Paroles de dimanches

C’est quoi, la parole de Dieu?

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

5 février 2025

Crédit photo : Joel Reyer / Unsplash

La Liturgie a choisi, pour ce dimanche, la version lucanienne de l’appel des premiers partisans de Jésus (Lc 5,1-11). Contrairement aux deux autres rédacteurs synoptiques, Luc fait travailler Jésus avant de lui faire rencontrer Simon et les autres, ce qui rend plausible le fait qu’il se soient mis à le suivre.

Pour ce faire, l’évangéliste fait précéder la péricope en question de la «la journée de Capharnaüm» qu’il a tirée de Marc[1]. Le récit est constitué d’une suite de deux scènes dont Luc a retravaillé l’introduction de la première et la conclusion de la seconde, comme la disposition qui suit cherche à le montrer.

 

 5,1 Il arriva donc, alors que la foule l’enserrait et écoutait la parole de Dieu, et que lui se tenait au bord du lac de Guennésareth, 2 qu’au bord du lac il vit deux barques; les pêcheurs, qui en étaient descendus, lavaient les filets. 3 Étant monté dans une des barques qui était à Simon, il lui demanda de s’éloigner un peu de la terre; puis, s’étant assis, il enseignait les foules à partir de la barque. 4 Quand il eut fini de parler, il dit à Simon :

Éloigne-toi dans le creux, et descendez vos filets pour la prise.

5 Et Simon, ayant répondu, dit :

Patron, bien qu’ayant travaillé fort toute la nuit, nous n’avons rien pris; mais sur ton mot je vais descendre les filets.

6 Et, l’ayant fait, ils entourèrent une grande quantité de poissons, à en déchirer leurs filets. 7 Et ils firent signe à leurs partenaires dans l’autre barque de venir leur donner un coup de main. Et ils vinrent, et ils remplirent les deux barques qui s’enfonçaient presque.

 

8 Ayant ainsi vu, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, disant :

Sors de moi parce que je suis un homme égaré, seigneur.

9 C’est que l’effarement s’était emparé de lui et de tous ceux avec lui; 10a même chose pour Jacques et Jean, les fils de Zébédée et compagnons de Simon. 10b Et Jésus dit à Simon :

N’aie pas peur, à partir de maintenant, ce sont des humains que tu vas prendre vivants.

11 Et, ayant ramené les barques à terre, ayant tout laissé, ils le suivirent.

 

 

Traduction

 

Patron (v 5). Le titre que Simon donne à Jésus est d’ordinaire traduit par «maître», mais, selon l’usage à l’époque, il n’est pas utilisé dans le domaine de l’éducation; c’est davantage une façon de s’adresser à quelqu’un qui a une certaine autorité[2].

Partenaires (v 7); compagnons (v 10a). Les pêcheurs, propriétaires des deux barques, sont considérés comme des «partenaires» qui mettent leurs ressources en commun pour faire leur travail. Ce faisant, ils se comportent en «compagnons».

Entourer (v 6). Ensemble, les pêcheurs se servent d’abord de leurs filets pour rassembler les poissons, par après ils les capturent et les jettent dans leurs barques.

Prendre vivants (v 10). C’est le sens littéral du verbe grec. L’appel est à rassembler des vivants, pour marcher avec eux dans la même direction sur le chemin de la vie.

 

Éléments historiques

 

1. Historiquement parlant, la façon dont l’évangéliste Jean rapporte le choix de ses premiers partisans par Jésus est crédible[3]. Ce dernier les a interpellés sur les rives du Jourdain, là où se trouvait Jean Baptiste que lui et les autres étaient venus écouter. L’invitation à accompagner Jésus s’est donc faite tout naturellement, à la suite de conversations entre hommes qui s’étaient déplacés pour rencontrer le Baptiste, et qui avaient donc déjà une certaine lecture commune de la vie.

La tradition rapportée par Marc en 1,16-20, sur laquelle Luc s’appuie, a cependant déplacé la scène sur les rives du lac de Galilée sous l’influence du récit de l’appel d’Élisée par Élie en 1 R 19,19-21 : le premier étant alors en plein travail, ce devait aussi être le cas pour les futurs partisans de Jésus. Alors qu’Élisée est en train de labourer dans son champ, il fallait donc que les autres soient à la pêche sur le lac, ou à réparer leurs filets sur les bords. Ainsi transposé, le récit pouvait ensuite être appliqué à tous les partisans et partisanes du seigneur Jésus que ce dernier appelle à la foi en les interpellant au cœur de leur vie. La parole du seigneur est puissante, et elle a un effet immédiat.

2. Quant aux versets 8-9a, ils faisaient partie d’un récit primitif de première rencontre entre le Jésus ressuscité et Simon, qui l’avait trahi. Ici aussi, le contexte johannique est certainement le bon : au lac, alors que Simon, revenu en Galilée, avait repris son métier de pêcheur[4].

 

Matériaux utilisés

 

Luc a rédigé la péricope à partir de matériaux tirés de Mc et de L :

vv 1.3b                 = Mc 4,1-2

vv 2-3a.4b-7       = L[5]

vv 8-9a                 = L

vv 10-11               = Mc 1,16-17.20.

 

Traditions

 

Pour comprendre la complexité de cette péricope, il faut aller consulter son parallèle en Jn 21; ici, il s’agit d’une scène d’appel, alors que là, est racontée ce que le rédacteur appelle la troisième manifestation de Jésus après sa mort (v 14). Dans ces deux récits, il y a pêche surabondante et apparition de Jésus à Simon; par contre, la version lucanienne se passe au début de la vie publique de Jésus, et celle de Jean, après sa mort. Les deux traditions rapportées par Luc dans le but de réinterpréter Marc sont tirées de L, sa documentation particulière.

1. La première tradition est un récit de pêche surabondante :

 

5,2 Au bord du lac il vit deux barques; les pêcheurs, qui en étaient descendus, lavaient les filets. 3 Étant monté dans une des barques qui était à Simon, 4 il lui dit :

Éloigne-toi dans le creux, et descendez vos filets pour la prise.

5 Et Simon, ayant répondu, dit :

Patron, bien qu’ayant travaillé fort toute la nuit, nous n’avons rien pris; mais sur ton mot je vais descendre les filets.

6 Et, l’ayant fait, ils entourèrent une grande quantité de poissons, à en déchirer leurs filets. 7 Et ils firent signe à leurs partenaires dans l’autre barque de venir leur donner un coup de main. Et ils vinrent, et ils remplirent les deux barques qui s’enfonçaient presque.

 

Pour interpréter cette scène, il faut rappeler, en Marc, la réponse des partisans, de retour de mission, à Jésus qui leur demande combien ils disposent de pains pour nourrir la foule affamée : «Cinq, et deux poissons» (Mc 5,38), répondent-ils. Suit alors un passage au cours duquel Jésus leur montre comment effectuer le partage (des pains), partage qui est le seul moyen permettant de vivre humainement à l’intérieur du système tel qu’il est organisé. Jésus ne fait pas de miracle, et les gens ne manifestent aucun étonnement face à son geste. Par ailleurs, le récit de capture surabondante de poissons, lequel ne raconte pas non plus de miracle, peut avoir été pensé dans le même contexte, et avec le même sens en vue. À des pêcheurs découragés, le rédacteur demande de ne pas baisser les bras, d’avoir confiance, de travailler ensemble, puis, implicitement, de partager l’énorme quantité de poissons avec l’entourage. Simon est considéré comme l’interlocuteur de Jésus, chargé de motiver les autres : il n’arrivera rien de bon s’ils démissionnent.

2. La seconde tradition tirée de L faisait partie d’un récit d’apparition à Simon :

 

8 L’ayant[6] ainsi vu, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, disant :

Sors de moi parce que je suis un homme égaré, seigneur.

9 C’est que la crainte s’était emparée de lui.

10b Et Jésus dit à Simon :

N’aie pas peur, […]

 

Luc a dû laisser de côté l’introduction au récit, et il a reformulé l’essentiel de la parole que Jésus adressait à Simon pour exprimer le sens qu’il voulait donner à la péricope. Les traits suivants sont déterminants pour l’interprétation du récit traditionnel :

. le verbe «voir» au début, typique d’un récit d’apparition[7];

. «Pierre» (= Roc), le surnom de Simon, qui lui a été donné à la suite de sa rencontre avec le Ressuscité[8];

. l’utilisation du mot «égaré» (= «pécheur»), faisant référence au reniement de Jésus par Simon, quelques heures avant la crucifixion ;

. l’emploi du titre «seigneur» en référence au don du Pouvoir suprême qui a été accordé à Jésus après sa mort;

. et la mention de la crainte, ou l’équivalent[9], pour dire l’inconfort des humains face au monde du divin.

 

Une rencontre avec le Ressuscité est nécessairement bouleversante parce que la fragilité d’une personne est confrontée à la radicalité d’une interpellation vitale. Il y a à la fois attirance et désir de retrait. Dans ce cas-ci, la formulation la plus marquante se trouve dans la boche de Simon, ce sont ses premiers mots : «Sors de moi»! Le verbe est typique d’un exorcisme, et il dit bien le conflit qui se joue dans l’intimité de Simon : le souvenir de l’expression extrême de sa fragilité humaine – son reniement de Jésus – rencontre la radicalité de l’homme qu’il est appelé à devenir. Un bouleversement qui fait peur et qui impose une décision : poursuivre dans la ligne de la lâcheté du reniement, ou s’engager sur le chemin du courage de vivre. Le premier mouvement de Simon est de suivre sa tendance : «Sors de moi». Mais il va finir par s’aligner sur le «N’aie pas peur».

La tradition rend bien compte de la tension que crée dans l’être humain la perception de l’étendue et de la radicalité du chemin de vie à parcourir. C’est précisément là – au milieu de la joie et de l’effarement – que se situe l’appel à faire confiance (croire) que signifie l’apparition[10].

 

Luc

 

Luc a substantiellement retravaillé le récit marcien de l’appel des premiers partisans de Jésus. Alors que là, il s’agissait du premier geste de ce dernier après son baptême par Jean, ici, les futurs appelés, qui l’ont déjà vu à l’œuvre (4,31-44), sont eux-mêmes invités à poursuivre un travail apte à leur faire comprendre l’interpellation qui leur sera faite. Ils voient d’abord à l’œuvre un homme en train de proclamer la «parole de Dieu»[11] aux foules, parole qui est un «enseignement», une torah traçant une façon de vivre (vv 1.3). À cette introduction, Luc fait suivre un récit qui raconte l’impact de la parole de cet homme : quand elle est écoutée, elle fait travailler les gens ensemble, elle permet la réussite de leurs efforts et le partage qui s’ensuivra nécessairement.

Comme le récit de pêche surabondante mettait en scène Simon, Luc le fait suivre d’un morceau tiré d’un récit d’apparition de Jésus à ce dernier, récit qu’il ouvre à «tous ceux avec lui», en plus des fils de Zébédée[12] (vv 9b-10a), permettant ainsi à ses lecteurs et lectrices à reconnaître leur propre expérience de foi dans celle des premiers partisans. Tant qu’un être humain n’a pas rencontré ou trouvé sa ligne de fond, il est perdu dans la vie, «égaré» (v 8b), comme mort. Les partisans sont donc appelés à devenir des pêcheurs d’humains, c’est-à-dire des orienteurs qui tracent devant les autres le chemin à suivre pour devenir d’authentiques vivants (v 19b). Et Luc termine son récit sur une note très personnelle : alors que, dans Marc, les premiers appelés «laissent les filets» pour suivre Jésus (1,18), chez lui, ils abandonnent «tout» (v 11). L’évangéliste signifie par là qu’il n’y a rien de plus précieux pour un être humain que de trouver son chemin dans la vie.

 

Ligne de sens

 

La péricope est une ligne faite de petits points.  Suivons-la pas à pas.

1. Elle nous présente d’abord un homme qui enseigne «la parole de Dieu» aux gens, mais sans nous en faire connaître un seul mot, ni citer un seul texte, ni nous dire quoi que ce soit de Dieu.

2. Ceci fait, elle poursuit, de façon tout à fait paradoxale, sur un : «Quand il eut fini de parler, il dit à Simon» : va-t’en pêcher dans le creux. Façon de signifier que, pour qu’on comprenne ce qu’il a dit de la parole de Dieu, il doit se passer quelque chose. Et c’est très important : en effet, Luc veut-il dire, «la parole de Dieu» n’est pas contenue dans la parole de Jésus, ni dans la parole officielle de Dieu (la Bible), mais dans une compréhension adéquate de ce qui se passe dans la vie. Or, il faut bien admettre que les humains que nous sommes ne veulent pas qu’il en soit ainsi. Nous voulons du solide, du sens bien installé, exprimé une fois pour toutes, dans un texte immuable, dont le sens est contrôlé par des gens bien choisis.

3. La péricope enfonce donc longuement le troisième point :

La parole de Dieu s’entend dans le creux de la vie, alors qu’on ne voit rien, qu’on est fatigué d’avoir longuement travaillé sans succès, découragé et inquiet de la difficulté économique qui s’annonce. «Fais confiance, dit-elle, recommence, appelle copains et copines, mettez-vous ensemble, ça va marcher. Puis partagez avec les autres.»

C’est ainsi que Dieu parle dans la vie. C’est cela, faire confiance à «la parole de Dieu». C’est cela que Jésus «enseignait». C’est pourquoi nous n’avons aucun écrit de lui, aucune parole dont nous soyons absolument sûrs qu’elle soit de lui. Il disait que, quand Dieu parlait, il indiquait comment vivre. Or, cela ne peut ni s’exprimer, ni s’écouter une fois pour toutes. Que Dieu parle toujours ainsi nous est donc tellement inconfortable que nous décidons de lui faire dire ce qu’il aurait dû dire, et de ne pas écouter ce qu’il a dit. Nous le faisons donc parler dans des bâtiments officiels à l’écart de la vie, laquelle est l’endroit où il a décidé de parler.

4. Le quatrième point nous montre ce qui arrive à l’être humain qui décide de ne pas écouter la parole de Dieu, ou de lui faire dire ce qu’elle n’a pas dit : c’est un égaré, quelqu’un qui a perdu le chemin de sa vie. Et quand il le découvre, il est «effaré» de découvrir l’étendue de dégâts, l’illusion dans laquelle il était tombé – lui et bien d’autres – et la raideur de la pente qu’il doit remonter.

5. Le cinquième et dernier est un appel à ne pas avoir peur. L’être humain qui écoute la parole de Dieu, tout étonné de se rencontrer encore vivant, découvre plein de monde tout autour qui ont le goût de vivre eux aussi. Et donc de tout laisser, parce que rien d’autre ne fait vivre. C’est ainsi que l’Église se fait, à l’aube, en temps de crise, loin des lieux officiels, sans mandat, dans le monde ordinaire. Elle est déjà là, tout autour, parce que Dieu n’a jamais arrêté de parler. Mais il faut la voir, parce que le Dieu vivant n’est pas du genre à distribuer des bidules pour qu’on reconnaisse ceux et celles qui l’ont écouté.

 

Notes :

 

[1] La journée marcienne (1,21-39) se passe après l’appel des partisans, tandis que, Luc, qui a Marc sous les yeux, la déplace en 4,31-44, soit avant la rencontre avec les futurs partisans.

[2] Cela fait penser à un conducteur de taxi d’ici qui s’adresse à son client en l’appelant «Patron».

[3] Voir Jn 1,35-51.

[4] Voir Jn 21,2-3.15-17.

[5] Série de péricopes dont Luc était le seul à disposer.

[6] Dans la tradition, Simon-Pierre voit Jésus, tandis que dans le récit lucanien il est témoin de la pêche surabondante.

[7] En 1 Co 9,1, Paul se sert de ces seuls mots pour faire référence à sa rencontre avec le Ressuscité : «N’ai-je pas vu Jésus, notre seigneur

[8] Mt 16,16-18 est un passage lui aussi tiré d’un récit traditionnel d’apparition à Simon.

[9] «Effarement» est un mot lucanien qui a sans doute remplacé un synonyme traditionnel.

[10] En rédigeant le fameux texte de la réplique de Jésus à Thomas (20,29 : tu as cru après avoir vu, les autres sans voir), Jean veut faire savoir à ses lecteurs et lectrices que la confiance à l’intérieur de tensions intérieures plus ou moins grandes devra être activée toute la vie.

[11] Expression typiquement lucanienne.

[12] Luc passe sous silence André, le frère de Simon, comme il le fait partout ailleurs, sauf dans la liste des Douze (6,14).

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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