Paroles de dimanches

Faut pas manger n’importe quoi

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Par André Myre

Paroles de dimanches

7 juin 2023

Crédit photo : Dangubic / iStock

Pour le dimanche traditionnellement consacré à célébrer «le Corps et le Sang du Christ», la Liturgie a choisi la péricope de Jn 6,51-58. Avant de la présenter, il faut dire un mot de son contexte.

Au début du long chapitre 6, Jésus a fait le signe du partage des pains; les Galiléens en ont tellement bien compris le sens qu’ils veulent faire de Jésus leur roi : enfin, quelqu’un qui s’occupe d’eux (vv 1-15). Cela fait évidemment paniquer les partisans qui s’enfuient en barque (vv 16-21), Hérode Antipas n’étant pas tendre envers ceux qui aspirent à s’asseoir sur son trône ou en menacent la stabilité. Par la suite, Jésus, qui a rejoint les siens par la mer, et les gens qui s’y sont rendus à pied, se retrouvent à Capharnaüm; là, ces derniers se font dire par Jésus que le pain qu’ils ont partagé n’est que le signe de la vraie nourriture qui en ferait d’authentiques humains : qu’ils l’écoutent et sortent du système de mort promulgué par Moïse (vv 22-40).

Les paroles de Jésus mettent évidemment les Judéens en rogne, et celui-ci va même jusqu’à les confronter à l’intérieur de leur synagogue de Capharnaüm (vv 41-58) – passage d’où est tiré le texte à commenter aujourd’hui. Le chapitre se termine sur la décision prise par beaucoup de partisans de Jésus de le quitter, et sur la question de la fidélité attendue des Douze (vv 59-71). Ce simple résumé montre bien que le débat ne porte pas sur la nature du pain et du vin, mais sur la façon de se positionner par rapport au système.

Deux rédacteurs postérieurs ont modifié le texte de l’évangéliste: le catholique a rédigé la fin du v 54, et le rénovateur a inséré le bloc des vv 55-58.

Le passage choisi par la Liturgie commence, de façon assez abrupte, par le verset de conclusion d’une intervention de Jésus commencée au v 43[1] :

 

Jn 6,51 C’est moi ce pain vivant qui descend du ciel. Quiconque se nourrit de ce pain vivra pour toujours. Et le pain que je vais donner, pour la vie du monde, c’est moi-même.

 

52 Il s’ensuit toute une discussion, chez les Judéens :

–             Comment cet être-là peut-il se donner lui-même pour nous nourrir ?

–             53 Écoutez bien ce que je vous dis : À moins de vous nourrir de l’Humain lui-même, et de vous imprégner de sa vie, vous n’êtes pas en vie. 54 Celui qui m’absorbe, moi-même, et s’imprègne de ma vie a la vie pour toujours, et je le relèverai au dernier jour.

55 Je suis moi-même la nourriture authentique, et ma vie est l’authentique boisson. 56 Celui qui m’absorbe, moi-même, et s’imprègne de ma vie demeure par moi et moi en lui. 57 Tout comme le Parent vivant m’a envoyé, et que, moi, je vis par le Parent, celui qui m’absorbe vivra par moi. 58 C’est cela le pain descendu du ciel, il n’est pas comme celui dont nos pères se sont nourris sans que cela les empêche de mourir, car celui qui l’absorbe vivra pour toujours.

 

Traduction

 

Le passage est célèbre, et les traducteurs ont coutume de choisir, pour le rendre, un vocabulaire ajusté à celui touchant l’eucharistie, quitte à obscurcir la signification du texte à l’intérieur du contexte de l’évangile.

Se nourrir (vv 51-53.58). Dans le passage, il est clair que le mot «pain» n’est pas qu’un aliment parmi d’autres, mais qu’il est utilisé au sens large de «nourriture». Le verbe «manger» est donc à interpréter en conséquence, comme signifiant l’activité qui consiste à «se nourrir» en vue de bien vivre (v 51b).

Absorber (vv 54.56-58). Le verbe «mastiquer, mâcher» est utilisé comme synonyme de «manger», au sens d’«absorber» la nourriture vitale.

Moi-même, lui-même (vv 51-56). Plus délicate est la traduction du terme «chair». Pour le rendre adéquatement, il faut partir du v 53a : «si vous ne mangez pas la chair de l’Humain». Dans le Livre des signes (ch 1-12), l’«Humain» (ou «fils de l’homme») n’est pas Jésus, mais un personnage transcendant : venant du ciel, où il a tout appris de Dieu, il est descendu sur terre au temps de Jésus et y est remonté. Un tel être n’a évidemment pas de «chair» propre à être mastiquée. Le texte ne parle donc pas de substance corporelle, mais d’identité[2] : sa «chair», c’est «lui-même». Quand Jésus, de même, dit du pain qu’il est sa «chair», il s’identifie à lui, il le présente comme étant «moi-même» (v 51). Il s’agit de voir en quel sens.

S’imprégner (vv 53-54.56). Le verbe «boire» est à traduire en parallèle avec «se nourrir». Le texte ne parle pas plus de déglutition que de mastication. L’appel est à s’«imprégner» d’une réalité.

Sa vie (v 53), ma vie (vv 54-56). Le mot «sang» est utilisé en parallèle avec «chair» et a un sens semblable. À l’époque, culturellement, le sang signifie l’opposé du sens qu’il a chez nous, où il est davantage lié à la mort. Le sang, pour les Anciens, c’est la «vie»[3].

Par moi-en lui (v 56). Au v 57, la préposition grecque dia indique clairement que Jésus vit «par» le Parent, et son partisan ou sa partisane «par» Jésus. Dans le verset précédent, la préposition utilisée peut aussi bien signifier «dans, en» que «par, avec»; le rédacteur pourrait avoir eu le «par» du v 57 en tête quand il écrivait la fin du v 56 : les partisans sont ce qu’ils sont en vertu de l’activité («par») de Jésus «en» eux ou elles.

 

Vérité historique

 

Le langage de tout le passage est typiquement johannique. Tout ce qui remonte à Jésus, c’est la mention de «l’Humain» («fils de l’homme»); il y référait pour signifier qu’au Jugement final, l’Humain prendrait parti pour lui, ainsi que pour ceux et celles qui l’auraient suivi. L’évangéliste a conservé le terme tout en lui donnant une autre signification.

 

Jean

 

À la fin du chapitre 6, Jésus fait face à la grogne des Judéens. Or, il ne fait rien pour calmer les choses, à preuve les versets suivants qui précèdent le texte d’aujourd’hui et sont éclairants pour l’interpréter.

 

6,47 Celui qui fait confiance a la vie pour toujours. 48 Moi, je suis le pain pour la vie. 49 Au désert, vos pères sont morts malgré qu’ils se soient nourris de la manne. 50 Voici ce qu’est le pain qui descend du ciel pour que quiconque s’en nourrit n’en meure pas.

 

Pas besoin d’avoir longtemps fréquenté l’évangéliste pour se rendre compte qu’il a une vision du monde caractéristique et un langage adapté pour la dire. Mais il faut l’avoir fréquenté pour le comprendre. Dans le passage qui vient d’être cité, Il y a une chose qu’il importe avant tout de savoir. C’est que, selon l’évangéliste, les humains ont le choix entre deux systèmes – d’origine céleste les deux – pour se nourrir :

. celui de Jésus – le pain – qui fait vivre pour toujours;

. celui de Moïse – la manne – qui ne fait vivre que pour un temps[4].

 

Les Judéens n’ayant certes nul besoin de se faire présenter leur propre système, le Jésus de l’évangéliste, dans le passage offert aujourd’hui, entreprend donc de leur parler de celui qu’il leur propose. Et il résume sa pensée dans le verset d’ouverture :

 

6,51 C’est moi ce pain vivant qui descend du ciel. Quiconque se nourrit de ce pain vivra pour toujours. Et le pain que je vais donner, pour la vie du monde, c’est moi-même.

 

Un tel texte exige explication. Comme tous les auteurs du Nouveau Testament, l’évangéliste doit répondre à la question suivante : Pourquoi faire confiance à Jésus ? La réponse quasi unanime est : parce que Dieu l’a ressuscité et fait seigneur, témoignant ainsi de son accord total avec sa vie. L’évangéliste a une autre réponse :

. l’Humain, un personnage transcendant qui sait tout de Dieu, est descendu du ciel, a révélé son savoir à Jésus, puis est remonté à son lieu d’origine;

. Jésus, son décalque humain, a accueilli sa révélation, en a témoigné dans sa vie et est «monté» sur la croix parallèlement à la remontée au ciel de l’Humain.

 

Le verset 51 est fondé dans ce parcours parallèle :

. la révélation de l’Humain, descendu du ciel, était une nourriture («pain») pour la vie humaine;

. Jésus s’est nourri de ce pain céleste;

. sa vie est à son tour nourrissante pour les autres, il est pain pour eux;

. quiconque aura vraiment vécu comme lui vivra pour toujours.

 

La suite du texte, provoquée par la question méprisante des Judéens (v 52), n’est que variations sur le thème principal formulé par le v 51. «Manger la chair» de l’Humain céleste, et «boire son sang» (v 53), c’est faire sienne la lecture de la vie qu’il a reçue de Dieu et que Jésus, l’envoyé du Parent transmet maintenant aux siens pour qu’ils s’en nourrissent à leur tour (v 54). Se nourrir de ses façons de faire, comme lui l’a fait de celles de l’Humain, c’est la condition d’une vie authentique qui n’a pas de fin[5].

 

Le rénovateur

 

Le texte du rénovateur est intéressant en ce qu’il nous indique comment il a compris ce l’évangéliste. D’abord, il en reprend les termes tout en utilisant des mots de son cru, par exemple, «nourriture», «boisson», «authentique» (v 55). Puis, il en précise la vision en attribuant à Jésus lui-même, plutôt qu’à l’Humain, le rôle d’inscrire dans l’être humain les lignes directrices de sa vie (v 57). Et il termine sur une note polémique, en déclarant que suivre la législation mosaïque – se nourrir de la manne comme les pères l’ont fait au désert – ne contribue pas à façonner un authentique vivant[6].

 

Ligne de sens

 

1. On est partisan ou partisane de Jésus quand on lui fait confiance dans la vie. Or, un tel comportement a du sens si on a, de façon pour soi satisfaisante, répondu à la question suivante : pourquoi ferais-je confiance à un homme qui a été condamné à mort par les plus hautes autorités de son peuple, et exécuté par le pouvoir impérial qui occupait le pays ? Pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne, la réponse officielle du christianisme était :

Il a été ressuscité et fait seigneur.

 Dieu était donc d’accord avec lui. Puis, pendant dix-sept siècles, une autre réponse a été donnée :

Il était vrai Dieu – vrai homme, Parole incarnée de Dieu, deuxième personne de la Trinité.

Comment ne pas lui faire confiance[7]. Dans le dernier tiers du premier siècle de l’ère chrétienne, l’évangéliste avait donné sa propre réponse à la question :

L’Humain, qui, au ciel avait tout appris de Dieu, était descendu l’apprendre à Jésus.

Ce n’est pas plus difficile à comprendre que la résurrection-seigneurie ou la divinité de Jésus. C’est autre chose, une autre façon de répondre à la question. Pour le fond, cependant, ces trois réponses disent la même chose : elles font appel au divin pour rendre compte de la confiance à mettre en Jésus.

 

2. Le texte johannique permet peut-être d’ouvrir une autre piste de réflexion pour expliquer la confiance en Jésus : la voie de l’authenticité.

. Selon cette ligne de pensée, on fait d’abord confiance à la poussée d’humanité qui monte du fond de soi et à la personne que l’on devient à suivre cette dernière.

. L’orientation de cette poussée, vers un devenir humain authentique, on la voit aussi à l’œuvre dans des membres de son entourage et, plus largement, on la reconnaît à travers l’Histoire, chez celles et ceux qui se sont à juste titre réclamés de la vie de Jésus de Nazareth dont témoignent les évangiles.  Et on attribue ultimement l’origine de cette poussée dans l’indicible Au-delà à l’œuvre dans l’humanité depuis toujours.

On se fait donc confiance à soi, en lien avec d’autres que soi, à l’écoute d’un Plus Grand que soi.

 

3. Dans ce texte, l’évangéliste – suivi en cela par le rénovateur – n’a nullement la Cène ou l’eucharistie en vue, et n’en dit rien, du moins directement. Il n’aime pas les rites. Et, sans doute conscient du danger que se perde le sens du dernier repas de Jésus, il en a exprimé la signification dans le fameux récit du lavement des pieds : Jésus s’étant mis au service des plus petits, partisans et partisans doivent faire de même (13,1-17). Naturellement, en Église, on s’est vite empressé d’en faire un rite, espérant que ce serait suffisant pour répondre à l’appel de Jésus. À l’inverse, on a fait de l’interpellation de l’évangéliste – et du rénovateur – à partager les lignes directrices de la vie de Jésus un commentaire du rite de la Cène, pour éviter d’avoir à les regarder en face. On a interprété de la même façon le «Faites ceci en mémoire de moi» de la Cène. Alors que Jésus faisait référence à ses grands gestes de partage, au cours desquels il invitait ses partisans à prendre soin des foules, on y a compris un appel à répéter la Cène elle-même.

 

4. En fin de compte, c’est tout simple ce que l’évangéliste tenait à nous dire aujourd’hui, au nom de Jésus :

Quiconque se nourrit de sa lecture de la vie vivra toujours.

S’il nous écrivait, peut-être ajouterait-il la question qu’en 11,26, il fait adresser à Marthe par Jésus :

Crois-tu ça ?

 

Notes :

 

[1] Sensible au problème, le Prions en Église fait débuter le v 51 par un «En ce temps-là, Jésus disait aux foules des Juifs : …» non scripturaire.

[2] On pense à Gn 2,24 qui donne au couple l’objectif de devenir «une unique chair».

[3] L’avantage de cette traduction est qu’elle rend bien le sens du mot «sang», le désavantage est qu’à la fin du v 53, le même mot «vie» est utilisé pour rendre deux mots grecs différents (aima et zôè).

[4] La mention de «vos» pères, au v 49, témoigne de la distance qui sépare la communauté johannique des autorités judéennes. Les débats de Jésus avec les Judéens sont ceux de l’évangéliste avec les scribes judéens à l’époque de la rédaction de son récit.

[5] À la fin du v 54, le catholique, fidèle à son habitude, rend le langage de l’évangéliste conforme à celui de la grande Église, en ajoutant à la finale de ce dernier («a la vie pour toujours») le mot de passe habituel sur la résurrection : «et je le relèverai au dernier jour».

[6] Le rénovateur est plus dur encore en 7,15-24. Il est éclairant de lire le fond de sa pensée sur le chemin à suivre, dans l’épilogue du Livre des signes qui est de lui (12,44-50).

[7] Pendant cette longue période, la Résurrection de Jésus a été laissée dans l’ombre, considérée comme le dernier et plus grand miracle de Jésus – à l’encontre du témoignage du Nouveau Testament selon lequel c’est Dieu qui l’a relevé du monde des morts. Quant à la seigneurie, les théologiens n’en traitent jamais depuis dix-sept siècles parce qu’ils ne peuvent pas comprendre ce que le don de la seigneurie pourrait bien apporter de nouveau à la seconde personne de la Trinité. Les deux interprétations de foi – résurrection -seigneurie et divinité – sont incompatibles, comme le sont leurs deux terreaux culturels.

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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