Paroles de dimanches

En pleine occupation

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

18 janvier 2023

Crédit photo : Tim Mossholder / Unsplash

À partir de ce dimanche, la Liturgie se concentre sur Matthieu, l’évangile de l’année. Normalement, après avoir traité du baptême de Jésus, elle aurait dû présenter le test que le Satan fait passer à ce dernier. Mais elle a réservé ce récit au 1er dimanche du Carême.

Elle nous permet donc d’entrer dans les débuts de l’activité de Jésus, et de lire l’appel de ses quatre premiers partisans. La traduction (Mt 4,12-23) est présentée en cinq morceaux, chacun correspondant à un texte dont Matthieu s’est inspiré[1].

 

12 Ayant alors entendu que Jean a été livré, il se retira en Galilée.

13 Et, ayant quitté Nazara, il vint prendre maison à Capharnaüm, situé au bord de la mer, dans les limites de Zabulon et de Nephthali, 14 afin que fût rempli ce qui avait été dit à travers Isaïe le prophète, disant:

15 Terre de Zabulon et terre de Nephthali

chemin de mer, de l’autre côté du Jourdain

Galilée des étrangers

16 le peuple assis dans la noirceur

a vu une grande lumière

et ceux assis dans une place et ombre de mort

une lumière a pointé pour eux[2]

 

17 A partir d’alors, Jésus commença à proclamer et à dire :

Corrigez-vous car il est imminent le régime des

Cieux.

 

18 Marchant alors le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon, dit le Roc, et André, son frère, jetant un filet dans la mer, car ils étaient pêcheurs. 19 Et il leur dit :

Ici, après moi, et je ferai de vous des pêcheurs d’humains.

20 Eux, alors, aussitôt, ayant laissé les filets, le suivirent.

21 Et, s’étant avancé de là, il vit deux autres frères, Jacques, celui de Zébédée, et Jean son frère, dans la barque avec Zébédée leur père, préparant leurs filets. Et il les appela.

22 Eux, alors, aussitôt, ayant laissé la barque et leur père, le suivirent.

 

23 Et il circulait dans toute la Galilée, enseignant dans leurs assemblées et proclamant la bonne nouvelle du Régime et soignant toute maladie et toute faiblesse dans le peuple.

 

Traduction

 

Nazara (v 13). Forme rare du nom du village natal de Jésus, utilisée une fois par Luc, lui aussi dans le contexte des débuts de Jésus (à la synagogue)[3].

Prendre maison (v 13). L’expression est une traduction littérale du verbe grec. Après avoir quitté Nazareth, Jésus s’est installé à Capharnaüm, où il avait sa maison.

Corrigez-vous (v 17). L’interpellation vise un changement radical d’orientation de la vie, en fonction des caractéristiques du régime de Dieu; c’est tout autre chose que «se repentir» d’avoir contrevenu aux exigences de la Torah ou «se convertir» à un mouvement ou à une religion.

Les Cieux (v 17). La tradition et la rédaction matthéennes utilisent souvent cette expression pour éviter l’utilisation du mot Dieu. Le pluriel est un hébraïsme.

Simon le Roc (v 18). Selon 16,18, le surnom de Simon, Petros, se comprend à partir de petra, qui signifie roc (et non pas caillou).

Assemblées (v 23). Un petit village galiléen n’avait pas d’édifice municipal ni de scribe en résidence. Il tenait ses «assemblées» (sunagogai) en plein air, sur ce qui lui tenait lieu de place publique.

Soignant (v 23). Le verbe thérapeuô signifie «soigner»; je le traduis ainsi pour signifier que Jésus n’a pas guéri tous ceux et celles dont il a pris soin, et qu’il a posé un nombre limité de gestes exceptionnels.

 

Matériaux utilisés

 

La péricope est typique de la façon dont Matthieu travaille. Alors que Luc rédige un évangile fait de gros blocs littéraires, Matthieu, minutieux, rassemble plutôt des morceaux dispersés. Ici, il forme son texte à partir de données que lui fournit Marc entre les versets 14 et 39 de son premier chapitre :

vv 12     = Mc 1,14a

vv 13-16               = Mc 1,21

v17                         = Mc 1,14b-15

vv 18-22               = Mc 1,16-20

v 23                        = Mc 1,39.

 

 

Environnement géographique et humain

 

À la suite de sa rencontre avec Jean, Jésus décide de quitter famille et village pour s’installer à Capharnaüm, au nord du lac de Galilée. Habitué à travailler bois et pierre, il n’a pas de mal à s’y monter une petite maison qui est son pied à terre. Si, à la hauteur de Guennesareth, on trace une ligne horizontale traversant le lac, on délimite, au nord, la partie qu’il traverse fréquemment en barque, et, sur les rives, l’espace où il rencontre les gens.

C’est son lieu habituel de travail. Il en sort une fois ou l’autre pour monter sur la côte libanaise ou à Césarée de Philippe, à deux ou trois jours de marche de chez lui; mais c’est exceptionnel. Fait remarquable, il n’entre jamais dans une localité à forte présence romaine (Tibériade, Séphoris ou Césarée).

Avec un succès limité, il s’est entouré de quelques partisans, qu’il a cherché à former pour faire comme lui. Le chiffre douze pour indiquer leur nombre est symbolique, et les listes varient. Il est d’ailleurs loin d’être sûr que les membres du groupe aient été stables, et encore moins qu’ils aient toujours été ensemble. Il est impensable que les petites localités situées autour du lac aient pu accueillir une troupe composée de treize hommes sans compter quelques femmes.

 

Traditions

 

Les matériaux littéraires dont se sert Matthieu sont tirés d’une section dans laquelle Marc traite des débuts de l’activité de Jésus (1,14-39).  Marc utilise deux traditions : celle de l’appel des quatre premiers partisans de Jésus, et celle d’une journée dans la vie de ce dernier, au cours de laquelle il soigne et guérit beaucoup de gens à Capharnaüm.  L’évangéliste encadre ces deux traditions par un résumé de l’annonce du régime de Dieu au début, et par une mention de l’élargissement de l’activité de Jésus à toute la Galilée à la fin.  De Marc, Matthieu élimine tout ce qui concerne la journée de Capharnaüm, parce qu’il va en utiliser le contenu dans la suite de son évangile; il conserve donc de son prédécesseur la synthèse de sa prédication, l’appel des premiers partisans et l’ouverture sur l’ensemble de la Galilée à partir de Capharnaüm.

Sur le récit d’appel des partisans, utilisé par Marc, il convient de faire quelques remarques. Il faut d’abord savoir que, dans tout l’Ancien Testament, il ne se trouve qu’une seule scène d’appel par un prophète, et il s’agit de celui d’Élisée par Élie. Or, la tradition évangélique primitive a été fortement marquée par les récits touchant Élie-Élisée. C’est qu’à l’époque de Jésus, on attendait la venue d’un nouvel Élie. De présenter le prophète de Nazareth comme quelqu’un qui appelle à le suivre comme l’avait fait Élie équivaut donc à le désigner comme celui qu’on attendait. Noter les ressemblances entre le texte évangélique et le suivant :

 

1 R 19,19 [Élie] marcha de là et trouva Élisée, fils de Shâphat, alors qu’il était en train de labourer.

Élie passa près de lui et envoya son manteau sur lui.

21a Et il se leva, marcha derrière Élie et se mit à son service.

 

Comme Élie, Jésus appelle à le suivre des gens qui sont en plein travail. Il le fait cependant sur une parole au lieu d’un geste. Il choisit ceux qu’il veut, laissant le père de côté. Et ceux qu’il appelle le suivent aussitôt, témoignant de l’autorité de celui qui les interpelle. Le récit primitif, déjà, raconte une expérience de foi et non pas celle d’une rencontre telle qu’elle s’est effectuée dans l’Histoire[4].

 

Matthieu

 

L’évangéliste a profondément remanié le texte de Marc, et en a fait le début de l’activité du Jésus matthéen.

  1. Comme ce fut le cas dans le récit de l’enfance, alors que la vie du petit était menacée par Hérode le Grand et son fils Archélaüs, l’adulte Jésus commence son activité publique dans un environnement politique hostile : «Jean a été livré», c’est-à-dire que Hérode Antipas – qui gouverne la Galilée – l’a fait décapiter. Jésus retourne donc à la maison, loin du danger immédiat (v 12).
  2. Après un certain temps, il va s’installer à Capharnaüm, au cœur de la «Galilée des étrangers», ou «région encerclée de païens», comme on disait en Judée. C’est à un peuple humilié et sans espoir, comme l’avait écrit Isaïe, que doit être apporté un peu de lumière. En présentant ainsi[5] le travail de Jésus auprès d’une population sous influence étrangère, Matthieu prépare le terrain pour amener ses lecteurs et lectrices à accepter le passage qu’il veut leur faire accepter vers les partisans de Jésus d’origine étrangère[6].
  3. Au centre de la péricope, Matthieu a placé le régime des Cieux (v 17), l’essentiel du message que Jésus avait à livrer à la Galilée des étrangers. Une nouvelle organisation sociale et politique, balisée par les Cieux, est sur le point d’être mise en place. Il y a de la lumière au bout du tunnel, une authentique citoyenneté pour les exclus, dans un nouveau régime.
  4. À l’intérieur du récit d’appel, l’évangéliste effectue quelques retouches qui témoignent de sa minutie. Il fait explicitement de chacune des deux parties de la scène l’appel de «deux frères» (vv 18.21). En précisant dès lors le surnom de Simon, il anticipe sur 16,16). Ensuite, alors qu’en Marc, Jésus appelle Jacques et Jean «aussitôt» qu’il les voit (1,20), Matthieu déplace l’adverbe pour lui faire signifier l’immédiateté de la réponse des nouveaux partisans. Enfin, tandis que Marc se contente de dire que ces derniers sont «partis» derrière Jésus, Matthieu précise qu’ils l’ont bien «suivi», verbe qui convient davantage à la vie de partisans. Rien de hautement théologique là-dedans, des signes de la volonté d’un scribe de bien écrire. Ce n’est pas rien.
  5. En dernier lieu, alors que Marc termine la section en faisant mention des exorcismes de Jésus, dont il aime parler, Matthieu élargit son propos en soulignant que la bonne nouvelle du Régime impliquait la lutte contre toutes les maladies (v 23). Un mauvais système politique rend les gens malades, et proclamer son remplacement exige qu’on démontre que le retour à la santé fera partie de l’instauration du Régime à venir.

 

Ligne de sens

 

  1. Je me permets d’attirer l’attention sur le début de la péricope (v 12). La première décision que prend Jésus, en vue de sa nouvelle vie, est de déménager. Et il le fait parce que son maître vient d’être arrêté, sinon exécuté. D’ordinaire, on passe vite par-dessus de tels versets, jugés théologiquement ou spirituellement sans importance. Pourtant, ils en ont. Jésus juge prudent de partir parce que le sort de Jean démontre que la vision des choses qu’il partage avec lui est dérangeante pour le Pouvoir, et donc source de danger potentiel.

Il faut le dire, le redire et le re-redire. Le chemin sur lequel Jésus veut entraîner les siens n’a rien à voir avec l’annonce d’un salut désincarné, dans un Au-delà sans pertinence pour le déroulement de l’Histoire. Il annonce un Dieu qui en a ras-le-bol avec la façon dont les élites conduisent le monde, et qui se prépare à mettre ces dernières de côté en instaurant une nouvelle façon de vivre le politique, l’économique, le social, le religieux, le familial, etc. C’est justement parce qu’il a cela en tête que Jésus se juge menacé par l’arrestation de Jean. Le premier verset de la péricope annonce donc l’atmosphère dans lequel se vivra le récit évangélique, de même que le climat sous lequel devront s’attendre à vivre ses partisans et ses partisanes.

  1. La ligne à tirer des versets suivants (vv 13-16) est que l’événement Jésus a été une lumière qui a pointé au bout d’un tunnel noir et mortel, une lumière que seuls les étrangers au système ont été en mesure de voir. Jean a été un marginal, Jésus a été un marginal, et ils ont été compris des marginaux «assis dans la noirceur» (v 16). Peut-on être plus clair ? Ce qui fut sera. Sont aujourd’hui assis dans la noirceur ceux et celles qui sont terrorisés par la guerre que se livrent Poutine et Biden; par le monde inhumain que façonne la soi-disant «Intelligence» artificielle; par le règne des super-multi-nationales, des multi-propriétaires sans-cœur, des arnaqueurs impitoyables; par un Vatican en lutte contre son pape, par une religion en lutte contre les femmes, par des malades en lutte contre les enfants, par des prêtres importés en lutte pour le pouvoir, par une Église en lutte contre l’Histoire; par les menaces climatiques, par les disparitions d’espèces animales, par la perte d’un environnement réconfortant; par les nouveaux dogmatismes, par la réduction des contacts humains, par le fonctionnariat froid et lointain; par le rythme de vie essoufflant, par l’esclavage des gadgets…

Sont assis dans la noirceur tous ceux-là et celles-là qui voudraient croire de façon intelligente, mais qui sont condamnés à vivre sans religion parce que la leur est malade et même en danger de mort. Mais, leur disent Isaïe et Matthieu, «une lumière a pointé pour eux». Laquelle ?

  1. Un homme a un jour dit : Revirez-vous de bord, regardez Ailleurs, ce que vous espérez est tout proche de vous (vv 14b-15). Faut sortir de la bulle de mensonge, de violence et d’inhumanité que le système crée autour de nous, à son profit. La bulle est fausse et illusoire. La Réalité est ailleurs, à portée de main. Mais attention ! la Bulle n’accepte pas qu’on la voit telle qu’elle est, qu’on la relativise, qu’on ait un autre dieu qu’elle, qu’on cherche à vivre humainement sans elle. Elle est impitoyable quand on la considère comme une Idole vide, une Bête sans intelligence, un Système mort. Il faut donc prudemment la déménager de soi.
  1. L’homme qui a jadis parlé continue d’appeler partisans et partisanes à le suivre. Il fait comme il faisait (vv 18-22). Il appelle des humains dans la vraie vie, en plein travail, alors qu’ils sont occupés, préoccupés, essoufflés. Il n’appelle pas les gens qui sont à la synagogue, au temple, à la mosquée, à l’église, au monastère, dans l’ashram, en contemplation, en méditation, en prière, en retrait.

C’est au moment où on est pleinement occupé qu’un jour, tout à coup, sans prévenir, la question surgit : mais qu’est-ce que je suis en train de faire là ? Entendre la question, et chercher à y répondre, c’est le suivre, lui; c’est devenir partisan ou partisane, quelle que soit sa religion, sa nationalité, son sexe, son genre, sa culture, son emploi… Dès qu’on cherche à répondre à la question, cependant, on se demande si on est seul à se la poser. On s’informe donc, ici ou là, discrètement, et ont découvre qu’il y en a d’autres autour. «pêcheurs d’humains», qu’il disait.

  1. Être un homme ou une femme semblable, ça fait du bien tout autour (v 23).

 

Notes :

 

[1] Voir, plus bas, la section «Matériaux utilisés». L’essentiel de la rédaction matthéenne est présentée en caractères gras.

[2] Is 8,23-9,1

[3] Voir Lc 4,16.

[4] Selon Jn 1,25-51, les premiers partisans de Jésus ont d’abord fait partie de l’entourage de Jean Baptiste, et c’est en se rendant auprès de ce dernier que le Nazaréen les a rencontrés. L’appel historique s’est donc fait le long du Jourdain, celui de la foi au bord de la mer, lieu de travail des premiers partisans.

[5] Pour rédiger les vv 13-16, qui occupent beaucoup de place dans la première partie de la péricope, Matthieu n’a utilisé, de Marc, que le mot «Capharnaüm».

[6] Voir De Jésus à Matthieu. Introduction à l’Année A, texte paru la semaine précédant le 1er dimanche de l’Avent.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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