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Dans D’après Luc, la péricope qui suit (Lc 17,11-19) apparaît comme un épisode isolé, sans lien avec l’avant et l’après, au cours de la montée de Jésus vers Jérusalem.
De façon plus ou moins adroite, géographiquement parlant, l’évangéliste se sert de ce récit pour faire mention de la Samarie à l’intérieur du parcours de Jésus. Comme on le voit, dans la présentation de la traduction qui suit, la rédaction de Luc a sensiblement marqué l’interprétation du passage.
17,11Et il arriva, alors qu’il faisait route vers Jérusalem qu’il traversa la Samarie et la Galilée au beau milieu. 12 Et, lui entrant dans un certain village, dix mâles lépreux vinrent à sa rencontre, lesquels se tinrent à distance. 13 Et ils élevèrent la voix, disant :
Patron Jésus, aie pitié de nous.
14Et, les ayant vus, il leur dit :
Vous en étant allés, montrez-vous aux prêtres.
Et il arriva, alors qu’ils étaient en route, qu’ils furent purifiés.
15 L’un d’eux, alors, ayant vu qu’il a été guéri, revint sur ses pas, rendant hommage à Dieu à pleine voix,16 et il se jeta face contre terre à ses pieds, le remerciant, et c’était un Samaritain. 17 Ayant alors répondu, Jésus dit :
Les dix n’ont-ils pas été purifiés?
Les neuf, alors, ils sont où?
18 Il ne s’en est pas trouvé revenant rendre hommage à Dieu si ce n’est cet étranger?
19 Et il lui dit :
T’étant levé, va, ta confiance t’a sauvé.
Matériaux utilisés
Luc a tiré le passage de L.
Éléments historiques
Les scribes qui composent les récits de guérison ont tendance à éloigner Jésus des gens avec lesquels il n’est pas censé avoir de contacts, de là les guérisons à distance dans les cas de païens ou de certains lépreux. La narration est faite de façon stéréotypée, avec référence traditionnelle à la confiance des malades[1]. Quant à la composition d’ensemble, elle vise à faire porter l’attention sur l’importance de la reconnaissance, une perspective communautaire. La péricope est donc difficile à ancrer dans l’histoire de Jésus.
Traditions
Le récit traditionnel est bien construit :
17,11Et au beau milieu de la Galilée, 12 lui entrant dans un certain village, dix mâles lépreux vinrent à sa rencontre, lesquels se tinrent à distance. 13 Et ils élevèrent la voix, disant :
Jésus, aie pitié de nous.
14Et, les ayant vus, il leur dit :
Vous en étant allés, montrez-vous aux prêtres.
15 L’un d’eux, alors, ayant vu qu’il a été guéri, revint sur ses pas, 16 et il se jeta face contre terre à ses pieds, le remerciant. 19 Et il lui dit :
T’étant levé, va, ta confiance t’a sauvé.
Vv 11-13. Dès le début, l’accent est mis sur les malades. Alors que, d’ordinaire, Jésus prend l’initiative de la guérison, ici, ce sont les lépreux qui vont le trouver, et font appel à lui. Ils sont dix, ce qui laisse entendre qu’ils proviennent de différents villages du centre du pays, et qu’ils s’entraident pour survivre, coupés de leur milieu et de leur famille. Le scribe qui rédige la rencontre projette chez eux la foi de la communauté pour qui il rédige le passage : Ils savent qui est Jésus et qu’ils peuvent l’approcher; c’est un homme qui a le pouvoir de les sauver, il suffit donc qu’il ait pitié d’eux[2].
V 14. Puisque Jésus les «voit», la balle est maintenant dans son camp, aussi fait-il appel à la confiance : toujours lépreux, donc coupés de leur milieu de vie, ils doivent aller faire vérifier par l’officiel qui les a mis à l’écart – le prêtre de leur village ou de leur région (Lv 13,49) – qu’ils sont bien guéris et qu’ils peuvent être réintégrés dans leur milieu. La confiance s’exprime toujours alors qu’on a mille raisons de ne pas le faire. Le récit en présente ici une illustration extrême.
Vv 15-16. De façon prudente, humaine, émouvante même, le scribe parle maintenant d’expérience. Pour être sauvé d’une situation difficile ou périlleuse, il faut nécessairement faire confiance; parfois, ça marche, mais pas tout le temps, on ne sait pas, c’est imprévisible. Dans ce cas-ci, on nous dit qu’un des dix a été guéri, ce pour quoi il y a lieu de manifester beaucoup de reconnaissance. Quiconque a déjà été guéri sait la bouffée de soulagement qui monte du fond de soi. Pour le scribe, c’est tellement important d’être reconnaissant qu’il nous montre un ex-malade retournant à Jésus avant même d’avoir été réintégré dans sa communauté par l’officiel responsable de lui. En revenant ainsi à Jésus, l’homme se révèle toujours marginal, mais autrement : avant sa rencontre avec Jésus le système l’avait mis à part, maintenant c’est lui qui s’en écarte. La libération intérieure accompagne la guérison physique, et les deux font partie de l’expérience du salut.
V 19. La parole finale, mise dans la bouche de Jésus, est riche de foi. Le malade guéri, qui s’était prosterné devant Jésus pour le remercier, est appelé à «se lever», un verbe d’utilisation courante aussi employé pour signifier la résurrection. L’être humain sauvé de sa maladie par sa confiance dans la parole de Jésus peut maintenant se lever pour marcher dans la vie vers la Vie.
Luc
Luc a fortement marqué la péricope traditionnelle de son empreinte, et il l’a fait de façon très cohérente.
Vv 11-13. Le récit est situé sur la fin de la longue montée de Jésus vers Jérusalem. Sans se préoccuper de vraisemblance géographique, Luc place l’événement au centre de la Samarie et de la Galilée, en mentionnant d’abord la Samarie alors que le trajet de Jésus devait d’abord lui faire traverser la Galilée. Peu importe pour l’évangéliste qui a la Samarie en tête, première étape dans la sortie de Jérusalem et de la Judée par l’Église envoyée jusqu’au bout du monde (Ac 1,8). Et de cette Église, Jésus est le maître, non pas au sens d’enseignant mais de «Patron», celui qui en dirige le cours.
V 14. À cause du problème dont il veut traiter dans le récit, il est important pour Luc de dire explicitement que les dix malades ont été guéris alors qu’ils étaient en route, chacun pour se faire voir de l’officiel responsable de sa mise en quarantaine.
Vv 15-16. Luc précise sa ligne d’intervention : l’ex-malade reconnaissant est un Samaritain qui voit l’œuvre de Dieu dans sa guérison.
Vv 17-18. Par la bouche de Jésus et sous la forme de trois questions successives, Luc a trois pistes de réflexion à proposer à la communauté de ses lecteurs et lectrices :
. à travers le récit de guérison qu’il leur offre, l’évangile de la confiance dans le chemin du salut n’est-il pas proposé à tous les humains plus ou moins arrêtés sur la trajectoire de leur devenir humain?
. n’est-il pas étonnant, alors, que les neuf enfants d’Abraham qui ont été guéris ne soient pas rassemblés avec les partisans et partisanes du Patron Jésus?
. comment expliquer que, dans l’Église, il ne se trouve qu’une poignée d’enfants d’Abraham et que celle-ci soit en grande majorité composée d’«étrangers»?
Nous ne saurons jamais quelles réponses donnaient les lecteurs et lectrices de Luc aux questions qu’il leur posait. Tout ce à quoi nous avons accès, c’est à leur incompréhension, à leur tristesse et à leur désarroi. Comment rendre compte du fait que le rassemblement de ceux et celles qui ont à cœur de «rendre hommage à Dieu à pleine voix» soit en train de passer du peuple élu à une Église d’«étrangers»? Luc, tout comme son Jésus, n’a pas de réponses à donner à ses questions. Il ne fait que renvoyer son lecteur ou sa lectrice à sa propre expérience : le chemin de la confiance ouvert par Jésus est libérateur. À chacun, chacune, de voir comment le suivre, sachant que la marche de l’Histoire est pleine de surprises, dont certaines particulièrement douloureuses.
Ligne de sens
J’écris ces lignes chez moi, en Occident, pour ceux et celles que j’aime. En Église, incompréhension, tristesse et désarroi s’y disent autrement qu’au temps de Luc. S’il vivait aujourd’hui, ce dernier ferait sans doute poser les questions suivantes par son Jésus :
. les expériences de libération humaine ne sont-elles pas généralisées?
. alors, où sont les croyants?
. plus personne n’est intéressé à rendre hommage à Dieu?
Pas plus que jadis les réponses sont-elles évidentes. Mais les situations sont similaires. Chaque génération, ou chaque grande époque, cherche à comprendre le présent à la lumière du passé mais se fait surprendre par la nouveauté de l’Histoire. Il y a eu le temps du Peuple élu, y a-t-il encore un peuple élu? Il y a eu le temps de l’Église, y a-t-il encore l’Église? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Comme c’était le cas pour Luc, le temps est aux questions, pas aux réponses. Questions certes douloureuses comme la maladie, mais aussi porteuses de libération.
La Réalité n’est pas attachée aux patentes, aux organisations, aux rites, aux dogmes, aux structures, au «toujours pareil jusqu’à la fin des temps». La Réalité voit large de toute éternité, ce qui n’est pas le cas des humains. Aussi, au cours de la petite histoire de quelques décennies de vie qui leur est offerte, leur arrive-t-il toutes sortes de surprises plus ou moins douloureuses dont ils ignorent le sens. Mais qu’il leur faut aborder avec confiance s’ils veulent être sauvés. La Réalité aime l’Histoire, les surprises, les nouveautés. Qu’il y ait aujourd’hui plein de croyants et de croyantes hors de l’Église, et plein d’incroyants et d’incroyantes dans l’Église fait partie des surprises dont partisans et partisanes de Jésus doivent tenir compte dans leur marche sur le chemin tracé par Jésus.
Notes :
[1] Voir Marc 5,34 (Lc 8,48); 10,52 (Lc 18,42).
[2] Le nom même de Jésus : «Yâh – à l’aide!», cri de la femme dans les douleurs de l’accouchement, est un appel au secours.
À PROPOS D’ANDRÉ MYRE
André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.
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