Paroles de dimanches

Mort abandonné de tous, même de Dieu

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Par André Myre

Paroles de dimanches

29 mars 2023

Crédit photo : Rubén Bagüés / Unsplash

Le récit matthéen de la Passion de Jésus (Mt 26,14 – 27,66) reproduit le cours des événements rapporté par Marc (14,10 – 15,47). Tout en suivant fidèlement la ligne narrative de Marc, l’évangéliste effectue une foule de changements stylistiques dans le texte.

Dans la traduction qui suit, seules les modifications les plus significatives sont signalées par les caractères gras puis, compte tenu de la longueur du texte, sont commentées le plus brièvement possible. Les questions d’ordre historique seront surtout traitées l’an prochain, alors que sera lu le récit marcien.

 

Récit matthéen commenté

 

 

Mt 26,14 S’en étant alors allé auprès des grands prêtres, un des Douze, le dit Judas Iskariote,15 dit :

Que voulez-vous me donner, et moi je vous le livrerai ?

Eux, alors, lui tendirent trente pièces d’argent. 16 Et à partir d’alors il cherchait le bon temps afin de le livrer.

 

Le Judas de Marc ne dit rien et ne demande rien; ce sont les autorités qui lui offrent un montant d’argent non mentionné. Matthieu est donc le témoin d’une tendance de la tradition à noircir de plus en plus Judas, ici en lui donnant l’appât du gain comme motivation de sa trahison.

 

17 Alors, le premier des jours sans levain, les partisans s’approchèrent de Jésus, disant :

Où veux-tu que nous prépa­rions pour toi de quoi manger la Pâque ?

18 Lui, alors, dit :

Allez-vous en dans la ville chez un tel et dites-lui : «Le maître dit  : Mon temps est proche, chez toi je fais la Pâque avec mes partisans».

19 Et les partisans firent comme leur avait indiqué Jésus et ils préparèrent la Pâque.

 

Matthieu a raccourci son modèle. Il y a cependant inséré quelques mots visant à faire lire l’histoire de Jésus comme si elle se déroulait en suivant un plan préétabli. Il veut signifier par là que la trajectoire de Jésus avait l’approbation de Dieu.

 

20 Le soir étant alors arrivé, il était attablé avec les Douze. 21 Et eux mangeant, il dit :

Confiance ! je vous le dis, l’un de vous me livrera.

22 Et, extrêmement consternés, ils commencèrent à lui dire, un chacun :

Est-ce moi, seigneur ?

23 Lui, ayant alors répondu, dit :

Celui ayant plongé avec moi la main dans le bol, celui-là me livrera. 24 L’Humain s’en va comme il est écrit à son sujet, mais quel malheur ! pour cet homme par qui l’Humain est livré. Il aurait été beau pour lui s’il n’était pas né, cet homme.

25 Ayant alors répondu, Judas, celui le livrant, dit :

Est-ce moi, rabbi ?

Il lui dit :

C’est toi qui l’as dit.

26 Eux alors mangeant, Jésus, ayant pris du pain et ayant dit la bénédiction, le brisa et, l’ayant donné aux partisans, dit :

Prenez, mangez, c’est mon corps.

27 Et, ayant pris une coupe et ayant dit les remerciements, il le leur donna, disant :

Buvez-en tous, 28 car c’est mon sang, celui de l’engagement, versé pour beaucoup en vue de la rectification des égarements. 29 Je vous le dis, alors , à partir de maintenant, je ne boirai pas de ce produit de la vigne, jusqu’à ce jour quand je le boirai avec vous, nouveau, dans le régime de mon Parent.

 

Les quelques retouches que Matthieu a effectuées dans le texte de Marc sont caractéristiques. Il précise d’abord que le Jésus dont il parle est le «seigneur» ( v 22) et, en tant que nouveau Moïse, le «rabbi»[1] des siens (v 25), celui qui, par ses directives, leur trace le chemin. Ensuite, il souligne la duplicité de Judas (v 25). Par ailleurs, ce qu’il fait constamment dans sa rédaction, il atténue le jugement très dur que Marc a l’habitude de porter sur les Douze : au v 23, il omet donc de mentionner, comme Marc, que Judas était l’un des Douze, et, au v 26, il montre un Jésus qui donne à manger «aux partisans», signe aux lecteurs et lectrices que, contrairement à Judas, eux étaient restés fidèles à Jésus.

À la fin de la péricope, Matthieu indique que Jésus est mort pour que le chemin de vie des humains soit redressé, ce qui adviendra au jour où sera instauré le régime de son «Parent», nom que Matthieu aime donner à Dieu.

 

30 Et, ayant psalmodié, ils sortirent dans la montagne des Oliviers. 31 Alors, leur dit Jésus :

Vous tous, vous trébucherez sur moi cette nuit, car il est écrit :

Je frapperai le gardien,

et seront dispersés les moutons du troupeau.[2]

32 Mais après que je serai relevé, je vous précéderai en Galilée.

33 Ayant alors répondu, Pierre lui dit :

Si tous trébuchent sur toi, moi, jamais je ne trébucherai.

34 Jésus lui disait :

Confiance ! je te le dis, cette nuit, avant qu’un coq ne crie, trois fois tu me renieras.

35 Pierre lui dit :

Même s’il faut qu’avec toi je meure, je ne te renierai pas.

Tous les partisans dirent aussi la même chose.

 

Comme il l’a fait précédemment, Matthieu prend soin de préciser que Jésus est en présence de ses partisans.

 

36 Alors Jésus vient avec eux dans un domaine dit Gethsémani et il dit aux partisans :

Assoyez-vous ici pendant qu’étant parti, je prie .

37 Et ayant pris Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à se désoler et à angoisser. 38 Alors il leur dit :

Désolée est ma vie,[3] à mort. Demeurez ici et veillez avec moi.

39 Et, s’étant éloigné un peu, il tomba sur son visage,

priant et disant :

Mon Parent, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe. Seulement, pas comme moi je désire mais comme toi.

40 Et il vient vers les partisans et les trouve endormis, et il dit à Pierre :

Ainsi vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi? 41 Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en épreuve. Le souffle est bien prêt mais la chair est faible.

42 De nouveau, une deuxième fois, étant parti, il pria, disant :

Mon Parent, s’il n’est pas possible que ceci passe et que je ne la boive pas, qu’arrive ton désir.

43 Et, étant venu de nouveau, il les trouva dormant, car leurs yeux étaient pesants. 44 Et, les ayant laissés, de nouveau étant parti, il pria une troisième fois, ayant dit la même parole de nouveau. 45 Alors, il vient vers les partisans et leur dit :

Dormez donc et reposez-vous ! Voici que l’heure est imminente, et l’Humain est livré aux mains d’égarés. 46 Relevez-vous ! Allons! Voici ! celui me livrant est proche.

 

La rédaction matthéenne précise la mise en scène du récit marcien. Avec son petit «là», à la fin du v 36, il annonce l’éloignement de Jésus et de ses trois principaux partisans[4], en vue de la première prière de Jésus (vv 37-39), qui contient l’expression «mon Parent» chère à l’évangéliste (vv 29.42. 53). Ensuite, il précise que Jésus retourne vers le groupe des partisans, et qu’il s’écarte «une deuxième fois» pour prononcer la prière que Matthieu lui met dans la bouche, laquelle contient un thème caractéristique de ce dernier, soit qu’arrive le «désir» du Parent (vv 40-42).

Puis il spécifie que Jésus s’écarte et prie pour «la troisième fois», avant de revenir vers «les partisans» (vv 43-46). Tout en clarifiant le déroulement de l’épisode, Matthieu a laissé tomber la remarque de Marc en 14,40b, suivant laquelle les partisans «ne savaient pas quoi répondre» à Jésus, question d’atténuer la distance entre les deux parties.

 

47 Et, lui parlant encore, voici que vint Judas, l’un des douze, et avec lui une foule nombreuse avec poignards et matraques, de chez les grands prêtres et les anciens du peuple. 48 Celui alors en train de le livrer leur donna un signe, disant :

Celui que j’embrasserai, c’est lui, emparez-vous-en.

49 Et, aussitôt, s’étant approché de Jésus, il dit :

Salut, rabbi !

et il l’embrassa.

50 Mais Jésus lui dit :

Camarade, voilà donc pourquoi tu es là !

Alors, s’étant approchés, ils jetèrent les mains sur Jésus et s’emparèrent de lui. 51 Et voici qu’un de ceux avec Jésus, ayant étendu la main, tira son poignard et, ayant frappé l’esclave du grand prêtre, lui emporta l’oreille. 52 Jésus lui dit alors :

Remets ton poignard en place, car tous ceux ayant pris un poignard par un poignard périront. 53 Ou te semble-t-il que je ne puisse faire appel à mon Parent, et il me fournirait maintenant plus de soixante-douze mille messagers ? 54 Comment donc seraient remplies les Écritures, à savoir qu’ainsi il faut qu’il arrive?

55 A cette heure, Jésus dit aux foules :

Comme contre un bandit vous êtes sortis avec des poignards et des matraques vous saisir de moi? Chaque jour dans le Temple j’étais assis, enseignant, et vous ne vous êtes pas emparés de moi. 56 Mais tout ceci arriva afin que soient remplies les Écritures des prophètes.

Alors tous les partisans, l’ayant laissé, s’enfuirent.

 

En faisant mention du «peuple» au v 47, Matthieu indique la lecture qu’il fait de la fin de Jésus, soit d’un événement qui, à travers la responsabilité de ses officiels, engage l’ensemble d’Israël[5]. En soulignant sa trahison, Matthieu continue de charger Judas (v 50). Longue insertion aux vv 52-54. Le Jésus dont parle Matthieu est déjà le seigneur qui dispose de toute la puissance d’intervention de Dieu : «douze légions d’anges», c’est une façon d’exprimer la puissance du souffle dont Dieu a investi Jésus après sa mort.

L’histoire de l’interprétation montre qu’il y a un danger à projeter la seigneurie sur le personnage historique : c’est de faire paraître son parcours comme le déroulement d’un scénario voulu, et de le présenter comme un surhomme qui aurait pu changer toute la situation d’un coup de baguette. Il y a une tension entre le Jésus terrorisé quand il priait, et celui-ci qui aurait pu se débarrasser de la troupe en un tournemain; entre le Jésus livré par Judas et celui qui cherche à remplir les prévisions des prophètes. À la fin, Matthieu corrige Marc qui avait écrit que «tous» s’étaient enfuis, en précisant qu’il s’agissait des partisans. Il rend ainsi compréhensible la présence des femmes au tombeau.

 

57 Alors, ceux qui s’étaient emparés de Jésus le conduisirent chez Caïphe, le grand prêtre, où les scribes et les anciens s’étaient assemblés. 58 Pierre le suivait alors de loin jusqu’à la cour du grand-prêtre et, étant entré à l’intérieur, il était assis avec les gardes pour voir la fin. 59 Alors les grands prêtres et toute la Cour suprême cherchaient un faux témoignage contre Jésus dans le but de le faire mourir, 60 et ils n’en trouvèrent pas, beaucoup de faux témoins s’étant approchés. 61 Mais après, deux autres, s’étant approchés, dirent :

Celui-ci disait : «Je peux démolir le sanctuaire de Dieu et le bâtir en trois jours».

62 Et, s’étant levé, le grand prêtre lui dit :

Tu ne réponds rien? Qu’est-ce que ceux-ci témoignent contre toi ?

63 Mais Jésus se taisait. Et le grand prêtre lui dit :

Je te commande, par Dieu, le Vivant, que tu nous di­ses si tu es le messie, le fils de Dieu.

64 Jésus lui dit :

C’est toi qui l’as dit. Seulement, je vous le dis : A partir de maintenant vous verrez l’Humain assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuages du ciel.[6]

65 Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, disant :

Il a blasphémé. Quel besoin avons-nous encore de témoins ? Voici que maintenant vous avez entendu le blasphème. 66 Que vous semble-t-il ?

Eux, alors, ayant répondu, dirent :

Il est passible de mort.

67 Alors ils crachèrent sur son visage et le frappèrent, alors que ceux-là le giflèrent, 68 disant :

Messie, prophétise-nous qui est celui t’ayant battu.

 

Les retouches les plus significatives de Matthieu sont les suivantes. Il atténue l’accusation des faux témoins : il change le soi-disant projet de Jésus de démolir le Sanctuaire en une affirmation de sa capacité de le faire (v 61). Il montre un Jésus silencieux, sauf quand le grand prêtre l’interroge solennellement (v 63), et, même là, sans se prononcer sur sa propre messianité (v 64). Ensuite, il attribue clairement le verdict de blasphème au grand prêtre (v 65), et il montre les membres de la Cour suprême s’abaissant à physiquement maltraiter celui qu’ils sont les seuls à nommer messie. Généralement, Matthieu traite plus durement que Marc la partie judéenne, responsable de la crise qui affecte sa communauté.

 

69 Pierre était alors assis dehors dans la cour. Et s’approcha de lui une servante, disant :

Toi aussi tu étais avec Jésus le Galiléen.

70 Lui, alors, nia devant tous, disant :

Je ne sais pas ce que tu dis.

71 Lui étant alors sorti dans l’entrée, une autre le vit et elle dit à ceux étant là :

Celui-ci était avec Jésus le Nazôréen.

72 Et de nouveau il nia avec serment :

Je ne sais pas l’homme.

73 Alors, après peu, s’étant approchés, ceux se tenant là dirent à Pierre :

Vraiment, toi aussi tu es d’eux, car aussi ton accent te fait manifeste.

74 Alors il commença à sacrer et jurer :

Je ne sais pas l’homme.

Et aussitôt un coq cria. 75 Et Pierre se souvint de la parole de Jésus disant :

Avant qu’un coq crie, trois fois tu me renieras.

Et, étant sorti dehors, il pleura amèrement.

 

En quelques touches, Matthieu réussit à montrer qu’il y avait de remarquables différences culturelles entre la Judée et la Galilée : Jésus est un Galiléen de Nazareth, et les siens ont l’accent caractéristique de la province méprisée (vv 69,71.73). Dans l’orgueilleuse capitale de la Judée, qui, elle, bien sûr, a le bon accent, il est de bon ton de renier ses origines régionales[7]. Matthieu ajoute une dimension notable au reniement de Pierre.

 

27,1 Étant alors arrivé qu’il était tôt le matin, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent une délibération contre Jésus de sorte qu’ils le mettent à mort. 2 Et, l’ayant lié, ils le menèrent et le livrèrent à Pilate le préfet.

 

Matthieu souligne que les officiels du peuple de Dieu s’en remettent à l’occupant romain pour exécuter la sentence déjà décidée.

 

3 Alors, Judas, celui l’ayant livré, ayant vu que sentence avait été prononcée contre lui, ayant changé d’idée, retourna les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens, 4 disant :

J’ai erré, en livrant un sang innocent.

Eux alors dirent :

Quoi pour nous ? Toi, tu verras.

5 Et, ayant rejeté la somme dans le Sanctuaire, il se retira et, étant parti, se pendit. 6 Alors, les grands prêtres, ayant pris la somme, dirent :

Il n’est pas permis de la jeter dans le trésor, puisqu’elle est le prix du sang.

7 Ayant alors tenu une délibération, ils achetèrent avec elle le champ du potier pour l’ensevelissement des étrangers. 8 Pour cette raison, ce champ a été appelé «Champ de sang» jusqu’à aujourd’hui. 9 Alors fut remplie la parole à travers Jérémie le prophète, disant :

Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix de la mise à prix qui a été mise à prix par les enfants d’Israël, 10 et ils les donnèrent pour le champ du potier, selon que m’a prescrit le Seigneur[8].

 

Matthieu a entièrement rédigé cette péricope, vraisemblablement à partir d’une tradition orale qu’il a complétée à l’aide d’allusions à l’Écriture. Il lui fallait faire référence à la rencontre avec les autorités judéennes où s’était décidée la trahison de Judas; parler du sort de ce dernier nécessairement tragique; réaffirmer l’innocence de Jésus en mentionnant les remords de son ex-partisan et raconter ce qui était advenu de l’argent maudit, en situant tout cela sur le fond de scène des annonces scripturaires, tout en n’oubliant pas de faire penser à la participation des «enfants d’Israël» au drame. Un tel texte répond bien aux questions d’un public qui vit plus d’un demi-siècle après les événements.

 

11 Alors Jésus se tint devant le préfet, et le préfet l’interrogea, disant :

Toi, es-tu le roi des Judéens ?

Jésus lui disait alors :

Toi, tu le dis.

12 Et en ce qu’il était accusé par les grands prêtres et les anciens, il ne répondit rien. 3 Alors, lui dit Pilate :

Tu n’entends pas toutes les choses dont ils témoignent contre toi?

14 Et, en parole, il ne lui répondit sur rien, de sorte que le préfet s’émerveilla extrêmement.

15 Alors, à chaque fête, le préfet avait coutume de rendre la liberté à un prisonnier pour la foule, celui qu’elle voulait. 16 Ils avaient alors un prisonnier célèbre, dit Barabbas. 17 Eux étant donc rassemblés, Pilate leur dit :

Auquel voulez-vous que je rende la liberté pour vous, Barabbas ou Jésus le dit messie ?

18 Car il savait qu’ils l’avaient livré par jalousie.

19 Lui étant alors assis au tribunal, sa femme envoya auprès de lui, disant :

Rien entre toi et cet homme bien ! Car j’ai souffert

beaucoup de choses aujourd’hui en rêve par lui.

20 Mais les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules qu’ils demandent Barabbas, mais perdent Jésus. 21 Ayant alors répondu, le préfet leur dit :

Auquel des deux voulez-vous que je rende la liberté pour vous ?

Eux alors dirent :

Barabbas.

22 Pilate leur dit :

Quoi donc ferai-je de Jésus le dit messie?

Ils disent tous :

Qu’il soit crucifié !

23 Lui alors disait :

Quoi donc de mauvais a-t-il fait ?

Eux alors criaient à l’excès, disant :

Qu’il soit crucifié !

24 Pilate, ayant alors vu que rien ne profitait mais que plutôt une agitation arrivait, ayant pris de l’eau, se lava les mains devant la foule, disant :

Innocent je suis de ce sang. Vous, vous verrez.

25 Et, ayant répondu, tout le peuple dit :

Son sang soit sur nous et sur nos enfants.

26 Alors il rendit la liberté à Barabbas pour eux, mais l’ayant fouetté, il livra Jésus afin qu’il soit crucifié.

 

Au début, Matthieu souligne le silence étonnant de Jésus (vv 12.14). Au v 16, il omet de rapporter Mc 15,7, qui présente Barabbas et ses copains comme des terroristes responsables d’un meurtre. Dans le passages ou il est question de la possibilité que Jésus soit libéré, l’évangéliste durcit la présentation du choix entre le messie Jésus et Barabbas; Pilate voudrait que Jésus soit gracié, mais les foules, travaillées par les autorités, veulent plutôt Barabbas (vv 17.20-22).

Les interventions les plus marquantes de Matthieu se situent au v 19, alors que la femme de Pilate défend l’innocence de Jésus et, surtout, aux vv 24-25, alors que Pilate se libère du poids de la condamnation du prévenu, et que le «peuple» en son entier en prend sur lui la responsabilité. Dans ces versets lourds de sens, Matthieu exprime le refus historique d’Israël de mettre sa foi en Jésus, et il invite sa communauté, en train d’être expulsée du judaïsme, à se joindre à la grande Église formée en majorité d’étrangers. Une décision très difficile à prendre, mais au cœur de l’objectif poursuivi par Matthieu en rédigeant son évangile.

 

27 Alors les soldats du préfet, ayant pris Jésus dans la résidence, assemblèrent autour de lui toute la cohorte. 28 Et, l’ayant déshabillé, ils l’entourèrent d’un manteau rouge, 29 et, ayant tressé une couronne d’épines, la posèrent sur sa tête et un roseau dans sa droite, et, s’étant agenouillés devant lui, ils se moquèrent de lui, disant :

Salut, roi des Judéens !

30 Et, ayant craché sur lui, ils prirent le roseau et ils tapaient sur sa tête. 31 Et quand ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent du manteau et l’habillèrent de ses vêtements et le conduisirent pour le crucifier.

 

Matthieu ajoute à l’illustration de l’humiliation infligée au condamné (v 29).

 

32 Sortant alors, ils trouvèrent un homme cyrénéen du nom de Simon; ils le réquisitionnèrent afin qu’il emporte sa croix.

 

L’évangéliste a supprimé les précisions que Marc donnait sur l’identité de Simon (15,21), et qui ne signifiaient rien pour les siens.

 

33 Et, étant venus en un lieu dit Golgotha, qui est dit lieu «du Crâne», 34 ils lui donnèrent à boire du vin mélangé avec de la bile et, ayant goûté, il ne voulut pas boire. 35 L’ayant alors crucifié, ils se partagèrent ses vêtements en jetant le sort,[9] 36 et, s’étant assis, ils le surveil­laient là. 37 Et ils posèrent au-dessus de sa tête sa cause, écrite :

Celui-ci est Jésus, le roi des Judéens.

38 Sont alors crucifiés avec lui deux bandits, un à droite et un à gauche.

 

Matthieu a peu retouché le texte de Marc, signifiant par là que le degré de souffrance endurée par Jésus ne fait pas partie du sens de l’événement.

 

39 Ceux alors passant par là le blasphémaient, bougeant leurs têtes 40 et disant :

Toi qui démolis le sanctuaire et le bâtis en trois jours, sauve-toi toi-même si tu es fils de Dieu, et descends de la croix !

41 Pareillement aussi les grands prêtres, se moquant avec les scribes et les anciens, disaient :

42 Il en a sauvé d’autres, il ne peut se sauver lui-même ! Roi d’Israël est-il ! Qu’il descende maintenant de la croix et nous aurons confiance en lui. 43 Il s’est confié en Dieu, qu’il le protège maintenant s’il veut de lui,[10] car il a dit : «De Dieu je suis le fils».

44 Même chose aussi, les bandits, ceux ayant été crucifiés avec lui, le blâmaient.

 

En insérant les «anciens» au v 41, Matthieu signifie que la Cour suprême d’Israël[11] est présente au Golgotha, et que sa réaction s’apparente à celles des faux témoins (vv 39-40) et des bandits (v 44) qui l’encadrent – selon Matthieu, la Cour porte elle-même un faux témoignage quand elle attribue à Jésus une parole qu’il n’a jamais dite (v 43). Selon Matthieu, la Cour représente le jugement négatif que le «peuple» porte sur l’authenticité de la filiation divine de Jésus[12]. Dans la ligne de son évangile, ce passage est très important pour Matthieu. Il veut que sa communauté comprenne qu’elle ne peut plus rester intégrée à un «peuple» qui a désavoué le fils de Dieu en qui elle croit.

 

45 A partir de midi, une noirceur arriva sur toute la terre jusqu’à quinze heures. 46 Alors, autour de quinze heures, Jésus hurla d’une grande voix, disant :

Éli, Éli, lema sabachthani ?,

ceci est :

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? [13]

47 Alors, quelques-uns de ceux se tenant là, ayant entendu, disaient :

A Élie, s’adresse celui-ci.

48 Et aussitôt, l’un d’eux, ayant couru et ayant pris une éponge remplie de piquette et l’ayant entourée sur un roseau, lui donnait à boire. 49 Mais les autres disaient :

Laisse, voyons si Élie vient le sauver.

50 Alors Jésus, ayant de nouveau crié d’une grande voix, laissa le souffle.

 

À sa manière, Matthieu a effectué beaucoup de petits changements linguistiques dans le passage, mais aucun qui en touche le sens. La mort de Jésus est un événement insensé.

 

51 Et voici que le rideau du sanctuaire se déchira de haut en bas, en deux, et que la terre fut secouée et que les rocs se déchirèrent. 52 Et les tombeaux furent ouverts et beaucoup de corps des saints endormis s’éveillèrent 53 et, étant sortis des tombeaux après son éveil, entrèrent dans la ville à part et se manifestèrent à beaucoup. 54 Et alors le capitaine et ceux avec lui ayant surveillé Jésus, ayant vu le séisme et les choses arrivées, eurent peur, extrêmement, disant :

Vraiment fils de Dieu était celui-ci.

 

Ici commence le Sens. Au v 51a, Matthieu reproduit Mc 15,38 : Dieu vient de signifier qu’il n’est plus dans le Sanctuaire, le Temple est une coquille vide. En 51b-53, l’évangéliste s’appuie sur une tradition qui annonce l’effet de la résurrection à venir de Jésus. Le shéol est déjà ébranlé, et le passage qu’emprunteront les ombres des morts qui y languissent est prêt. La résurrection est anticipée, ou visualisée, par le «réveil» de morts qui ont eu une vie humaine authentique[14]. Finalement, le v 54a est typiquement matthéen : contrairement à la Cour suprême d’Israël, l’Empire, par son représentant officiel, reconnaît le fils de Dieu. La vie attend la communauté de Matthieu au-delà de la frontière qui séparait le «peuple de Dieu» des étrangers.

 

55 Étaient alors là beaucoup de femmes observant de loin, lesquelles avaient suivi Jésus depuis la Galilée, le servant. 56 Parmi elles étaient Marie la Magdaléenne et Marie, mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée.

 

Matthieu supprime le nom de Salomé (Mc 15,40) pour plutôt faire mention de «la mère des fils de Zébédée», créant ainsi un lien avec deux des principaux partisans de Jésus.

 

57 Le soir étant alors arrivé, vint un homme riche d’Arimathie, du nom de Joseph, lequel lui aus­si avait été partisan de Jésus. 58 Celui-ci, s’étant approché de Pilate, demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna qu’il soit rendu. 59 Et ayant pris le corps, Joseph l’enveloppa dans une toile de lin propre 60 et le mit dans son tombeau nouveau, qu’il avait taillé dans le roc et, ayant roulé une grande pierre à la porte du tombeau, il partit. 61 Étaient alors là Marie la Magdaléenne et l’autre Marie, assises devant le sépulcre.

 

Matthieu reflète un état tardif de la tradition concernant Joseph. Celui-ci n’est plus, comme chez Marc (15,43), un membre influent de la Cour qui avait condamné Jésus, mais un riche partisan qui le fait inhumer dans son propre tombeau tout neuf. Quant aux femmes, elles sont «assises» là, témoins de tout, disposées à entendre ce que l’ange de Yhwh aura à leur dire passé le sabbat.

 

62 Le lendemain alors, qui est après la Préparation [du sabbat], s’assemblèrent les grands prêtres et les Séparés chez Pilate, 63 disant :

Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce trompeur a dit encore vivant : «Après trois jours je me réveille». 64 Ordonne donc que soit assuré le sépulcre jusqu’au troisième jour, de peur que ses partisans, étant venus, le volent et disent à la nation : «Il a été réveillé des morts», et serait cette dernière tromperie pire que la première.

65 Leur disait Pilate :

Vous avez une garde. Allez-vous-en, assurez­-vous comme vous savez.

66 Eux alors, étant allés, s’assurèrent du sépulcre, ayant scellé la pierre avec la garde.

 

Cette péricope, entièrement de la main de l’évangéliste, reflète l’opposition judéenne à la proclamation chrétienne. La parole est attribuée aux grands prêtres, responsables ultimes de la condamnation à mort de Jésus, et aux Séparés, ses principaux adversaires et ancêtres des rabbins en train de mettre le judaïsme sur pied à l’époque de Matthieu :

 

. Jésus a trompé les gens en annonçant sa résurrection, puisqu’il n’est manifestement rien arrivé de tel;

. si le tombeau était vide, c’est que ses partisans ont volé le corps et trompent à leur tour les gens en concluant à la Résurrection.

 

Pure mauvaise foi, réplique Matthieu, puisqu’ils avaient eux-mêmes scellé le tombeau et posé une garde devant.

C’était l’état de la discussion un demi-siècle après la mort de Jésus. De fait, cinquante ans plus tôt, ce dernier n’avait jamais parlé de sa future résurrection parce qu’il n’en savait rien, et personne ne s’y attendait, certainement pas ses partisans, qui avaient fui Jérusalem, et encore moins ses adversaires, lesquels, ici, font état d’une foi pas encore née…

 

Ligne de sens

 

Je ne souligne que deux points mis en relief par la rédaction matthéenne.

 

1. Le Dieu de l’évangile n’est pas attaché à une religion, même pas à celle de son peuple. Aussi, quand celle-ci a un comportement à faire rougir l’Empire régnant, n’hésite-t-il pas à la quitter et à inviter les siens à le suivre ailleurs. Le Dieu de la Bible n’a pas fait ça qu’une fois, c’est son habitude.

2. Dans les évangiles, la mort de Jésus n’est pas salvifique. Au contraire, elle a scandalisé le Dieu vivant. La réplique de ce dernier a été de dynamiser des hommes et des femmes à avancer aussi loin que possible sur le chemin de l’opposition aux folies de l’Empire et de la Religion. Depuis, tout en prévenant ces partisans et partisanes de Jésus qu’il ne les préserverait pas d’une vie et d’une mort scandaleuses, il les invite à faire confiance : depuis la mort de Jésus, il y a, pour celles et ceux qui marchent sur ses traces, une porte de sortie dans le mur de la Mort.

 

Notes :

 

[1] À l’époque de la rédaction de l’évangile, les leaders du judaïsme en formation reçoivent ce titre (littéralement : «mon grand (homme)».

[2] Za 13,7.

[3] Ps 42,6

[4] La mention des «fils de Zébédée» fait allusion au récit d’appel.

[5] Il a déjà parlé du peuple au début de son récit de la Passion (26,3.5) et il le refera en 27,1.25.64. Il ne pouvait pas prévoir les conséquences atroces qu’auraient les lectures stupides qui seraient faites de son texte.

[6] Ps 110,1; Dn 7,13.

[7] Matthieu a simplifié le texte de Marc où Pierre renie Jésus trois fois avant que le coq ait chanté deux fois. Chez lui, le coq ne chante qu’une fois (vv 34.75).

[8] Allusions à Za 11,12-13; Jér 18,1-2; 32, 7-9.

[9] Ps 22,19.

[10] Voir Ps 22,9; Sg 2,13.18-20.

[11] Les membres du Sanhédrin provenaient des dirigeants sacerdotaux (Sadducéens), des scribes du mouvement des Séparés et de représentants des leaders régionaux.

[12] Dans le Nouveau Testament, «fils de Dieu» est l’équivalent de «messie» ou de «roi d’Israël» (v 42).

[13] Ps 22,2.

[14] Tout cela est évidemment de l’ordre du Sens et non de l’Histoire. L’emprise définitive qu’avait la Mort sur les humains vient d’être brisée.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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