humain ne se refait pas artificiellement. Si un homme ou une femme a décidé de passer à côté de sa vie, il n’y a pas, quelque part, de clone de remplacement pour en faire un être humain réussi. Il est cependant encore temps de devenir humain, veut bien espérer Marc.

 

  1. La parole de la Source sur la lampe ouvre un petit sous-ensemble sur la lumière :

Q 11,33 Personne n’allume une lampe pour la cacher, mais pour la mettre sur le lampadaire, et elle brille pour toute la maisonnée.

 

Le mot de conclusion exprime bien le contexte dans lequel le début doit s’interpréter :

Q 11,35 Si donc la lumière qui est en toi est ténébreuse, quelles ténèbres !

 

Il y a des ténèbres, et il y en aura toujours. Les partisans ne sont donc pas là pour chercher à les éliminer, mais pour créer, autour d’eux, un espace vivable, d’où le système est repoussé. C’est ce qui rend l’espoir possible. La vie des partisans compte donc une part de lutte importante, pour tenir le système à distance. Par ailleurs, il serait absurde de créer une pièce où ne seraient rassemblées que des lampes allumées, ou que des lampes éteintes.

La parole sur la lampe est donc un avertissement sévère servi à la communauté : un partisan ou une partisane de Jésus n’existe que pour éclairer son entourage. Malheur à celui ou celle qui refuse de s’allumer pour les autres, ou qui a laissé la vie l’éteindre. Si la Source a des paroles aussi dures, c’est qu’elle est consciente du danger qui menace les siens et qu’elle veut les secouer énergiquement.

Marc a situé la parole sur la lampe à l’intérieur d’un chapitre fait essentiellement d’exemples imagés (paraboles), donnés pour aider partisans et partisanes à percer le mystère de leur vie.

Mc 4,21 La lampe vient-elle pour être posée sous un baril ou sous un lit ?  N’est-ce pas pour être posée sur le lampadaire?

 

Elle ouvre une suite de deux petites péricopes qui sont à comprendre ensemble, et dont la conclusion, de la main de Marc, révèle ce que ce dernier voulait que ses lecteurs et lectrices en retiennent :

25 Car qui a, il lui sera donné, et qui n’a pas, même ce qu’il

a sera emporté de lui.

 

Au dire de l’évangéliste, «le secret du régime de Dieu a été donné» aux partisanes et partisans de Jésus, et ces derniers doivent agir en conséquence contre le système qui doit être remplacé. Ils sont comme des lampes destinée à éclairer leur entourage. Mais attention ! leur lumière est un don, et un don est fait en fonction d’une tâche. Qui est allumé éclairera encore davantage, et qui s’est laissé éteindre n’aura plus jamais de lumière en soi. Même contexte de sévère avertissement.

Les traditions sur le sel et la lampe ont clairement été formulées dans un contexte où la lutte en vue de l’établissement du régime de Dieu s’était considérablement affaiblie au profit de la consolidation de l’institution Église. Et, tant Q que Marc, les deux grands documents qui ont servi à la formation des évangiles de Matthieu et de Luc, contiennent un rappel à l’ordre bien senti.

 

Matthieu

 

Matthieu adoucit considérablement le ton des quatre paroles traditionnelles en les faisant passer de l’avertissement à l’exhortation. Sa manière d’encadrer les deux paroles ainsi que le traitement qu’il leur accorde montrent bien comment il les interprète. Comme il l’écrit aux vv 13a et 14a, les membres de sa communauté «sont» le sel de la terre et la lumière du monde. Ces deux énoncés ont à la fois valeur de déclaration et d’interpellation.

Les siens doivent rester fidèles à leur mission, et ils ne peuvent se permettre de faire autrement : d’abord ils seraient déconsidérés auprès de leur entourage qui leur «marcherait dessus» (fin du v 13), et, de toute façon, il est quasiment impossible de cacher ce qu’on est (v 14b). En conclusion, l’évangéliste rédige l’exhortation qui lui tient à cœur : les siens font plein de belles choses, puisse leur entourage le voir, en tirer espoir et se découvrir assez de ressort pour remercier la Vie de ses bontés.

Une dernière caractéristique de la rédaction matthéenne est à souligner. Il est en effet le premier à parler du sel «de la terre», et de la lumière «du monde». Cinquante ans après la mort de Jésus, la tâche qui est confiée à ses partisans et partisanes est élargie à l’ensemble de l’humanité répandue sur toute la planète. Si la foi existe, c’est pour que la vie goûte bon sur la terre, et que les humains voient la lumière au bout du tunnel.

La raison d’être de l’Église matthéenne, c’est une humanité heureuse sur une planète accueillante. Aussi Matthieu termine-t-il son évangile en rappelant aux siens qu’ils devront jouer leur rôle «jusqu’à la fin des temps», et que Jésus sera chaque jour avec eux pour les aider à suivre ses directives, pour le plus grand bonheur des humains (Mt 28,20).

Matthieu rédige son introduction de manière à offrir à ses lectrices et lecteurs une image positive d’eux-mêmes, qui leur facilite l’entrée sur le chemin de vie exigeant qu’il a l’intention de leur présenter dans le Sermon. C’est pourquoi, il donne aux paroles traditionnelles sur le sel et la lampe une tout autre tonalité que celle qu’elles avaient dans les documents utilisés par l’évangéliste. Le Sens n’est pas coulé une fois pour toutes dans les formulations passées, mais est toujours à redire de façon neuve compte tenu des circonstances.

 

Ligne de sens

 

Les paroles sur le sel et la lampe sont lumineuses à toutes les étapes de leur formulation, et elles restent parlantes.

  1. Le sel sert à donner du goût aux aliments, et la lampe à éclairer. C’est leur rôle, leur tâche, leur fonction. Les utiliser comme images pour les appliquer aux partisans et partisanes de Jésus, c’est signaler qu’on a l’intention de signifier ce qu’ils ont à faire dans la vie. La foi est donnée pour que les croyants, comme le dit Matthieu, posent de «beaux gestes» ou fassent de belles choses dans la vie. Selon l’évangile, le christianisme n’est pas un système de pensée ou une religion, mais une façon de vivre[3].
  2. Les auteurs des traditions les plus anciennes font parler les images pour avertir leurs communautés du sort qui les attend si elle n’a pas le comportement requis par la foi. Elles subiront le sort des choses inutiles. L’être humain qui lit ces paroles ou les entend est dont interpellé à se demander si, vraiment, parce qu’il y aura vécu, la terre a meilleur goût et le monde est moins noir.
  3. Dans la préparation d’un repas, l’important n’est pas le sel, mais la soupe. Il ne faut surtout pas qu’en goûtant le potage, les convives se disent : Oh ! que ce sel est bon ! L’art de cuisiner consiste à donner du goût à la soupe en faisant oublier la présence du sel. Dans un musée, l’important n’est pas la lampe mais le tableau qu’elle éclaire. La foi est donnée parce qu’il faut absolument que la terre goûte bon, et que le monde soit un espace éclairé d’où les ténèbres soient écartées.

L’important, c’est l’humanité et la planète, que la première soit heureuse et la seconde maison accueillante. L’Église existe pour y contribuer, et elle n’a de sens que si elle le fait. Si c’est le cas, les gens heureux ne sauront sans doute pas qu’ils lui doivent leur bonheur, mais, elle, elle sera heureuse d’avoir joué son rôle. Dans le cas contraire, elle est insignifiante et elle va disparaître («jetée dehors»). Et si elle se pense plus grande que l’humanité en se donnant comme objectif de l’englober, elle court au désastre, comme le cuisinier qui échappe la salière dans la soupe.

  1. Les paroles sur le sel et la lampe valent pour le couple, la famille, les amis, le milieu de travail, l’organisme de bénévolat ou d’engagement, le réseau de solidarité, etc. À tous les miens, à toutes mes connaissances, j’ai à communiquer le goût de vivre, et à créer l’espoir qu’advienne une humanité heureuse dans sa résidence planétaire aimée et respectée. C’est le seul critère à partir duquel j’aurai un jour, en présence de l’Humain et de l’ensemble de celles et ceux avec qui j’aurai eu la chance de partager du temps, à juger si j’ai réussi ma vie ou pas.

 

Matthieu offre le reste du Sermon sur la montagne à ses lectrices et lecteurs pour les aider à discerner de la sorte d’êtres humains qu’ils veulent devenir.

 

Notes :

 

[1] Les caractères gras désignent l’essentiel de la rédaction matthéenne.

[2] Il est relativement rare que Marc et Q rapportent des traditions communes.

[3] Il y a plus de cinquante ans, l’exégète jésuite Julien Harvey avait cette formule définitive : «le christianisme n’est pas une orthodoxie mais une orthopraxie».

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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