Échos d'Évangile

Critique, lucide et tolérant

Photo André Myre

Par André Myre

Échos d'Évangile

15 décembre 2021

Crédit photo : asiandelight / iStock

Les vieilles paroles qu’on croyait à jamais démodées ont l’art de redevenir actuelles. C’est ainsi que, sans s’en douter le moins du monde, les distillateurs de venin qui ont envahi les réseaux sociaux ont rendu à nouveau socialement pertinente la sagesse contenue dans l’ensemble qui suit, contenu dans la source Q.

 

Q 6,37 Ne portez pas de jugement,

            et vous ne serez pas jugés.

            Vous avez un critère de jugement? 

            Il sera utilisé contre vous.

 

      38 Vous avez une mesure pour mesurer les autres?

            Elle sera utilisée contre vous.

      39 Comment un aveugle pourrait-il en guider un autre?

            Ils tomberont tous les deux dans le trou.

      40 Un partisan n’est pas plus grand que son chef.

           C’est déjà beau qu’il lui ressemble.

 

      41 Quoi? Tu vois bien la brindille dans l’œil de ton frère,

           sans remarquer le madrier dans le tien?

      42 Tu oserais dire à ton frère : Laisse! que je retire la brindille de ton œil,

            alors qu’il y a un madrier dans le tien?

            Espèce de comédien! Commence donc par enlever le madrier de ton œil.

            Ensuite tu verras clair pour enlever la brindille dans l’œil de ton frère.

 

Analyse en trois temps

 

L’ensemble est fait de trois morceaux. Le premier s’attaque à la manie de juger les autres, tandis que le troisième vise l’hypocrisie. Le centre nourrit le discernement à partir de l’identité des leaders sociaux qui s’affrontent.

  1. Les trois paroles de la première péricope (vv 37-38) reposent sur la crainte du Jugement final. Le sujet des trois verbes au passif est implicitement Dieu lui-même, ou l’Humain (Fils de l’homme) à qui il a confié la responsabilité de juger les humains. À l’origine, ce devait être le mouvement des Séparés (Pharisiens) qui devait être visé, et en particulier les leaders. Ces gens-là venaient de la Judée, ou en subissait l’influence, et cherchaient à réformer les Galiléens, qu’ils considéraient comme une masse d’anciens païens même pas circoncis.

Jésus leur donne rendez-vous au Jugement final, alors que sera révélée la densité des humains. À mesure que ces paroles ont fait leur chemin dans la communauté chrétienne, elles ont été utilisées au profit de la santé des relations humaines. La personne qui crée des liens se solidifie elle-même, tandis que celle qui se nourrit de divisions se détruit de l’intérieur.

 

  1. La troisième péricope (vv 41-42) offre une mise en situation qui ressemble à une parabole. Cette fois le levier du sens n’est pas la crainte du Dévoilement final, mais le jugement hypocrite qui blesse les relations humaines. Ici aussi, les leaders des Séparés devaient être particulièrement visés, comme le laisse entendre le mot «comédien» (1), typique des répliques de Jésus lors de ses confrontations avec eux. Au cours de sa transmission, le texte a été appliqué aux relations communautaires entre «frères» (v 42, début et fin).

La finale est particulièrement sarcastique, puisque l’injonction de «commencer» par enlever le madrier dans son propre œil est une pure impossibilité, ce qui rend illusoire toute velléité d’en arriver à changer le comportement des autres. Tout être humain est un aveugle qui vit au milieu de gens ne souffrant que de cataractes. Bien mal placé pour faire office d’ophtalmo et se mêler de leurs problèmes de vision…

 

  1. La péricope du centre (vv 39-40) considère l’ensemble du point de vue du rôle des leaders, tant ceux de l’entourage que Jésus lui-même. L’appréciation des dirigeants est très négative. Comme ils sont aussi aveugles que ceux et celles qu’ils prétendent guider, il n’est pas surprenant que le pays tout entier se retrouve dans la dèche. Pourtant, ces gens-là se considèrent autorisés à gouverner les autres, prétendent savoir ce que la divinité attend des humains et donc avoir le droit de juger sévèrement et de punir quiconque ne pense pas comme eux.

Les partisanes et les partisans de Jésus doivent donc prendre leurs distances vis-à-vis de ces personnages et du système qu’ils ont monté à leur avantage. Par ailleurs, il leur faut avoir une vue équilibrée d’eux-mêmes. Ils n’ont pas la vigueur du charisme prophétique de Jésus pour constamment tirer à boulets rouges sur le système, comme lui. Et ils ne pourront jamais avoir des relations humaines saines, si chacun ou chacune croit en sa supériorité sur les autres. Viser à ressembler à Jésus, qui, lui-même, se voyait comme le serviteur des siens, est un bon antidote contre la tentation de juger les autres, et de les embrigader au service de son propre bonheur.

 

Cette suite de paroles témoigne d’un grand paradoxe de l’évangile. En effet, alors que les auditeurs sont mis en garde contre le fait de juger les autres, les tenants du système, ici comme ailleurs, sont durement attaqués : des aveugles qui guident des aveugles; «Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites» (Mt 23); il faut se méfier de ces gens-là qui dépouillent les veuves de leurs biens, et font semblant de prier quand ils sont sûrs d’être vus (Mc 12,40).

Il y a là une constante qui caractérise la tradition évangélique. D’un côté, il faut démonter l’emprise du système sur les gens, pour que ces derniers apprennent à s’en libérer; or, cela implique nécessairement une série de jugements négatifs, source de grandes tensions puisque ceux qui profitent de la situation ne veulent pas perdre leurs privilèges. Par contre, à l’intérieur de la communauté des partisans et des partisans de Jésus, il faut viser l’entraide et l’harmonie, et éviter de se diviser en se jugeant négativement.

Apprendre à se voir lucidement, tout en étant résolument critique vis-à-vis du système et en faisant preuve de grande tolérance pour ses proches, cela fait partie du devenir humain, et constitue une sorte de pratique en vue du grand Dévoilement, alors que chacun, chacune, aura à apprécier le sens de sa propre vie.

 

Note :

1) Le comédien portait un masque dessiné pour permette aux spectateurs de connaître l’identité du personnage, son sexe, sa fonction, sa dangerosité, etc. Le masque rend évident le fait que l’acteur joue un rôle et qu’il adopte un comportement qui n’est pas le sien, de là la connotation d’hypocrisie que le terme a reçue avec le temps.

 

10e texte de la série La Source des paroles de Jésus.

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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