Capture d’écran modifiée de la bande-annonce officielle du film
Le film Le Nom de la rose, adapté du roman d’Umberto Eco, prend place dans un monastère médiéval où plusieurs moines sont assassinés dans des circonstances pour le moins étranges. S’enclenche alors une enquête spirituo-policière, où la vérité est manipulée, où les apparences sont assurément trompeuses.
Deux moines franciscains, Guillaume de Baskerville ‒ notons ici la référence au roman Le chien des Baskerville de Sherlock Holmes, qui se veut tout sauf anodin dans ce cadre policier – et son jeune apprenti Adso de Melk, se retrouvent malgré eux à enquêter sur une série de morts dans une abbaye bénédictine du nord de l’Italie. Si les moines de l’abbaye attribuent instinctivement ces drames à la présence du Malin au sein de ces murs, Guillaume, doté d’un grand sens critique et d’un esprit rationnel, refuse de «se laisser influencer par toutes ces folles rumeurs d’antéchrist». Il se tourne plutôt vers le travail des méninges pour résoudre une bonne fois pour toutes l’énigme à laquelle lui et Adso sont confrontés, n’en déplaise à certains bénédictins puristes ou à l’Inquisition qui se mêle de plus en plus de cette histoire.
L’enquête conduit Guillaume et Adso au sein d’une bibliothèque secrète de l’abbaye. Ils y découvrent qu’un ouvrage en particulier est au cœur des assassinats : un traité d’Aristote, philosophe grec, considéré comme perdu. C’est bien le deuxième livre de sa célèbre Poétique, soit un texte qui glorifie la comédie. C’est là que les deux frères franciscains comprennent que, pour des raisons obscures, celui qui entre en contact avec cet ouvrage est promis à une mort certaine.
Voilà alors toute l’énigme de ce film, qui relie une série de morts incroyables à ce fameux livre dont l’existence même était, jusqu’alors, reléguée au rang de mythe : pourquoi certains hommes craignent-ils à ce point que ce traité soit lu et rendu public, allant jusqu’à assassiner celui qui le consulte?
Plus qu’une enquête sur une série de meurtres, Le Nom de la rose, en faisant du traité sur la comédie d’Aristote un «livre pour lequel on tue», met surtout en lumière les conflits entre différentes interprétations de la foi chrétienne et le degré de servitude que celles-ci commandent. Dans ce film, il est donc avant tout question d’une lutte entre des dogmes religieux rigides et la pensée critique qui, sans être moins croyante, réévalue ces doctrines chrétiennes.
Le rire : avec ou contre Dieu?
Pour certains moines de l’abbaye, le traité d’Aristote sur la comédie en est un qui encourage le rire, ce «souffle diabolique qui déforme les ligaments du visage» et qui, plus grave encore, ébranle la solennité nécessaire au respect des préceptes religieux promus par les bénédictins. En effet, plus particulièrement pour Jorge, un moine aveugle de l’abbaye, le rire évacue, ne serait-ce que périodiquement, la peur de la vie humaine. Et «sans la peur, il n’est plus de foi. Car sans la peur du diable, il n’y a plus besoin de Dieu». Pire : si on ne craint plus Dieu, le vénérer perd alors tout son sens, et la chrétienté s’effondre tout à coup. Pour ce partisan de l’obscurantisme totalitaire, le rire n’est ainsi qu’un moyen de rabaisser les vérités sacrées, permettant alors une inadéquate mise en doute de l’ordre divin. En ce sens, mieux vaut éliminer l’homme qui absorbe les propos d’Aristote sur la comédie plutôt que de risquer que la foi de l’humain s’affaiblisse jusqu’à soudainement ne plus exister.
Or, pour Guillaume, Aristote a plutôt voulu montrer la comédie comme étant «un instrument de vérité». Le franciscain voit effectivement le rire de façon beaucoup plus positive. Tout en accentuant l’amour de Dieu en ce qui est proprement humain, le rire permet aussi de renverser l’ordre du monde, d’en faire une parodie pour ultimement comprendre les vérités qui nous entourent. Non seulement l’humour peut coexister avec la religion, mais elle participe aussi à son enrichissement, car être libre de questionner les règles qui dictent nos vies, c’est marcher doucement vers la compréhension de notre univers, et donc, vers Dieu. De ce fait, comme l’affirme Michel Perrin, professeur de langue et littérature latines à l’Université de Picardie Jules Verne, dans Le Nom de la rose, «la liberté et la vérité vont d’un même pas.[1]» Allant à contre-courant de ce Jorge qui exècre toute forme de doute à l’encontre des dogmes religieux, Guillaume, libre-penseur guidé par sa foi, s’inscrit dans une religiosité avisée qui vise la valorisation de l’exploration intellectuelle. L’aveuglement de Jorge semble ainsi être doublement signifiant : est-il aveugle à la servitude qui lui sert de prison spirituelle, mais aussi à la possibilité de créer un monde toujours meilleur, toujours plus beau.
L’esprit, le cœur
Si l’esprit logique de Guillaume est ce qui permet à celui-ci et son disciple Adso de déduire les causes des meurtres, il n’en reste pas moins que le rationalisme ne peut pas œuvrer seul dans cette histoire d’assassinats et de supercheries. D’ailleurs, l’un de leur frère franciscain l’a bien compris.
Surtout ne prends pas trop mauvais exemple sur ton maître, implore-t-il à Adso. Il résonne trop, faisant confiance à ce que lui dicte sa tête, au lieu de s’abandonner aux ressources prophétiques qu’il pourrait tirer de son cœur.
Adso, plus jeune, mais surtout plus innocent, se laisse plus facilement aller aux élans du cœur. C’est d’ailleurs cet état d’être qui le conduit à la rencontre amoureuse et charnelle avec une jeune femme du village près de l’abbaye, cette rose dont il ne connaîtra jamais le nom, mais qui l’inspirera toute sa vie à être à l’écoute de ses émotions pour trouver la foi. Le cœur, au même titre que la raison, peut être une voie vers ce qui est bon. C’est d’ailleurs en prenant exemple sur son disciple que Guillaume s’oppose à l’Inquisition qui accuse certains moines (innocents!) des meurtres prenant place à l’abbaye, quitte à se faire juger lui-même pour hérésie par la suite. Les sentiments, comme la logique, dictent ce qui est juste, ce qui est vrai, et ce de manières différentes, mais pas pour le moins complémentaires. Séparés, les deux frères franciscains n’auraient jamais pu résoudre l’énigme des assassinats, ou du moins faire triompher la vérité. C’est que, ensemble, Adso et Guillaume symbolisent une dualité qui devrait être indivisible, et par laquelle la foi trouve son équilibre entre la raison de l’esprit et la raison du cœur.
Note :
[1] Michel Perrin, «Problématique du rire dans Le Nom de la Rose d’Umberto Eco (1980) : de la Bible au XXe siècle», Bulletin de l’Association Guillaume Budé, no 58, 1999, p. 476.
À PROPOS DE SOPHIE ARCHAMBAULT
Candidate au doctorat en études littéraires à l’UQAM, Sophie lit et écrit pour mieux saisir l’humain, la société, mais surtout le monde dans lequel elle évolue. Oiseau de nuit, c’est en multipliant des lectures nocturnes sur la spiritualité et le phénomène religieux que son intérêt marqué pour le concept du sacré s’est doucement développé. Amoureuse de la nature et de ses dangereuses beautés, de la mythologie, de l’histoire de l’art et de tout ce qui requiert de la créativité, Sophie prend plaisir à se rencontrer elle-même à travers ces passions pour ensuite mieux s’ouvrir au monde qui l’entoure.
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