Paroles de dimanches

Jacques, Jean et les autres aspirent au pouvoir

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Par André Myre

Paroles de dimanches

16 octobre 2024

Crédit photo : Glen Carrie / Unsplash

Dans D’après Marc, la troisième annonce de la fin de Jésus est suivie d’une péricope, choisie par la Liturgie pour ce dimanche, laquelle conclut le bloc des trois paroles de Jésus sur le sujet (8,27 – 10,45). La rédaction de Marc témoigne de l’importance qu’il lui accordait.

Elle contient l’image des partisans de Jésus qu’il veut livrer à ses lectrices et lecteurs afin qu’ils s’en servent pour juger de la qualité du leadership de leur Église.

 

10,35 Et Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de lui, lui disant :

Maître, nous voulons que tu fasses pour nous ce que nous te demanderons.

36 Lui, cependant, leur a dit :

Que voulez-vous que je fasse pour vous?

37 Eux, cependant, lui dirent :

Donne-nous que nous soyons assis l’un à ta droite et l’autre à ta gauche dans ton éclat.

38 Jésus, cependant, leur a dit :

Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que moi je bois, ou être immergés de l’immersion dont moi je suis immergé?

39 Eux, cependant, lui dirent :

Nous le pouvons.

Jésus, cependant, leur a dit :

Vous boirez la coupe que moi je bois, et serez immergés de l’immersion dont moi je suis immergé. 40 Cependant, de s’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de le donner, mais c’est à ceux pour qui cela a été préparé.

41 Et, ayant entendu, les dix commencèrent à s’indigner contre Jacques et Jean. 42 Et les ayant appelés à lui, Jésus leur dit :

Vous savez que ceux qu’on imagine gouverner les étrangers se les assujettissent, et que les grands les tyrannisent. 43 Il n’en est cependant pas ainsi parmi vous. Mais qui veut arriver grand parmi vous sera votre serviteur, 44 et qui parmi vous veut être le premier sera l’esclave de tous. 45 Car même l’Humain n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en caution pour beaucoup.

 

 

Traduction

 

Gauche (vv 37.40). Deux mots grecs différents sont utilisés pour signifier la gauche : «meilleur» et «bien nommé». Comme ce côté a mauvaise réputation, il est exprimé par ces deux euphémismes.

Éclat (v 37). D’ordinaire traduit par «gloire», le mot désigne l’impact d’une personnalité, au faîte de son pouvoir, sur les témoins de sa manifestation, phénomène éclatant.

Caution (v 45). Traditionnellement, le mot désigne la rançon à payer pour libérer un esclave. De nos jours, la «caution» est une image équivalente, soit une façon de contribuer à la libération de quelqu’un. Le terme n’a pas de connotations cultuelles, rituelles ni sacrificielles, rien qui soit de l’ordre de l’expiation ou du paiement pour les péchés des autres.

 

Éléments d’Histoire

 

1. Le dernier texte de la source Q est une promesse de Jésus faite aux Douze, à savoir que – vraisemblablement à la suite de l’instauration du régime de Dieu – ils allaient siéger sur douze trônes pour gouverner les douze tribus d’Israël (Q 22,30). Après la mort de Jésus, il a donc pu exister une sorte de course au leadership, à l’intérieur des Douze, laquelle aurait provoqué chez certains la demande d’être assis aux côtés du seigneur Jésus (vv 37.40)[1]. Les fils de Zébédée auraient ainsi pu vouloir bloquer le chemin à Simon.

2. Selon Ac 12,1-2, «le roi Hérode» (Hérode Agrippa I, petit-fils d’Hérode le Grand, mort en 44) a persécuté l’Église de Jérusalem et fait exécuter Jacques, fils de Zébédée. Nous ignorons si Jean a subi le même sort ou si la tradition lui a simplement attribué le même destin que son frère.

 

Traditions

 

La péricope traditionnelle a eu une histoire complexe. Pour le fond, elle est composée de deux morceaux anciens.

1. Le premier se trouve tout entier dans le texte de Marc :

 

35 Et Jacques et Jean s’approchent de lui, lui disant :

37 Donne-nous que nous soyons assis l’un à ta droite et l’autre à ta gauche dans ton éclat.

38 Jésus, cependant, leur a dit :

De s’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de le donner, mais c’est à ceux pour qui cela a été préparé.

 

Le texte est une pure formulation chrétienne, car, tant dans la demande des deux partisans que dans la réponse de Jésus, il est fondé sur la foi en l’accession de ce dernier à la seigneurie. Le Jésus de l’Histoire s’attendait à ce que, dans le régime de Dieu, le pouvoir soit exercé par les Douze et non pas par lui-même, entouré de quelques-uns des Douze.

La péricope sur la demande des fils de Zébédée pourrait avoir été rédigée par un scribe s’inscrivant dans la mouvance de Jacques, le frère de Jésus, qui se trouve à la tête de l’Église de Jérusalem quelques années après la mort de son aîné. La foi en Jésus élevé à la seigneurie y est bien établie, ce qui appuie une origine judéenne, car c’est à Jérusalem qu’est née et s’est développée la foi en la seigneurie de Jésus, insérée dans la lignée davidique. Le texte permet de penser que Jacques et Jean, deux des premiers partisans, sont montés de Galilée à Jérusalem après la mort de Jésus, et qu’ils ont aspiré à la direction de la communauté en s’opposant à son frère Jacques qui, comme le reste de la famille, n’avait pas cru en lui.

Dans ce contexte, la réponse de «Jésus» est très intéressante : ce n’est pas à lui de décider de la personnalité qui doit prendre la direction du groupe (v 40). Cela signifie qu’après la mort-résurrection-seigneurie de Jésus, le fait d’avoir été appelé par lui à le suivre ne donne pas de privilège et ne dispense pas de la nécessité de discerner du cours des choses. Celui qui «prépare» le don des responsabilités n’est pas lié par les décisions prises jadis par l’homme de Nazareth, puisque la foi doit se vivre dans une Histoire toujours nouvelle.

2. La seconde tradition a perdu son introduction au moment où les deux morceaux ont été réunis. Il ne nous a été conservé que le dialogue suivant :

 

38 Pouvez-vous boire la coupe que moi je bois, ou être immergés de l’immersion dont moi je suis immergé?

39 Eux, cependant, lui dirent :

Nous le pouvons.

Jésus leur a dit :

Vous boirez la coupe que moi je bois, et serez immergés de l’immersion dont moi je suis immergé.

 

Le texte peut avoir été formulé pour servir au cours de rencontres avec des gens intéressés à s’intégrer à la communauté des partisans pour suivre le chemin de Jésus. Impossible d’entrer dans le groupe sans s’être confronté à la perspective de la croix.

3. Le scribe qui a uni les deux morceaux précédents a voulu réhabiliter la mémoire de deux importants partisans de Jésus. Jacques et Jean ont certes commis un impair à l’époque, mais la suite de leur vie – leur mort même – démontre qu’ils auraient été dignes d’occuper de grandes fonctions dans l’Église. Toutefois, un plus grand qu’eux en a décidé autrement (vv 39-40). Le travail du scribe a aussi un autre impact, beaucoup plus significatif que le premier. En effet, en faisant suivre la demande de Jacques et Jean de la question de Jésus sur la coupe et l’immersion (vv 35.38), il fait de la suite effective de ce dernier la condition nécessaire pour accéder à la direction de l’Église. Les leaders de la communauté doivent être des gens qui ont une longue expérience de la vie sur le chemin de l’évangile, et qui, pour avoir partagé les vues de Jésus sur le système et s’être engagés à sa suite, ont connu leur lot de souffrances. Avoir les qualités d’un bon dirigeant ne suffit pas, il faut avoir vécu comme Jésus. Cela implique, bien sûr, que le futur dirigeant ne se soit jamais considéré comme supérieur à ses frères et sœurs, et ait toujours vécu à leur service.

 

Marc

 

De par sa rédaction, Marc révèle qu’il fait de cette péricope le sommet et le condensé de sa vision des partisans de Jésus. À la suite de la première parole sur la fin de Jésus, il a déjà fait intervenir Pierre, le numéro un (8,32-33); cette fois, il met en scène les numéros deux et trois, Jacques et Jean. En les appelant «les fils de Zébédée» (v 35), il fait référence à leur appel en 1,19-20, pour que lectrices et lecteurs voient le contraste entre leur réponse du début et leur attitude alors que Jésus s’apprête à subir le sort qui l’attend (vv 35b-37a). Aussi, par la bouche de Jésus, exprime-t-il la piètre opinion qu’il se fait d’eux (v 38b). Aux vv 41-42a, Marc écrit que les dix autres – y compris Pierre, par conséquent – sont indignés contre Jacques et Jean, sauf qu’ils ne le sont pas pour la bonne raison. Le problème de fond est la quête d’un pouvoir oppresseur, ce qui ne devrait jamais avoir cours en Église (v 43a), la suite de Jésus devant mener à la libération des gens (fin du v 45)[2] et non pas à leur «assujettissement».

À l’intérieur du bloc de textes que Marc a organisé et qui se termine ici, Jésus a par trois fois annoncé à ses partisans le sort qui l’attendait. Et par trois fois, ces derniers lui ont manifesté la largeur du fossé qui les séparait de lui. En 8,32b, Pierre l’a «menacé». En 9,34, c’est à qui serait plus grand que l’autre. Ici, ce sont deux hommes de pouvoir qui se manifestent. Le contraste est frappant entre la grandeur d’un homme qui fait face à son destin et la petitesse de ceux qui lui adressent leur requête. Dans l’introduction à la péricope (vv 35-37) et, en particulier, dans la formulation de la demande, la rédaction de Marc se fait lourde : «Nous voulons que tu fasses ce que nous allons te demander» (v 36). C’est ainsi que s’expriment les numéros deux et trois des Douze. Autrement dit, il y a division à la tête même de l’Église, et les dirigeants cherchent à mettre le seigneur à leur service, plutôt que de se mettre au sien.

C’est malheureusement à une telle parole qu’a mené l’«enseignement» de Jésus à ses partisans, depuis que, sur le lac, il les a traités de sourds et d’aveugles (8,14-21). En 9,6, Marc a dit de Pierre qu’il ne savait pas ce qu’il disait, et ici il dit des deux autres qu’ils ne savent pas ce qu’ils demandent (v 38). Sourds, aveugles, ignorants et inconscients, tels ils étaient et tels ils sont encore. Les dix autres ne sont d’ailleurs pas mieux et, parce qu’ils ont la même quête de pouvoir que Jacques et Jean, ils sont indignés de s’être fait couper l’herbe sous les pieds (v 41). Marc termine sa rédaction en rappelant à tout ce beau monde à quoi rime leur «appel» (v 42) : il leur faut s’écarter radicalement du modèle de gouvernement qui a cours dans le système (v 43a) et s’aligner sur la voie qu’il leur a déjà tracée en 9,35 : diriger les autres en se faisant leurs esclaves (vv 43-44). Une hyperbole, bien sûr, mais seule une image forte peut finir par faire son chemin dans les consciences.

La finale de la péricope est typiquement marcienne et porte sur «l’Humain», le titre privilégié que l’évangéliste donne à Jésus. Certes, pour lui, ce dernier est messie et fils de Dieu (1,1), et il lui reconnaît explicitement ces titres royaux. Mais il se refuse absolument à ce que la seigneurie de Jésus soit comprise sur le modèle du césar romain et autres dirigeants assoiffés de pouvoir. Aussi corrige-t-il radicalement le contenu de ces deux titres qui ouvrent son ouvrage. Le messie-fils de Dieu se comporte comme le Jésus de jadis : il est l’Humain qui a servi les gens jusqu’au bout, sa vie étant pour eux un moyen de libération. Alors que leurs dirigeants les tyrannisent, l’Humain est à leur service pour les rendre libres. Et il œuvre pour que son Église suive ses traces. Alors que Jacques et Jean «voulaient» un seigneur qui soit à leur service, Marc leur présente l’Humain qui, lui, les veut au service des gens. Chose impossible à accepter pour les assoiffés de pouvoir.

 

Ligne de sens

 

1. L’évangile a toujours la vie concrète en vue. Dans la présente péricope, il traite du pouvoir, utilisant les mêmes critères de jugement que dans les cas de la richesse ou de la sexualité : quel effet son exercice a-t-il sur les gens ainsi que sur la personne qui s’en sert? Il peut tout autant grandir que rapetisser les humains. Et ce qui vaut dans la société vaut tout autant dans l’Église. Le pouvoir doit viser à servir les gens et non les systèmes ni les institutions. Or, quand il est mal utilisé, l’effet apparaît immédiatement : il détruit la personne qui l’exerce ainsi que son entourage et l’organisation à l’intérieur de laquelle il est exercé. Tout cela n’a rien à voir avec la «religion», et est purement affaire de vie en société. L’évangile trace une voie vers ce qu’il appelle le régime de Dieu, pour sortir de l’impasse d’une humanité opprimée. Et il engage celles et ceux que les choix de Jésus interpellent à s’engager tout de suite sur le chemin qu’il a balisé : ils ne doivent surtout pas faire comme les autres (v 43a). L’expérience montre cependant que ce n’est pas chose simple, et que, par son évangile, Marc a plutôt montré le chemin que réglé le problème. Et le chemin, il est droit : il faut s’écarter des objectifs poursuivis par le système que les grands ont monté dans la ligne de leurs intérêts, et, en Église, le pouvoir ne doit pas être exercé au profit de l’Église, mais comme un moyen de donner sa vie en vue de la libération de l’humanité.

2. Plus importante encore, et donnée sur laquelle il faut revenir tant et plus, la foi en la seigneurie de Jésus relativise à l’extrême l’importance de l’Église en tant qu’institution. Pour la dynamiser, celle-ci a l’Humain, seul responsable du choix de ses dirigeants, à jamais opposé aux modes de gouvernement qui assujettissent et tyrannisent les gens, et poussant les siens à servir ces derniers jusqu’à donner leur vie en vue de leur libération. Le grand problème existentiel de l’Église est qu’elle prétend manifester sa foi en cet Humain en montant une institution qui en proclame l’existence, alors qu’en pratique elle la nie. En effet, c’est une chose de proclamer l’existence d’un seigneur, et c’en est une autre que de vivre, en état de discernement permanent, sous la motion d’un tel seigneur.

Or, ce qu’a fait l’Église, c’est bien de créer une institution qui la dispense d’avoir à prendre en compte les décisions de son seigneur à l’intérieur d’une Histoire en perpétuelle transformation. Elle se dit le fruit de décisions datant d’il y a quelque deux mille ans, décisions soi-disant prises une fois pour toutes, sur lesquelles elle n’aurait aucune prise. Elle a donc érigé une structure intouchable et formulé un credo immuable, reposant sur une révélation fermée une fois pour toutes. Elle s’est ainsi interdit toute possibilité qu’un seigneur la mette en question. L’Église a formulé la foi en son seigneur de sorte qu’il ne puisse l’interpeller à titre de seigneur. Elle est ainsi maîtresse d’elle-même, sans seigneur pour la mettre en question. Sourde et aveugle – malheureusement. Marc est toujours d’actualité. Paradoxalement, c’est là affaire de foi.

 

Notes :

 

[1] Ac 6,2 mentionne la présence des Douze à Jérusalem après la mort de Jésus. Celle-ci cautionne l’expression de la foi judéo-chrétienne en la résurrection et la seigneurie de Jésus.

[2] Marc est peut-être celui qui a lié les vv 42-45 à la péricope sur les fils de Zébédée, pour rappeler 9,35, parole adressée aux Douze au début de l’ensemble sur la quête de grandeur.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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