Paroles de dimanches

Il n’y a pas d’ailleurs

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

17 mai 2023

Piliers de la création, des étoiles nouvellement formées dans une petite

région de la nébuleuse de l’Aigle, située à 6 500 années-lumière.

Détail de l’image prise par le Télescope James Webb de la NASA

 

En ce dimanche de l’Ascension de l’Année A consacrée à Matthieu, la Liturgie n’a pas de récit de montée aux cieux de Jésus à nous offrir, puisque Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à avoir rédigé pareille description. Mais nous ne perdons pas au change puisque la péricope matthéenne (Mt 28,16-20) de l’apparition de Jésus aux Onze, qui conclut cet évangile, en est aussi le sommet.

 

Mt 28,16 Les onze partisans s’en allèrent alors en Galilée sur la montagne que Jésus leur avait désignée. 17 Et, l’ayant vu, ils s’agenouillèrent devant lui tout en ayant des doutes. 18 Et, s’étant approché, Jésus leur parla, disant :

Tout pouvoir, au ciel comme sur terre, m’a été donné. 19 Vous en étant donc allés parmi toutes les nations, faites-y des partisans, les immergeant au nom du Parent, et du fils et du souffle saint, 20 leur apprenant à garder toutes mes directives. Et voici que moi je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du Temps.

 

 

Traduction

 

Tout en ayant des doutes (v 17). Littéralement : «eux, alors, doutèrent». La plupart des traducteurs remplacent le pronom «eux» par «quelques-uns», «certains» ou «d’aucuns» pour lever l’apparente contradiction entre la prosternation et le doute. Mais le texte veut justement présenter l’expérience de foi comme se faisant sur un fond de scène de doute.

 Parmi toutes les nations faites des partisans, les immergeant (v 19). Si le mot grec «nations» est au neutre pluriel, le pronom de référence «les», quant à lui, est au masculin pluriel, parce que, ad sensum, il renvoie au mot «partisan», présent dans la racine du verbe mathè­teuô (mathètès = partisan, disciple). Il ne s’agit pas de baptiser les nations en général, mais les seuls partisanes ou partisans qu’on aura aidés à se découvrir à l’intérieur d’elles.

Au nom du Parent, et du fils et du souffle saint (v 19). L’expression «au nom de» (eis to onoma) est tirée de la langue du commerce. Elle indique un changement de propriétaire ou de maître. Se faire baptiser implique un transfert d’allégeance. Le «seigneur» qu’on sert sera désormais le Parent, dont le fils fait agir le souffle, et non plus le système ou le césar.

Garder toutes mes directives (v 20). Littéralement : «garder toutes les choses [sur lesquelles] je vous ai donné des directives». «Directives», au lieu de «commandements», pour indiquer la direction de vie qui est signifiée dans le mot d’ordre attribué à Jésus.

 

Matériaux utilisés

 

La péricope est tissée de données traditionnelles exprimées dans un langage purement matthéen.

 

L’Ascension de Jésus

 

Le Jésus matthéen ne part pas, il ne monte pas au ciel, il ne va nulle part. Il est avec les siens. Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à avoir visualisé l’élévation de Jésus au ciel, en vue de son installation à la droite de Dieu. Ce faisant, il a mis une donnée de foi en images à partir de la vision du monde qu’il partageait avec l’ensemble de ses contemporains, et qui allait avoir cours pendant encore quinze siècles. Le ciel était en haut, la caverne des morts en bas, et la plaque terrestre au milieu. Si Jésus avait été «élevé» à la droite de Dieu, il était donc physiquement là-haut, au ciel. Et Luc l’y fait monter. L’élévation céleste de Jésus – tout comme celle de Marie – a du sens à l’intérieur de la vision du monde dans laquelle elle est exprimée. Pas dans la nôtre.

Jésus ou Marie ne sont pas quelque part dans notre univers. S’il y a bien un «ailleurs», celui-ci existe en dehors du temps et de l’espace. Or, comme tous nos mots sont imprégnés de ces deux dernières catégories, ils ne sont pas aptes à dire l’«ailleurs». Et le mot doit même être mis entre guillemets parce qu’il contient la notion de distance physique par rapport à la personne qui l’utilise. Jésus, en effet, ainsi que tous les humains qui nous ont précédés ne sont ni en haut, ni en bas, ni à gauche, ni à droite, ni ailleurs, ni quelque part. Ils ne sont pas dans un lieu, non plus que dans la durée. Il faut même dire que, s’il existe telle chose qu’une dimension en «dehors» du temps et de l’espace, toute l’humanité[1] – à partir du premier être humain jusqu’à la dernière – y est «déjà» rassemblée. Nous sommes «déjà» toutes et tous ensemble. Quand nous mourons, nous ne laissons personne derrière, nous «allons» à la rencontre de tous les autres.

D’une certaine façon, nous sommes encore accrochés à la vision du monde à trois étages. Nos prédécesseurs dans la foi, après l’avoir abandonnée grâce aux pressions de la science, se sont empressés de la reproduite avec la nouvelle construction du ciel en haut, du purgatoire au milieu et de l’enfer en bas. Pour notre part, à toutes fins utiles, nous avons condamné l’étage du bas (caverne des morts et enfer), mais il nous reste en tête deux étages : celui de notre univers, «en bas», et le second qui est toujours «en haut» : là vers où nous dirigeons nos prières, vers où nous levons les yeux du corps ou de l’âme pour saluer nos disparus, où nous situons le Dieu vivant, et où nous imaginons que se trouvent Jésus et Marie, parce que tous nos concepts sont imprégnés d’espace et de temps.

La finale matthéenne montre qu’il est possible de croire à Jésus en regardant en soi et autour plutôt qu’en haut.

 

Matthieu

 

Tout le récit matthéen converge vers la péricope finale. Et cette dernière n’a de sens qu’à l’intérieur de l’évangile de Matthieu.

V 16. Il ne reste plus que onze partisans puisque Judas s’est suicidé (27,5). La rencontre a lieu en Galilée, conformément à ce que le «messager du Seigneur» (Dieu en personne) avait dit aux femmes, message corroboré par une apparition de Jésus lui-même (27,1-11). La «montagne» rappelle celle du Sermon (ch. 5-7), au cours duquel Jésus a donné à ses partisans les «directives» (v 20) qui devront être observées à jamais.

V 17. Dans tout le Nouveau Testament, le verbe «douter» n’apparaît qu’ici et en 14,17, où il est appliqué à Pierre à l’intérieur d’un morceau tiré d’un récit d’apparition. Le doute fait nécessairement partie d’une expérience de foi. En effet, là où il y a certitude, il n’y a pas de foi. Une amie, maintenant décédée, avait coutume de dire que foi et certitude étaient des vases communicants : monte l’une, descend l’autre. Là où il y a certitude, il n’y a pas de foi. Même chose pour la confiance. On ne fait pas confiance parce qu’on est sûr et certain que tout va bien aller, mais parce que, sur un fond d’inquiétude, on choisit la confiance. Doute et inquiétude sont le terreau nécessaire à la foi et la confiance. Matthieu savait ce qu’il faisait en parlant du doute des Onze à la vue de Jésus.

V 18b. Les vv 18b-20 sont le sommet de l’évangile. En 18b, se trouve la proclamation fondamentale : Dieu a donné à Jésus ressuscité toute puissance sur l’ensemble du cosmos. Ici, Matthieu ne nomme pas ce pouvoir, lequel, ailleurs, est désigné par «souffle» ou «souffle saint». Le souffle de Dieu, c’est son pouvoir d’action. Ce qu’affirment les textes, c’est que Dieu a fait don à Jésus ressuscité de sa capacité d’agir. En 1 Co 15,20-28, Paul déclare que Jésus doit se servir de ce pouvoir pour lutter contre les ennemis de Dieu et de l’humanité, jusqu’à la destruction du dernier d’entre eux, le plus impitoyable, la Mort. Quand il aura vaincu cette dernière, il remettra à Dieu le souffle qui lui appartient en propre. Mission accomplie. Dans la suite de la péricope, Matthieu indique comment le seigneur entrevoit la lutte contre ses ennemis.

Vv 19-20a. Jésus commence par envoyer les Onze parmi toutes les nations, y recruter les partisanes et partisans qu’il s’y est préparés.

Pour Matthieu, la mission confiée par Jésus implique qu’on accepte d’être mis au ban de la société judéenne pour aller vers la fraternité chrétienne d’origine étrangère. Le système a son emprise partout et doit être contré partout. Les Onze – qui représentent l’Église à qui Matthieu adresse son évangile – sont donc appelés à rassembler les partisans potentiels, en leur faisant signifier, par leur immersion dans l’eau, leur changement radical d’allégeance : leur seigneur ne sera plus le grand prêtre ou le césar, mais le Parent qui, par l’entremise de son fils, a fait agir son souffle (le «pouvoir» du v 18b) en eux, pour promouvoir une nouvelle façon de vivre. Le chemin à suivre, ils le trouveront dans le Sermon sur la montagne (ch 5-7), où sont consignées les directives de Jésus.

V 20b. Cette nouvelle façon de vivre se déroule en présence de Jésus, lequel contrôle et dirige lui-même, de génération en génération, les poussées dynamiques du souffle qu’il fait agir chez les siens. Dans son évangile, Matthieu a fait passer sa communauté de l’expérience de la présence de Dieu dans son peuple – «Dieu-avec-nous» (1,23), expression où «nous» désigne Israël –, à la présence de Jésus parmi elle («je suis avec vous»). Matthieu n’avait plus rien à ajouter. Ne restait plus qu’à vivre en conséquence.

 

Ligne de sens

 

La péricope matthéenne est un appel fondamental à faire confiance.

1. Oui, il y a des virus immondes qui sévissent, des guerres ignobles qui se mènent, un saccage planétaire impardonnable qui se poursuit. Mais, «au ciel comme sur terre», nous dit une Voix millénaire, une toute-puissance bénéfique est à l’œuvre, plus forte que tout. Oui, il y a raison d’être inquiet; oui, il y a raison de douter. Mais «faites confiance», dit la Voix. Il faut choisir, c’est à prendre ou à laisser.

2. Nul ne sait combien il y a de partisans et de partisanes de Jésus parmi les nations. Personne ne peut être certain d’en faire partie. Impossible de savoir à quoi cela sert que certains soient lumière du monde ou sel de la terre (5,13a.14a). Ou que d’autres meurent courageusement écrasés par le système. Qui peut dire ce que le seigneur pense de son Église, ou quelles directives il est en train de donner au souffle qu’il a reçu de son Parent en vue de préparer l’avenir de la foi ? Où se situe le sens de notre espérance et de notre amour à l’intérieur de l’immense Sens de tout dont nous ne savons rien ? Matthieu n’a pas été écrit pour répondre à nos questions, et foi ou confiance n’apportent pas de solutions. Tout ce que nous disent les Anciens, qui étaient humains de foi, c’est que chercher à vivre comme Jésus, avec lui, tous les jours qui nous sont donnés en cadeau, avec les frères et sœurs que la vie nous a permis de rencontrer, en montrant le chemin à ceux et celles qui viennent derrière, jusqu’à la fin du Temps, cela est bon pour l’humanité. Faisons confiance.

3. Les récits d’apparition ne disent rien de l’Au-delà. Même s’il avait été donné à Jésus ressuscité la possibilité de se faire entendre par des oreilles humaines, il n’aurait pu rien dire de l’Au-delà, parce qu’il n’existe pas de mots humains capables d’exprimer ce qu’est une réalité qui n’a pas de consistance matérielle, n’existe nulle part et ne s’étale pas dans le temps. Un signe en est notre mot «je», le premier du credo. Je dis «je», vous dites «je». Mais si je nous demande ce qu’est vraiment ce «je» que vous comme moi cherchons à faire advenir dans l’Histoire, les mots nous manquent. Rien n’est plus proche de nous que ce «je» qui nous est pourtant inconnu. C’est cependant lui, dont nous ne savons rien dire, qui un jour – confiance ! – existera sans consistance matérielle, nulle part, hors du temps, à l’intérieur d’un «nous» que nous cherchons déjà à apprivoiser en essayant de sortir de la bulle de notre moi dans laquelle nous sommes enfermés.

4. Foi et confiance ne sont pas des certitudes, mais des attitudes de fond qui nous préparent pour le jour où nous aurons à plonger dans le Sens en vue duquel le «je» que nous faisons advenir dans l’Histoire a déjà du sens.

 

Notes :

 

[1] Sans doute est-ce l’humanité comme être global qui subsiste, nouvelle réalité formée par l’ensemble des «je» qui se seront faits comme personnes dans l’Histoire.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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