Crédit photo : Sophie Archambault
C’est en 2009 que Joséphine Bacon marque la littérature du Québec en publiant un recueil de poésie bilingue intitulé Bâtons à message, Tshissinuatshitakana. Originaire de la communauté innue de Pessamit, Bacon nous livre sa culture avec lyrisme et générosité, désirant ainsi réconcilier son peuple avec celui de la francophonie.
Durant ses cinq premières années de vie, Joséphine Bacon habite la terre selon les mœurs et coutumes de sa culture innue. Le semi-nomadisme, l’importance de la nature, le respect des anciens ainsi que la transmission orale des savoirs commandent dès lors son rapport au monde et seront, des années plus tard, des thèmes incontournables de son œuvre littéraire.
Son arrachement à sa famille par son entrée forcée au pensionnat catholique aurait pu entièrement couper ses liens avec sa culture innue. Or, même si le clergé lui interdit de parler sa langue maternelle et la force à vénérer un Dieu qu’elle ne connaît pas, la fillette réussit à éviter un déracinement complet en conversant en secret avec d’autres enfants Innus, gardant ainsi sa langue vivante. À sa sortie du pensionnat, toute sa culture se met à bouillir en elle, jusqu’à trouver sa place sur les pages de ses recueils de poésie. Son premier recueil, Bâtons à message. Tshissinuatshitakana se dévoile alors comme un souffle de vie, une réaffirmation de sa culture qu’on a voulue lui enlever contre sa volonté.
Joséphine a laissé le temps faire son ouvrage avant de se sentir prête à libérer son chant. Tant de récits se sont déposés en elle, ils sont devenus avec les années le terreau ‒ de mousse, de neige, de lichen, d’empreintes de sabots et de raquettes bien rondes, d’osselets de tête de truite grise ‒ de ses poèmes.
(Laure Morali, autrice de la postface)
Dans son recueil, des millions de paroles, de visages et de vies se juxtaposent et s’entremêlent pour célébrer la mémoire de la culture innue, mais aussi pour faire la paix avec le passé et paver le chemin afin d’accueillir des jours plus harmonieux.
La connexion avec la nature
Au fil de ses poèmes, Bacon raconte la nature. Celle-ci, plutôt que d’être exploitée par l’humain, se veut être son égale. En effet, dans la cosmogonie innue, l’homme est dans l’univers au même titre que tout ce qui l’entoure. Ainsi, la nature est vue comme un Tout où chaque élément qui y participe à un rôle à jouer. Mais plus encore, l’humain en lui-même est vu comme un corps dans lequel cohabitent les différentes essences de la nature : «Dessine-moi l’arbre/que tu es/Dessine-moi la rivière/que tu as racontée/Dessine-moi le vent/qui t’as fait voyager/Dessine-moi le feu/qui brûle en nous» (p.108)
En ce sens, Bacon dépeint une nature qui se manifeste à l’extérieur et à l’intérieur des Innus. C’est cette dualité qui semble leur permettre ultimement de transcender leur humanité pour qu’ils s’ouvrent aux secrets de la terre. Ainsi, la poésie de Bacon raconte un tout autre rapport à la nature, qui en est un d’écoute, d’empathie, de confiance, de reconnaissance et de respect : «Papakassik, ce soir/tu m’offres ton omoplates/Éparpillé/Tu me pardonnes/tu nous délivres/de la famine/je te vois/demain, tu m’attendras/dans la toundra.» (p. 48) Habiter la nature, c’est donc surtout coexister avec elle. Si les Innus s’adaptent aux aléas de l’environnement, la nature les remercie en retour en les protégeant des intempéries, en leur permettant de survivre.
Mais plus encore, la terre parle, elle livre des secrets, elle initie les Innus. Or, le langage de la terre s’apprend, se découvre, se ressent. C’est un savoir qui se transmet de génération en génération : «Les ancêtres m’ont dit/Ton âme a rêvé bien avant toi/Ton cœur a entendu la terre.» (p. 34) Ainsi, par cette connexion essentielle entre l’humain et la nature, Bacon réaffirme l’importance de l’oralité, de la transmission des savoirs entre les aînés et les jeunes.
Elle-même effectue, par ses poèmes, un acte de transmission. Si l’autrice livre les savoirs innus par l’écriture, sa poésie bilingue lui permet également de ramener les traditions orales de son peuple et de «faire revivre la langue du nutshimit, notre terre, et à travers les mots, le son du tambour continue de résonner.» (p. 8) Si le terme «tshissinuatshitakana» fait référence à une pratique nomade où les Innus laissent des bâtons sur le bord des sentiers forestiers pour transmettre des messages, le recueil de Bacon se veut analogue à cette pratique en semant ici et là des paroles qui, une fois lues, gardent vivante la culture innue.
Réaffirmer l’identité innue
Les conséquences de la colonisation et de l’assimilation des Innus par les Québécois font encore aujourd’hui planer un véritable trouble dans l’identité autochtone : «Mon fils/tu es rejeté/tu as de la peine/de ne pas savoir/qui tu es.» (p. 58) Cette confusion identitaire, si elle trouble bien évidemment l’individu, en vient aussi à mettre à mal la culture innue en elle-même.
Dans les pensionnats, les Innus se voient contraints d’apprendre le français, de pratiquer une religion qui leur est étrangère et de modifier l’intégralité de leur mode de vie. Ainsi, l’identité sociale des Innues en est venue à se diluer tranquillement dans ce désir de colonisation québécois, d’autant plus que la communauté innue est «survivante d’un récit/qu’on ne raconte pas.» (p. 82) Suite à ce génocide culturel, non seulement leur rapport à la terre est altéré, leur mémoire collective est menacée et leurs traditions sont bafouées, mais on n’adresse pas la situation, on ne les aide pas à se reconstruire.
Bacon, en écrivant ce recueil, met donc en scène une tension constitutive de l’identité Innue, celle oscillant entre le désir de se battre pour sa culture et le désespoir face à l’idée de la perdre entièrement. Les poèmes émanent alors de la volonté paradoxale d’une «paix/qui se bat/pour sa tranquillité.» (p. 76) Sans faire l’impasse sur les horreurs que le peuple Innu a subies, la poétesse fait de ce recueil un lieu de réconciliation où les Innus et les francophones peuvent tenter de se comprendre pour mieux cohabiter. Sa poésie crée un véritable lien entre deux mondes différents, mais certainement pas incompatibles.
En savoir plus sur l’autrice
Non seulement poétesse, Joséphine Bacon est aussi parolière, conteuse, conférencière, scénariste et traductrice-interprète. En plus de Bâtons à message, Tshissinuatshitakana, elle a également publié Nous sommes tous des sauvages, Un thé dans la toundra. Nipishapui nete mushuat, Nin Auass. Moi l’enfant et Kau Minuat. Une fois de plus.
À PROPOS DE SOPHIE ARCHAMBAULT
Candidate au doctorat en études littéraires à l’UQAM, Sophie lit et écrit pour mieux saisir l’humain, la société, mais surtout le monde dans lequel elle évolue. Oiseau de nuit, c’est en multipliant des lectures nocturnes sur la spiritualité et le phénomène religieux que son intérêt marqué pour le concept du sacré s’est doucement développé. Amoureuse de la nature et de ses dangereuses beautés, de la mythologie, de l’histoire de l’art et de tout ce qui requiert de la créativité, Sophie prend plaisir à se rencontrer elle-même à travers ces passions pour ensuite mieux s’ouvrir au monde qui l’entoure.
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