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Depuis que la Cour suprême de Judée a décidé de «s’emparer» de lui, Jésus subit un interrogatoire qui vise à le «piéger» (12,12-13). À cet effet, interviennent d’abord les Séparés et les Hérodiens d’un côté (vv 13-17) et les Sadducéens de l’autre (vv 18-27).
Puis, la péricope (Mc 12,28b-34) que la Liturgie a choisi de faire lire aujourd’hui met en scène un scribe – manifestement dans la mouvance des Séparés –, lequel «interroge» Jésus une dernière fois. Le récit, d’interprétation délicate, ne manque pas d’intérêt puisqu’il traite de ce qu’il y a de plus important dans la vie, soit les relations humaines et la place de Dieu dans le cours de l’existence.
12,28b Et, s’étant approché, un des scribes, l’interrogea :
Laquelle est la première de toutes les directives?
29 Jésus répondit :
La première est :
Entends, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, 30 et tu t’attacheras au Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ta vie, et de toute ta compréhension, et de toute ta force.[1]
31 La seconde, c’est :
Tu t’attacheras à ton proche comme à toi-même.[2]
Une autre directive plus grande que celles-ci, il n’y en a pas.
32 Et le scribe lui a dit :
Joliment! maître, tu l’as dit avec authenticité : elle est l’unique, et il n’y en a pas d’autre qu’elle, 33 et s’attacher à lui de tout son cœur, et de toute son intelligence, et de toute sa force, et s’attacher à son proche comme à soi-même, c’est plus important que tous les sacrifices et offrandes.
34 Et Jésus, ayant vu qu’il avait répondu avec discernement, lui a dit :
Tu n’es pas loin du régime de Dieu.
Et personne n’osa plus l’interroger.
Traduction
La première de toutes les directives (v 28). Littéralement : «quelle directive est la première en tout».
Tu t’attacheras (vv 30,31.332). «Aimer» Dieu, c’est s’attacher à la direction qu’il donne à l’existence; «aimer» le proche, c’est s’attacher à lui pour faire route avec lui.
Avec discernement (v 34). L’adverbe grec, absent de la LXX, ne se trouve qu’ici dans le Nouveau Testament. Il implique intelligence, compréhension des enjeux, ouverture et réflexion sur le choix à faire.
Éléments d’Histoire
Jésus n’était pas l’homme des directives et surtout pas des réponses à coups de citations scripturaires. La péricope doit donc s’interpréter à l’intérieur des débats entre scribes judéens et chrétiens. Il est possible, toutefois, que le récit permette d’entendre un écho de la voix de Jésus dans la référence finale au régime de Dieu (v 34), lequel fait porter le regard sur les petites gens de son entourage de qui il appelle à être «proche» (vv 31.33).
Traditions
1. La péricope primitive portait sur l’identité de la «première» directive. Elle est facile à reconstituer :
28 Et un des scribes lui dit :
Laquelle est la première de toutes les directives?
29 Jésus répondit :
31Tu t’attacheras à ton proche comme à toi-même. Une autre directive plus grande que celle-ci, il n’y en a pas.
32 Et le scribe lui a dit :
Maître, tu l’as dit : 33 s’attacher à son proche comme à soi-même, c’est plus important que tous les sacrifices et offrandes.
34 Et Jésus lui a dit :
Tu n’es pas loin du régime de Dieu.
Au temps de Jésus, dans le monde judéen de la Palestine, il n’était pas courant de chercher quelle directive de Dieu devait être classée en première place. En effet, l’obéissance n’était pas motivée par l’importance de son objet, mais par l’autorité du législateur. Une chose apparemment anodine commandée par le Législateur suprême exige donc une obéissance absolue. Par contre, sans mettre en cause la fidélité à toutes les injonctions de la Torah, le judaïsme hellénistique étudiait de près le contenu des législations, dans le but de découvrir ce qu’il y avait de plus important dans le comportement exigé par l’Écriture[3]. Le point de départ de la présente péricope, soit la question du scribe (v 28) sur l’identité de la «première» directive, témoigne de cette préoccupation.
Cette péricope se présente comme un dialogue entre Jésus et un scribe, pour signifier le terrain d’entente fondamental qui existe entre le judaïsme en formation et le christianisme à ses débuts. Les deux s’entendent sur l’importance primordiale des «commandements», lesquels sont des directives, c’est-à-dire des énoncés qui tracent des directions sur le chemin de l’existence, des orientations vitales. La question posée à Jésus, typique du monde hellénistique, porte donc sur l’identité de la formulation la plus importante : la «première» (v 28), ou la «plus grande» (v 31). Or, ce qui unit les deux communautés par le fond, c’est justement qu’elles s’entendent sur l’essentiel, soit les relations humaines saines, suivant la ligne tracée dans la citation de Lv 19,18 telle qu’elle est rendue dans la traduction grecque de la Septante (v 31a). Dans toute la Bible, il n’y a rien de «plus important», même pas les «sacrifices et offrandes à la gloire de Dieu» (v 33). Le scribe judéen formule son approbation de Jésus en faisant allusion à Os 6,6 dans sa traduction grecque :
Os 6,6 Je veux la compassion plutôt que les offrandes
et la connaissance de Dieu plutôt que les sacrifices
Les deux communautés sont donc très proches l’une de l’autre, mais il reste un écart entre les deux qui réside dans le comportement attendu de celles et ceux qui espèrent le régime de Dieu (v 34). Le scribe qui a rédigé la péricope primitive n’a pas cru bon de préciser en quoi consistait cet écart. Pour s’en faire une idée, il faut retourner à ce texte fondamental de la source Q :
Q 10,21 Parent, […] je te suis reconnaissant d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les avoir dévoilées aux tout-petits.
Le régime de Dieu est pour les pauvres (Q 6,20b) ; il est compris des tout-petits, mais reste opaque aux yeux des grands. En régime chrétien, le «proche» auquel il faut d’abord s’attacher est le pauvre.
2. Dans le cours de sa transmission, la péricope primitive a été retravaillée dans la ligne de la réflexion des scribes judéo-hellénistiques sur le poids respectif à accorder aux prescriptions touchant le divin ou l’humain. La citation suivante de Philon d’Alexandrie (de -20 à +50) à propos de l’enseignement synagogal témoigne de cette recherche :
Si on regarde de près les paroles et doctrines qui y foisonnent, on peut dire qu’elles se répartissent en deux catégories principales : l’une concernant Dieu par la piété et la sainteté, et l’autre les humains, par la bienveillance et la justice.[4]
La péricope est le reflet d’échanges – ici très courtois – et de discussions qu’avaient les scribes chrétiens de la diaspora avec leurs collègues judéo-hellénistiques, sur l’interprétation de l’Écriture et sur les directives vitales qu’on devait en tirer. Un scribe chrétien met une seconde réponse dans la bouche de Jésus, soit la citation de Dt 6,4, redite et approuvée par l’interlocuteur de Jésus:
29 […] La première est :
Entends, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, 30 et tu t’attacheras au Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ta vie, et de toute ta compréhension, et de toute ta force.
31 La seconde, c’est : […]
32 Et le scribe lui a dit :
Joliment! maître, tu l’as dit avec authenticité : elle est l’unique, et il n’y en a pas d’autre qu’elle, 33 et s’attacher à lui de tout son cœur, et de toute son intelligence, et de toute sa force, et s’attacher à son proche comme à soi-même, […]
La péricope que Marc a reçue avait donc subi une modification importante. Un scribe avait fait précéder la réponse de Jésus, sur l’attachement au proche, de la référence à une première directive sur l’attachement à Dieu. Ce n’était pas fausser la pensée de Jésus, pourvu que soit bien comprise la réponse en deux temps. Ce dernier, en effet, dans la parole de la Source citée plus haut, remercie le Parent de l’avoir ouvert à la réalité de sa révélation aux tout-petits. Et là réside précisément comment il faut comprendre l’articulation entre l’amour de Dieu et celui de la personne «proche». C’est qu’en fait, les deux commandements n’en font qu’un, comme le précise l’interprétation qu’en donne le scribe au v 33 : en effet, l’attachement à Dieu «de tout son cœur, et de toute sa vie, et de toute sa compréhension[5] et de tout son cœur» se manifeste par l’attachement au «proche comme à soi-même». Et cela est «plus important» que n’importe quelle activité cultuelle. C’est bien ce qu’avait déjà formulé Os 6,6 (LXX) : la connaissance de Dieu se manifeste par la compassion plutôt que par les offrandes et les sacrifices. La péricope en deux temps, reçue par Marc, ne signifie donc pas que l’amour du proche est relativisé au profit de l’amour de Dieu, au contraire, elle vise à le présenter comme la priorité incontournable de quiconque entend aimer Dieu : cela ne peut se faire qu’en aimant le proche.
Marc
De par sa rédaction, Marc nous fait comprendre qu’il est le responsable de l’emplacement de la péricope. En effet, il a encadré cette dernière par les mentions du verbe «interroger» (vv 28.34), et souligné, à la toute fin, qu’il s’agissait là de la fin de l’interrogatoire. En décidant d’intégrer cette péricope à son évangile, Marc a substantiellement modifié le sens qu’elle véhiculait jusque-là. Il l’indique de deux façons. D’abord, par l’emplacement même qu’il lui donne, il en fait le dernier moment de l’interrogatoire de Jésus. Ensuite, par l’utilisation du verbe «interroger» dans le cadre (vv 28.34), il met les lectrices et lecteurs en garde contre la sympathie qu’à première vue, ils pourraient avoir pour le scribe qui questionne Jésus. Son écriture se fait cependant très paradoxale, puisqu’après avoir signalé l’approbation par Jésus de la parole du scribe, il conclut la péricope sur une note déconcertante : «Et personne n’osa plus l’interroger» (v 34). Du pur Marc. Mais que veut-il dire?
Pour comprendre le propos de l’évangéliste, il faut savoir que la péricope est située à la fin d’une sous-section dans laquelle ce dernier veut faire accepter à ses lectrices et lecteurs que, comme Jésus, ils vivent dans un système desséché (11,12 –-12,37). Le plus bel exemple est le Temple, censé être maison de prière pour tout le monde, mais devenu repaire de bandits (11,17). Et, pour l’avoir signifié en geste comme en parole, Jésus est devenu un prévenu qu’on questionne en vue de son exécution. Or, à la fin de l’interrogatoire, un officiel est amené, sans se rendre compte qu’il est ainsi en porte-à-faux avec sa confrérie, à reconnaître que Jésus a été fidèle aux deux commandements les plus importants de la Torah, soit l’attachement à Dieu qui se manifeste dans l’attachement au proche (v 33).
Il a signifié son amour de Dieu en aimant assez son proche pour chercher à sortir du Temple, au risque de sa vie, les bandits qui s’en étaient emparés. Il fait cependant face à un scribe qui, tout en étant d’accord avec l’interprétation que Jésus donne de la Torah, est néanmoins un «interrogateur» officiel. C’est certes un homme de bonne volonté, mais son attachement au système est trop fort pour qu’il se manifeste concrètement dans l’attachement à Dieu selon la ligne des exigences de son Régime[6].
Ligne de sens
Quelques lignes de réflexion s’imposent à partir des questions touchées par la péricope.
1. La première concerne les relations entre le judaïsme et le christianisme. Celles-ci ne peuvent s’assainir qu’à partir d’un regard commun à poser sur Yéchoua. Tout comme Jean, le Nazaréen fut un authentique prophète en Israël : en gestes et en paroles, il proclama la venue du régime de Dieu, et le Parent qu’il vénérait avait autant à cœur la libération des petites gens de chez lui que le Yhwh de jadis pour son peuple esclave en Égypte. Le judaïsme se fait du tort à lui-même en abandonnant Jésus aux chrétiens. Il lui faut se le réapproprier, tout en le sachant extrêmement dangereux pour tout système. Mais il n’y a là rien de nouveau, Israël a une longue expérience des prophètes.
Quant au christianisme, il lui faut retourner de toute urgence à ses racines sémitiques. La culture grecque, dans laquelle il a coulé sa foi depuis près de deux millénaires, n’a rien à voir avec Jésus. Et les principaux concepts qu’il utilise pour dire sa foi – Trinité et divinité de Jésus en tête de liste –, tout en n’ayant pas de correspondance dans le Nouveau Testament, rebutent au plus haut point le judaïsme. Les premiers scribes chrétiens nous montrent, cependant, que la foi peut se dire dans toutes les cultures, a fortiori dans celle du Nazaréen. Le premier pas consiste peut-être à faire l’effort de rencontrer les partisans que le seigneur Jésus suscite à l’intérieur de son peuple et de leur reconnaître la liberté – qu’il souhaite pour eux – de dire la foi à leur façon. Le christianisme aussi doit faire face au danger que représente Jésus pour son institution.
2. La seconde ligne de réflexion concerne l’extrême tentation, à laquelle croyants et croyantes font face, de donner priorité à l’attachement à Dieu sur l’attachement au proche. Ce que dit la scandaleuse Bible, du début à la fin, c’est que la première et nécessaire façon de manifester son attachement à Dieu est de s’attacher à son proche. Certes, les pratiques religieuses traditionnelles ne sont pas à délaisser, elles peuvent servir, mais elles sont loin d’être prioritaires. Or, l’histoire de la foi démontre que le culte a tendance à prendre le dessus sur la compassion et la justice. L’auteur de la première lettre de Jean met les siens en garde contre cette tentation par ces mots :
1 Jn 4,20b Car celui qui n’est pas attaché à son frère qu’il voit
ne peut être attaché à Dieu qu’il ne voit pas. 21 Telle est la directive que nous tenons de lui, afin que celui qui s’attache à Dieu s’attache de même à son frère.
Matthieu dit la même chose en se référant au Jugement : l’Humain n’utilise qu’un seul critère pour décider de l’entrée dans le régime de Dieu, celui de la façon de traiter le démuni (25,31-46). Silence complet sur la pratique religieuse, laquelle n’entre pas en ligne de compte dans l’appréciation de la densité humaine d’un être. Tout se passe, pourtant, comme si ces choses n’avaient jamais été dites.
3. De façon scandaleuse, enfin, Marc met ses lectrices et lecteurs en garde contre les serviteurs dociles du système qui, en toute bonne conscience, font le procès des partisans de Jésus qui œuvrent dans la ligne du régime de Dieu en s’attachant à leur proche. Ils ont les bons mots, les bonnes réponses, les bons diplômes, les bonnes références, les hauts postes, l’intelligence et la culture, mais il y a quelque chose du régime de Dieu qui leur échappe. Ils ne voient pas le système avec les yeux des tout-petits et, toutes bonnes gens qu’ils soient, ils sont dangereux. Au profit des siens, et des partisanes et partisans à venir, Marc s’est employé à les démasquer.
Notes :
[1] Dt 6,4-5.
[2] Lv 19,18.
[3] Typique de cette façon de voir est la réaction formulée par Matthieu à la suite d’une parole de la source Q, dans laquelle Jésus accuse ses adversaires d’obéir à des demandes insignifiantes, tout en ignorant les exigences de la justice, de la compassion et de la foi : «C’est pourtant ce qu’il fallait faire sans délaisser le reste» (Mt 23,23).
[4] De Specialibus Legibus, II,63.
[5] En Dt 6,5, l’hébreu a la triade «cœur, vie, force», tandis que la LXX a «compréhension, vie, puissance». La version pré-marcienne ajoute donc la «compréhension» à la triade hébraïque, témoignant de l’importance de la dimension intellectuelle dans l’hellénisme.
[6] En quelques versets (vv 38-44), en conclusion de la section, Marc va révéler le vrai visage de la confrérie des scribes.
À PROPOS D’ANDRÉ MYRE
André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.
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