Paroles de dimanches

C’est beau en haut, mais la vie est en bas

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

1 mars 2023

Crédit photo : Joss Woodhead / Unsplash

Pour le deuxième dimanche du carême, la Liturgie a choisi le récit de la transformation de Jésus (Mt 17,1-9). Celle-ci étant considérée comme une anticipation de la Résurrection, la période traditionnelle des quarante jours est ainsi orientée vers Pâques. Chez Matthieu, la péricope est placée vers la fin d’une section centrale consacrée à la formation des partisans[1].

 

1 Et après six jours, Jésus prend Pierre et Jacques et Jean, son frère, et il les emmène sur une haute montagne, à l’écart.

2 Et il fut transformé devant eux, et son visage brilla comme le soleil, alors que ses vêtements devinrent blancs comme la lumière3 Et voici que Moïse fut vu d’eux, ainsi qu’Élie, conversant avec lui.  4 Ayant alors répondu, Pierre dit à Jésus :

Seigneur, il est beau pour nous d’être ici.  Si tu veux, je ferai ici trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une.

5 Lui-même parlant encore, voici qu’un nuage lumineux les ombragea, et voici une Voix du nuage, disant :

Celui-ci est mon fils, l’aimé, de qui j’ai été content.  Entendez-le.

6 Et, ayant entendu, les partisans tombèrent sur leur visage et eurent peur extrêmement.  7 Et Jésus s’approcha et, les ayant touchés, dit :

Relevez-vous et n’ayez pas peur.

8 Ayant alors levé leurs yeux, ils ne virent personne, si ce n’est lui, Jésus, seul.

9 Et eux étant descendus de la montagne, Jésus leur donna une directive, disant :

Ne dites la vision à personne jusqu’à ce que l’Humain soit relevé des morts.

 

 

Traduction

 

Moïse fut vu d’eux, ainsi qu’Élie (v 3). La traduction cherche à rendre l’anomalie d’un verbe grec au singulier suivi de deux sujets et d’un participe au pluriel.

J’ai été content (v 5). Le verbe est au passé, et s’applique à l’ensemble de la vie de Jésus.

 

Matériaux utilisés

 

La péricope matthéenne est reprise de Mc 9,2-9.

 

La foi en images

 

L’image est partout dans notre quotidien, véhiculée par toutes sortes de supports.  Elle est d’ordinaire en couple avec le langage verbal, aussi les rencontre-t-on souvent ensemble, s’expliquant l’une l’autre, cherchant toujours à s’accorder. Une légende explique la photo, y identifie les personnages. Une image donne corps à un texte, suscite une émotion, provoque une réaction. Les Anciens connaissaient aussi bien ce couple que nous, sauf que, ne disposant pas de nos moyens techniques, ils avaient besoin de mots pour faire naître l’image.

Le récit de la transformation de Jésus en est un bel exemple. Au lieu de dire : «Jésus était un homme de Dieu», les scribes montrent qu’il l’était en le faisant irradier la couleur même de Dieu : sa blancheur éclatante. Au lieu de dire «Jésus était le prophète attendu», les scribes montrent qu’il l’était en faisant voir Moïse et Élie conversant avec lui. La vérité du texte, pour les croyants et croyantes, c’est que Jésus était un homme de Dieu, le nouveau Moïse ou nouvel Élie tant espéré. Le récit est vrai même si les événements racontés ne le sont historiquement pas. Ce n’est pas faire tort à la foi que de reconnaître aux Anciens la liberté d’utiliser des images pour faire émerger le Sens qui les faisait vivre, et de lire leurs textes de façon intelligente.

 

Traditions

 

1. Avant que Marc ne l’intègre à son évangile, la péricope de la transformation de Jésus avait déjà subi au moins une retouche. Dans la version la plus ancienne que l’on puisse retracer, elle devait déjà faire partie d’un récit suivi et ressembler à ceci :

 

Mc 9,2a Et, après six jours, Jésus les conduit sur une haute montagne, à l’écart. 4 Et Élie leur apparut, et il était conversant avec Jésus.

7 Et arriva un nuage jetant une ombre sur eux :

Celui-ci est le Prophète.[2]

8 Et soudainement, ayant regardé tout autour, ils ne virent plus personne, mais Jésus seul avec eux.

 

Il faut ici rappeler qu’en Palestine, dans la première moitié du premier siècle, on attendait vivement la venue du prophète des derniers temps, semblable à Moïse ou à Élie. Deux textes de l’Ancien Testament rendait compte de cette espérance; dans le premier, c’est Moïse qui parle à son peuple, dans le second, Yhwh :

 

Dt 18,15 C’est un prophète du milieu de toi, de tes frères, comme moi, que fera se lever pour toi Yhwh, ton Dieu. Lui, vous l’entendrez.

 

Ml 3,23 Voici, je vous envoie Élie, le prophète, avant que vienne le grand et l’effrayant jour de Yhwh.

 

La tradition évangélique sur Élie est probablement la plus ancienne, et d’origine galiléenne[3]. Cette christologie – ou façon croyante d’évaluer l’événement-Jésus – est la plus ancienne de toutes, et elle s’applique très bien aux façons de faire de Jésus et à la compréhension qu’il avait de son rôle. Dire de Jésus qu’il avait été le Prophète attendu provoque une réévaluation complète du rapport aux grands prêtres et aux représentants de l’Empire, responsables de sa mort. Il avait eu raison de vouloir sortir la prière des mains des autorités du Temple et de la Synagogue, de chercher à écarter les petites gens de ces institutions, et de déclarer que ces grands-là ignoraient tout de Dieu. Croire qu’il avait été le Prophète impliquait qu’on s’éloigne du système pour se rapprocher du régime de Dieu.

 

2. Dans le cours de sa transmission, la tradition galiléenne sur le nouvel Élie a été adaptée à la mentalité d’une communauté judéo-chrétienne de langue et de culture grecques. Un scribe y a donc inséré le passage suivant, probablement inspiré d’Ex 34,29, où il est dit de Moïse que «la peau de sa face émettait des rayons pour avoir parlé avec lui [Yhwh]»[4]

 

Mc 9,2b Et il fut transformé devant eux,3 et il arriva que ses manteaux étaient brillants très blanc, tels que sur la terre un blanchisseur ne peut blanchir autant.

 

En disant ainsi de Jésus, à la grecque, qu’il a été métamorphosé, le scribe pense sans doute à une anticipation de sa résurrection, ce qui lui permet de parler d’égal à égal avec les deux autres prophètes. Ce faisant, cependant, dans la ligne de sa culture, l’auteur fait porter le regard sur l’être de Jésus plutôt que sur le sens de sa mission à la suite de celle d’Élie et de Moïse. Dans la suite de l’histoire de l’Église, cette piste de réflexion deviendra une autoroute.

 

3. Marc a beaucoup retravaillé le texte qu’il a reçu. C’est à lui que l’on doit l’insertion dans le récit des trois principaux partisans de Jésus – un Pierre qui veut rester sur la montagne et donc échapper aux pressions de la vraie vie, avec les autres qui sont terrifiés (Mc 9,2.5-6). C’est aussi lui qui fait parler la «Voix» déjà entendue au baptême, laquelle, au lieu de présenter Jésus comme le Prophète attendu, le proclame comme son «fils, l’aimé» (v 7). C’est encore Marc qui a formulé la finale du récit, dans laquelle Jésus interdit aux partisans de parler de l’événement avant que l’Humain ne se soit levé des morts (v 9).

À l’intérieur de ce récit, l’évangéliste continue de tracer des lignes qui traversent l’ensemble de son récit : c’est vrai que Jésus est le fils de Dieu (1,1), mais il faut comprendre ça comme il faut. Or, dans tout l’évangile, les partisans de Jésus, qui représentent l’Église de Marc, refusent d’accepter le sens de ce titre. C’est que celui-ci est à comprendre à la lumière du sort de l’Humain, lequel a dû mourir sur la croix pour avoir annoncé le remplacement du système par le régime de Dieu. Le «fils de Dieu» ne jouera pas à leur place le rôle attendu des partisans, il ne les empêchera donc pas de souffrir et de mourir. Or, Pierre ne veut rien savoir de cela, et les partisans en sont terrifiés. Tout Marc est là.

 

Matthieu

 

Dans la traduction offerte au début, je ne suis pas entré dans le détail de la rédaction matthéenne de la péricope. Je n’ai indiqué en caractères gras que l’essentiel, en vue de faire voir la lecture que l’évangéliste faisait du texte. Peut-être cet essentiel permet-il quand même de faire comprendre à quel point l’auteur s’est approprié le texte de Marc.

Dans la péricope, il a fait cinq modifications d’un poids particulier. D’abord, il accentue l’éclat de la transformation subie par Jésus : il a surtout soin de montrer que la personne de Jésus est aussi rayonnante que ses vêtements (v 2). Ensuite, dans la ligne de sa présentation de Jésus comme nouveau Moïse[5], il nomme Moïse en premier, place qu’occupait Élie dans les traditions primitives et en Marc (v 3). Dans le trio en question, Jésus a un rôle spécial puisque Pierre s’adresse à lui en lui reconnaissant le titre de «seigneur» (v 4).

Puis, faisant référence à une déclaration de la Voix au cours du récit du baptême de Jésus, Matthieu lui fait répéter que le Ciel «a été content» de ce dernier (v 5). Et, enfin, après avoir reformulé la peur des partisans déjà mentionnée par Marc, il montre un Jésus qui «touche» les siens, les invitant à sortir de leur torpeur[6] et à ne plus avoir peur (vv 6-7).

Les retouches de Matthieu ont pour but de faire comprendre à sa communauté que le chemin de vie tracé par le nouveau Moïse jouit de l’approbation divine. Certes, il s’agit d’une nouvelle façon de vivre, mais elle est promulguée par un seigneur qui mérite d’être «entendu». Il est normal d’avoir peur du divin ou de la situation conflictuelle créée par la suite de Jésus, mais le seigneur a le pouvoir de toucher les siens et de les garder éveillés sur le chemin.

 

Ligne de sens

 

Les images qui parlent à une époque et dans une certaine culture peuvent être brouillées dans une autre. C’est le cas de celles que véhicule le récit de la transformation de Jésus. Au fait, le sens du récit tient en quelques lignes :

 

. celui que les autorités de Jérusalem et de Rome ont mis à mort comme terroriste était un homme de Dieu, lequel approuvait radicalement son comportement;

. ce prophète, ce fils, ce seigneur a tracé un nouveau chemin de vie, laquelle se passe en bas de la montagne, dans un monde dur, opposé à la nouvelle façon de vivre, et donc qui fait peur;

. vivre éveillé dans ce monde mène à l’éveil à partir du monde des morts.

 

L’événement raconté se passe sur une montagne parce que, Dieu étant considéré comme résidant dans les cieux, on y est plus proche de lui au sommet qu’en bas. Le but de la vie, cependant, comme l’évangile la comprend, n’est pas d’être proche de Dieu mais proche de ses frères et sœurs humains. L’évangile ne sort pas les partisanes et partisans de Jésus de la vie, il les y plonge. C’est pourquoi le Jésus des évangiles cherche à sortir les siens du Temple et des synagogues pour qu’ils apprennent à rencontrer Dieu dans le quotidien de leur vie. Si l’évangile présente l’homme en blanc au sommet de la montagne, c’est pour que les lecteurs et lectrices fassent confiance au même homme qui, en bas, est engagé dans une lutte mortelle contre Rome et Jérusalem. Encore aujourd’hui.

Notes :

 

[1] Les caractères gras indiquent l’essentiel de la rédaction matthéenne.

[2] La formulation est évidemment approximative.

[3] En Marc, les récits suivants font allusion aux traditions sur le prophète Élie : habillement de Jean (1,6), appel des partisans (1,16-20), opinion des gens sur Jésus (6,15; 8,28), partages des pains (6,35-44; 8,1-9), pour nommer les principales. Mais les références affleurent un peu partout, dans les récits de guérison en particulier, puisque dans tout l’Ancien Testament, seuls les récits à propos d’Élie – et, à un moindre titre, de Moïse – ont pu servir de modèles pour raconter les gestes guérisseurs de Jésus.

[4] C’est peut-être ce scribe qui a inséré le nom de Moïse dans le texte : «Et Élie leur apparut avec Moïse».

[5] Séjour en Égypte; massacre d’enfants à l’occasion de sa naissance; sortie d’Égypte (1,13-23); Sermon sur la montagne, nouveau Sinaï (ch. 5-7); série de dix gestes puissants, équivalant aux dix plaies d’Égypte (ch. 8-9).

[6] Le verbe «s’éveiller» (v 7) est repris au v 9 dans un sens clairement résurrectionnel. Vivre debout, réveillé, courageux, c’est vivre sur une ligne qui conduit à la résurrection.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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