Paroles de dimanches

Il était une fois deux hommes à table…

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Par André Myre

Paroles de dimanches

19 avril 2023

Crédit photo : Juri Gianfrancesco / Unsplash

La péricope évangélique choisie par la Liturgie pour ce dimanche est le texte bien connu de l’apparition de Jésus aux deux partisans en route vers Emmaüs (Lc 24,13-35). Luc, qui s’appuie sur le récit d’un bon conteur, en a profité pour y insérer plusieurs lignes de force de sa rédaction.

 

Lc 24,13 Et voici que, ce jour-là, deux d’entre eux étaient en route vers un village du nom d’Emmaüs, situé à onze kilomètres de Jérusalem. 14 Et ils se parlaient de tout ce qui était arrivé. 15 Et il arriva, alors qu’ils parlaient et discutaient, que Jésus lui-même, s’étant approché, faisait route avec eux. 16 Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. 17 Il leur dit donc :

Quels sont ces dires objets de votre désaccord en marchant ?

Et ils s’arrêtèrent, l’air abattu. 18 L’un d’eux, du nom de Cléopas, ayant répondu, lui dit :

 

Tu es bien le seul à être passé par Jérusalem sans avoir su ce qui est arrivé là ces jours-ci.

19 Et il leur dit :

Quoi ?

Ils lui dirent alors :

Ce qui concerne Jésus le Nazarénien, un homme qui arriva en prophète puissant en œuvre et en dire devant Dieu et tout le peuple; 20 comment les grands prêtres et nos dirigeants l’ont livré pour une condamnation à mort et l’ont crucifié.  21 Nous, nous espérions qu’il était celui qui allait libérer Israël; mais avec tout cela, on en est au troisième jour depuis que ces choses sont arrivées. 22 Certes, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont troublés, car, étant arrivées très tôt au tombeau 23 et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire avoir même eu une vision de messagers le disant en vie. 24 Et quelques-uns de ceux qui sont avec nous sont partis au tombeau et ont trouvé que c’était tout comme les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l’ont pas vu.

25 Et lui leur dit :

Ce que vous avez le cœur inintelligent et lent à faire confiance à tout ce dont ont parlé les prophètes. 26 Ne fallait-il pas que le messie endure tout cela et qu’il entre dans sa gloire ?

27 Et, ayant commencé par Moïse et par tous les prophètes, il leur interpréta ce qui le concernait dans toutes les Écritures. 28 Et ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit semblant d’aller plus loin. 29 Et eux insistèrent auprès de lui, disant :

Reste avec nous, le soir est tout près et déjà le jour baisse.

Et il entra pour rester avec eux. 30 Et il arriva, tandis qu’il était attablé avec eux, qu’ayant pris le pain, il dit la bénédiction et, l’ayant brisé, le leur donnait. 31 Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. Et lui-même leur devint invisible. 32 Et ils se dirent l’un à l’autre :

N’avions-nous pas le cœur brûlant en nous pendant qu’il nous parlait en chemin alors qu’il nous ouvrait les Écritures ?

33 Et, s’étant levés sur l’heure, ils s’en retournèrent à Jérusalem et ils trouvèrent rassemblés les Onze et ceux avec eux, disant :

34 Le seigneur s’est vraiment réveillé et il est apparu à Simon.

35 Et eux-mêmes racontaient les choses en chemin, et comment il avait été connu d’eux par le bris du pain.

 

 

Traduction

 

Onze kilomètres (v 13). Littéralement : «soixante stades», le stade mesurant environ 185 m.

Objets de votre désaccord (v 17). Les deux partisans ne s’entendent pas.

 

Vérité historique

 

1. Je répète ce que j’ai écrit dans un précédent commentaire, à savoir que tous les partisans de Jésus ont fui Jérusalem après l’arrestation de Jésus, hommes et femmes (Mc 14,50). Et qu’il leur a fallu près d’une semaine pour retourner chez eux en Galilée, où la foi est née quelques jours ou semaines plus tard. Et elle a pris conscience d’elle-même et s’y est exprimée indépendamment des concepts de résurrection et de seigneurie. Il a donc fallu des mois avant qu’elle voyage de Galilée en Judée, et que les scribes chrétiens de Jérusalem puissent énoncer une phrase apparemment aussi simple que :

 

34 Le seigneur s’est vraiment réveillé et il est apparu à Simon.

 

En ce qui concerne la foi chrétienne, il ne s’est historiquement rien passé à Jérusalem, l’après-midi de Pâques.

2. Dans la liste de ceux qui ont reçu une apparition de Jésus, qu’il présente en 1 Co 15,5-8, Paul nomme «tous les missionnaires» (v 7). Il est possible que l’expression désigne une série de rencontres. Le texte sur lequel Luc s’est appuyé rapportait peut-être le récit de fondation de l’Église d’Emmaüs par deux missionnaires – dont le dénommé Cléopas – qui avaient parcouru une partie de la campagne judéenne[1]. Une telle entreprise missionnaire n’a pu avoir lieu avant un an ou deux après la mort de Jésus.

 

Traditions

 

Les deux traditions les plus significatives rapportées par Luc dans son récit sont les suivantes.

1. La plus importante, située à la fin, tient dans cette ligne déjà citée :

 

34 Le seigneur s’est vraiment réveillé et il est apparu à Simon.

 

Cette simple ligne contient des données extrêmement importantes pour l’Église judéo-chrétienne de Jérusalem, données qu’elle a exportées dans l’ensemble du monde méditerranéen du premier siècle :

 

. Jésus a vraiment été réveillé des morts;

. il a été fait seigneur;

. et Simon (Pierre) est le premier à qui il est apparu.

 

Il n’est pas exagéré de dire qu’en cette ligne tient l’essentiel de la foi du Nouveau Testament[2].

2. Luc est un rédacteur qui retravaille tellement les matériaux littéraire qu’il utilise qu’à toutes fins utiles il rend impossible leur reconstruction exacte. Le texte qui suit ne prétend donc pas représenter l’état de la tradition que l’évangéliste avait sur sa table de travail. Il contient, cependant, l’essentiel des passages où il se trouve un vocabulaire dont l’auteur ne se sert pas d’ordinaire. Ce texte permet donc aux lectrices et lecteurs de se faire une idée du contenu de la tradition utilisée par Luc.

 

Lc 24,13 Et voici que deux d’entre eux marchaient vers Emmaüs. 14 Et ils se parlaient de tout ce qui était arrivé. 15 Et Jésus, s’étant approché, marchait avec eux. 16 Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. 17 Il leur dit donc :

De quoi parliez-vous en marchant ?

Et ils s’arrêtèrent, l’air abattu. 18 L’un d’eux, du nom de Cléopas, lui dit :

Tu es bien le seul à être passé par Jérusalem sans avoir su ce qui est arrivé là.

19 Et il leur dit :

Quoi ?

Ils lui dirent alors :

Ce qui concerne Jésus le Nazarénien, 20 comment les grands prêtres l’ont livré pour une condamnation à mort et l’ont crucifié. 21 Nous, nous espérions qu’il était celui qui allait libérer Israël.

25 Et lui leur dit :

Ce que vous avez le cœur inintelligent et lent à faire confiance !

28 Et ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit semblant d’aller plus loin. 29 Et eux insistèrent auprès de lui, disant :

Reste avec nous.

Et il entra pour rester avec eux. 30 Et tandis qu’il était attablé avec eux, ayant pris le pain, il dit la bénédiction et, l’ayant brisé, le leur donnait. 31 Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. Et lui-même leur devint invisible.

 

Le verset 16 permet de comprendre la difficulté à laquelle le scribe veut s’attaquer : comment un être humain prend-il conscience qu’il est en présence de Jésus ?  La réponse ne sera pas formulée dans un enseignement théorique, mais illustrée dans un récit. Deux hommes cheminent dans la vie avec Jésus sans le savoir. Ils ont l’esprit brouillé par le système en place. En effet, les dirigeants judéens, installés au sommet de la pyramide sacerdotale et politique, ont condamné Jésus a mort et a vu à l’application de la peine en livrant ce dernier aux Romains pour qu’ils le crucifient (vv 19-20). L’espoir d’une libération d’«Israël» a été ainsi réduit à néant (v 21a).

Le problème est que leur désolation leur obnubile l’intelligence (v 25). Ils ne comprennent pas que Jésus leur est présent malgré qu’il soit mort. Au moment du partage du pain, cependant, tout devient clair (vv 30-31a). La résonance en soi de l’appel à partager, c’est là le signe de sa présence. Le système l’a mis à mort parce qu’il a horreur du partage. Mais lui, au-delà de la mort, dynamise les siens à faire comme lui. C’est ce qu’il fait voir de lui tout en étant invisible (v 31b).

Le récit sur le cheminement des deux marcheurs n’en est pas vraiment un d’apparition. Il n’y est jamais dit que Jésus ait été «réveillé» ou «remis debout», ou qu’il ait été «vu» par les deux hommes, ou qu’il leur soit «apparu», ou qu’il ait été fait «seigneur». Le texte cherche simplement à fonder la foi commune des membres de l’Église d’Emmaüs dans l’expérience des deux fondateurs. Comme ces derniers, ils ont été rencontrés par Jésus («invisible») puisqu’ils se sont sentis appelés à partager le pain à l’intérieur d’une société qui interprète ce geste comme une menace et une trahison.

 

Luc

 

Par le simple fait d’avoir inséré la péricope des deux marcheurs dans son évangile, Luc l’a substantiellement transformée. D’abord, il en fait formellement un récit d’apparition, laquelle s’est déroulée l’après-midi du jour de Pâques et est présentée comme la deuxième, après celle à Simon[3]. Ensuite, il s’en sert pour modifier profondément le cours des événements. Il est en train d’écrire un livre double qui comprend son évangile et les Actes; et il entend terminer son évangile à Jérusalem, et faire repartir les Actes de là. Il n’a donc pas de place pour un déplacement des partisans en Galilée. Aussi situe-t-il l’apparition de Simon à Jérusalem, où les Onze sont présents ainsi que les femmes (vv 22-23.33-34). À l’intérieur du récit lui-même, il effectue trois interventions majeures.

1. Dans la première (vv 21-24), il souligne, par la bouche des deux marcheurs, que l’événement se passe le dimanche; il rappelle la démarche des femmes au tombeau, le rapport qu’elles en ont fait aux partisans, et la vérification faite par quelques-uns de ces derniers[4]. La longue réponse des vv 19-24 ennuie un peu lectrices et lecteurs de l’évangile qui viennent de lire tout ça, et tout autant Jésus qui s’impatiente : pas grand-chose d’intelligent là-dedans (v 25) ! Le sens et la vie ne se trouvent pas dans un tombeau.

2. Luc met sa seconde intervention dans la bouche de Jésus, que, plus haut, il avait présenté comme «un homme prophète puissant en œuvre et en dire» (v 19). Il place donc la parole de cet homme sur la ligne de tout ce dont avaient déjà parlé les prophètes de l’Écriture, et lui fait déclarer que toute cette lignée avait traité de lui (vv 25b-27). Tout cela étant à comprendre «intelligemment», et non pas comme une série de prédictions artificielles ou d’indices à décoder. C’est l’ensemble des démêlés qu’ont eus les prophètes avec le système qu’il faut comprendre, l’inévitabilité de leurs souffrances qu’il est nécessaire de prendre en compte. La ligne de Dieu n’ayant jamais été acceptée dans l’Histoire, c’était prévisible que l’homme qui la tracerait en clair devrait beaucoup souffrir et que seul le Dieu vivant était en mesure de tirer la conséquence de cette vie en l’élevant à la seigneurie (v 26).

Ce qu’il y a d’étonnant, dans le texte de Luc, c’est que la sublime leçon d’exégèse offerte par Jésus n’a aucun effet sur la façon de voir des marcheurs. Certes, ils avaient «chaud au cœur», mais ils restaient toujours sans rien comprendre ni faire confiance (v 32). Il leur faudra l’expérience du partage pour que leurs yeux s’ouvrent enfin. Dans un village reculé de la campagne judéenne, loin du système, deux hommes sont attablés à partager un morceau de pain. Et ils se découvrent en présence du seigneur de la vie, en pleine contradiction avec le système, prêts à entrer dans la lignée tracée par les prophètes. C’est la foi, il n’y a rien d’autre à voir.

3. Alors que la première intervention de Luc faisait le lien avec ce qui s’était passé au tombeau, sa troisième prépare ce qui suit (vv 32-35). Les deux marcheurs retournent à Jérusalem faire rapport aux Onze. Là, ils entendent un condensé de la foi telle qu’elle s’exprime dans le monde judéo-chrétien : Jésus, réveillé des morts et fait seigneur, est apparu à Simon (v 34). Le récit se termine sur un rappel de la tâche signifiée par «le bris du pain» (v 35). Dans le reste du chapitre, les Onze apprendront de Jésus la mission qu’ils auront à remplir – mission dont Luc entend montrer l’accomplissement dans les Actes –et ils se font promettre le don du souffle saint, avant de revoir Jésus partir définitivement (vv 36-53).

Luc a pris soin de solidement intégrer l’épisode des deux marcheurs à son évangile, et le Jésus qui s’y manifeste est précisément le prophète que l’auteur a présenté dans son évangile, et le seigneur dont il parlera dans ses Actes.

 

Ligne de sens

 

Quelques pistes de réflexion s’imposent.

1. La nourriture (le «pain») est faite pour être partagée équitablement, pas concentrée dans les mains de quelques-uns aux dépens de la grande majorité des humains. Le Jésus du récit des marcheurs révèle sa présence en faisant de cette prise de conscience une interpellation vers l’engagement d’une vie. Il en résultera beaucoup de souffrances, mais aussi le bonheur d’une trajectoire humaine réussie.

2. La ligne du partage n’était pas acceptée par le système avant Jésus, et ne l’est pas davantage depuis. Tout ce qui a changé, c’est que depuis Jésus les choses sont claires. Le système en place – toujours opposé au partage, toujours centré sur lui, toujours aux mains de gens qui savent ce qui est bon pour eux en prétendant savoir ce qui est bon pour les autres – le système, dans toutes ses dimensions, ne peut se réclamer de Dieu. Dieu est hors-système, et la foi aussi, ce que l’intelligence humaine comprend rarement, et que l’intelligence artificielle ne comprendra jamais («Qui a des oreilles pour entendre entende»).

3. Le texte de Luc n’est pas une invitation à «aller à la messe», mais à comprendre ce à quoi on s’engage quand on y est. Si, au cours d’une eucharistie, on a entendu monter en soi l’appel à partager, c’est que Jésus était présent cette fois-là. Mais il n’y a rien d’automatique. Il arrive quand il veut. Un seigneur ne se laisse pas harnacher. Et aucune Église n’a le pouvoir de contrôler son agenda.

 

Notes :

 

[1] Le rédacteur post-marcien rapporte peut-être une vieille tradition quand il résume l’épisode en ces mots : «Après cela, cependant, il se manifesta sous une autre forme à deux d’entre eux, marchant, s’en allant au champ» (Mc 16,12).

[2] L’expression galiléenne de la foi, que l’on retrouve surtout dans la source Q et dans Jn 2-12 – première manière – a été insérée à l’intérieur de la vision judéo-chrétienne des rédacteurs des évangiles synoptiques et des rédacteurs johanniques qui ont retravaillé l’œuvre de l’évangéliste.

[3] Selon la chronologie primitive rapportée par Paul en 1 Co 15,5, la seconde apparition a été faite aux Douze. Luc ne disposait sans doute pas de récit sur l’apparition à Simon, alors que Matthieu en rapporte des bribes en 14,28-31et16,17-19, tandis qu’un rédacteur johannique la raconte en 21,7.15-19.

[4] Au v 24, ils sont quelques-uns à se rendre au tombeau (comme en Jn 20,3), tandis qu’au v 12 Pierre est le seul à y être allé; peut-être Luc voulait-il alors concentrer l’attention sur Pierre.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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