Paroles de dimanches

À propos du divorce et des petits – Ne pas barrer le chemin de la vie

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Par André Myre

Paroles de dimanches

2 octobre 2024

Crédit photo : Ries Bosch / Unsplash

Pour ce dimanche, la Liturgie a choisi deux péricopes (Mc10,2-16) de D’après Marc, présentant un Jésus ayant deux choses à faire alors qu’il est en vue de l’orgueilleuse Judée.

D’abord, en référence à la directive sur le divorce, relativiser l’importance de la Torah, dont les scribes judéens absolutisent la formulation tout en s’érigeant comme ses uniques interprètes autorisés. Puis offrir un modèle de grandeur humaine qui n’a rien à voir avec la gloire que confère la richesse. Pour introduire ce second point, l’évangéliste se sert du même thème qu’il avait utilisé dans le pendant galiléen de sa présentation (9,36-37), celui des petits.

 

1. Discussion sur le divorce (10,2-12)

 

10,2 Et, s’étant approchés, des Séparés l’interrogeaient, lui faisant passer un test :

Est-il permis à un mâle de renvoyer une femme?

3 Lui, cependant, ayant répondu, leur a dit :

Que vous a prescrit Moïse?

4 Eux, cependant, dirent :

Moïse a permis d’écrire un acte de divorce, et de renvoyer.

5 Jésus, cependant, leur a dit :

Il vous a écrit cette directive à cause de la sclérose de votre cœur. 6 Au commencement de la Création, cependant, mâle et femelle, il les fit; 7 à cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère et se collera à sa femme, 8 et les deux seront en vue d’une seule chair,[1] de sorte qu’ils ne sont plus deux mais chair unique. 9 Donc, ce que Dieu a attelé ensemble, que l’humain ne le sépare pas.

 

10 Et, vers la maison, les partisans l’interrogeaient de nouveau à propos de cela. 11 Et il leur dit :

Qui aura renvoyé sa femme et en aura épousé une autre commet un adultère contre elle. 12 Et si elle, ayant renvoyé son mâle, en a épousé un autre, elle commet un adultère.

 

 

Traduction

 

Acte de divorce (v 4). La Torah ne veut pas que le renvoi de la femme se fasse sur une simple parole prononcée, par exemple, sous le coup de la colère. Elle exige donc un biblion apostasiou ou «certificat de séparation», ce qui nécessite le recours à un scribe pour sa rédaction, offre un temps de réflexion et donne à la femme une preuve de sa liberté, lui permettant ainsi de se remarier et d’éviter la honte d’avoir à vivre aux dépens de sa famille.

Au commencement de la Création (v 6). À l’époque, la numérotation du texte biblique par chapitres et versets n’existait pas. Il arrivait donc que des scribes indiquent où trouver le texte auquel ils se référaient, soit, ici, au début du récit de la Création, dans le livre de la Genèse dont les premiers mots, dans la traduction grecque de la Septante, sont «Dans un commencement».

Se collera (v 7). C’est littéralement le sens du verbe grec proskollaô, tiré de la Septante; l’hébreu parle de «s’attacher, se rapprocher».

A attelé (v 9). Le verbe grec signifie «joindre sous un même joug». L’image s’inspire du monde agricole : les paysans couplaient soigneusement leurs bêtes de somme pour les garder ensemble le plus longtemps possible.

 

Éléments d’Histoire

 

La complexité de l’histoire de cette péricope témoigne de l’importance sociale du divorce à l’époque de Jésus et à celle de l’Église primitive. Alors que le mariage des jeunes ados du temps – ils avaient 12-13 ans – était négocié par les deux familles impliquées, divorcer était l’affaire des époux, décision qui avait des répercussions importantes sur l’entourage. C’est pourquoi la pratique du divorce était soigneusement balisée par les sociétés. La péricope a gardé des traces de son voyage dans le temps et dans l’espace.

Parce qu’elles ont une formulation juridique précise[2] qui n’est pas coutumière à Jésus et, surtout, qui détonne dans la bouche d’un charpentier de village, les paroles sur le divorce qui lui sont attribuées dans les évangiles ont peu de chance d’être de lui. S’il s’est un jour prononcé sur la question, il a dû le faire dans un mode prophétique, du genre dont témoigne Ml 2,15-16, selon lequel Yhwh déteste le divorce et n’accepte pas qu’un homme renvoie «la femme de sa jeunesse».

 

Traditions

 

1. La péricope primitive se reconnaît dans les versets suivants :

 

2 Et, s’étant approchés, des Séparés lui faisaient passer un test :

Est-il permis à un mâle de renvoyer une femme?

3 Lui, cependant, ayant répondu, leur a dit :

9 Ce que Dieu a attelé ensemble, que l’humain ne le sépare pas.

 

Les scribes des séparés posent la question de la permission de divorcer, le renvoi ne pouvant évidemment pas faire l’objet d’une prescription. Dans la tradition évangélique, Jésus se fait régulièrement passer ce genre de test, alors que ses adversaires veulent le mettre en contradiction avec la législation censée remonter à Moïse. En réponse, un scribe reprend la parole d’un prophète chrétien qui, dans la ligne de Jésus, s’oppose radicalement au divorce.

Ce genre de personnage n’a ordinairement pas le souci de la nuance qu’on peut trouver chez le sage ou l’expert en tradition. Il trace nettement la ligne du comportement souhaité par la divinité dont il exprime le désir, laissant à qui l’écoute le soin de discerner jusqu’où marcher dans cette voie. Ici, un couple humain est considéré comme un tout inséparable, assemblé par Dieu lui-même. À l’être humain – homme ou femme – d’en prendre acte.

2. Par la suite, un scribe chrétien a donné une tournure juridique à la parole du prophète :

 

11Et il leur dit :

Qui aura renvoyé sa femme et en aura épousé une autre commet un adultère contre elle.

 

La prise de position initiale de Jésus, explicitée par la parole du prophète chrétien, a évidemment causé un flottement dans la communauté chrétienne, le problème du divorce se posant dans toute société. Un scribe chrétien a donc dû reprendre la question et, cette fois, la traiter en légiste. Ce faisant, il coupe cependant la poire en deux, ne satisfaisant ainsi personne, mais rendant la situation un peu plus vivable. Selon lui, il est permis à un homme de se séparer de sa femme, mais pas de se remarier.

D’un côté, le scribe soulage donc la détresse des couples impossibles, tout en laissant la blessure ouverte puisque se refaire une nouvelle vie est défendu. De l’autre, il est certes fidèle à Jésus en considérant le remariage comme une injustice faite à la femme, mais il émousse l’acuité de sa parole en permettant la séparation, laquelle humilie la femme, la prive de son milieu de vie et l’oblige à se faire vivre par sa famille, laquelle est portée à lui reprocher de n’avoir pu plaire à son mari.

3. Après que la péricope ait voyagé dans le monde gréco-romain, où l’initiative du divorce était aussi reconnue aux femmes, la dernière parole reçoit sa formulation parallèle :

 

12 Et si elle, ayant renvoyé son mâle, en a épousé un autre, elle commet un adultère.

 

Aux femmes aussi la séparation est permise, mais pas le remariage. À noter qu’au v 12, il n’est pas dit de la femme qu’elle commettrait ainsi un adultère «contre son mari», alors qu’au verset précédent, l’homme était déclaré adultère «contre elle». Ce «contre elle» témoignait d’une sorte de surprise scandalisée. C’est qu’en Palestine, à l’époque, la femme appartenait à son mari, elle faisait partie de ses biens, l’inverse n’étant pas vrai. C’est pourquoi l’adultère ne pouvait être que le fait d’un homme contre un autre homme, il s’agissait d’une dépossession. Or, en parlant de l’adultère comme un geste posé contre une femme, le texte faisait de l’homme la possession de la femme, de là la surprise. Dans la parole sur l’adultère de la femme, par contre, le scribe n’a donc pas eu besoin de préciser qu’il était commis contre l’homme, c’était culturellement évident.

4. La partie de la péricope traditionnelle, qui traite de Moïse et la Torah[3] et cite le livre de la Genèse (vv 3b-8), est la plus jeune[4]. Le passage est typique de la rédaction d’un scribe-enseignant. Alors que le rôle du prophète chrétien est d’actualiser la parole de Jésus (v 9), celui de l’enseignant est de situer le dire prophétique sur la ligne de la tradition. Il relève donc de lui de faire l’exégèse de l’enseignement de Moïse et de citer l’Écriture en vue de justifier une prise de position de Jésus. Le début de l’insertion des vv 3b-8 est remarquable. Alors que les Séparés viennent de demander à Jésus si renvoyer une femme est «permis», Jésus pose une contre-question sur ce que Moïse a «prescrit». Le ton est donné. Le Jésus que fait parler le scribe ne voudra rien savoir de ce qui serait permis ou concédé, il ne s’intéresse qu’à la ligne franche du comportement attendu de l’être humain et donc à ce que Moïse a prescrit (v 3b), commandé (v 5).

Or, de façon surprenante, il présente un Moïse incapable de promulguer une directive tracée par le Créateur à cause de la sclérose intérieure de ceux qui sont en train de l’interroger! Il y a là une façon très intéressante de considérer le rapport à l’Écriture : celle-ci ne parle pas que d’un passé lointain, elle vise et interpelle la génération qui la consulte, en la dévoilant à son propre regard. Or, alors que le Créateur poursuivait l’objectif que deux êtres humains vivent le projet d’en devenir un seul, Moïse avait été incapable de tracer cette direction vitale pour les siens et avait dû leur permettre de briser les deux êtres que Dieu avait entrepris de coller l’un à l’autre.

Dans cette partie de la péricope, il se trouve une sérieuse relativisation de l’Écriture par rapport au Sens au service duquel elle est rédigée. C’est ce dernier qui doit permettre aux lectrices ou lecteurs d’apprécier l’importance de ce qui est écrit, permis ou prescrit. L’Écriture ne peut prétendre être la norme de la conduite humaine que dans la mesure où elle correspond au Sens qui a présidé à sa rédaction. Et la juge de cette adéquation est la communauté des lecteurs et lectrices, «enseignée» (v 1) par Jésus Christ, par la parole de ses prophètes et par l’interprétation de ses scribes. Une telle relativisation de l’Écriture ne peut être le fait que d’une communauté chrétienne d’origine étrangère au monde judéen.

 

Marc

 

La rédaction de l’évangéliste dans le texte, bien que minimale, n’en est pas moins significative. Au v 2, il traite d’«interrogatoire» l’intervention des Séparés pour en accentuer l’aspect négatif ; par son v 10, entièrement de sa main, où il utilise le même verbe «interroger»[5] à propos des partisans[6], il range ces derniers du côté des Séparés, insistant encore une fois sur la distance qui les sépare de leur maître. La rédaction de Marc, dernière étape du développement de la péricope, met donc l’Église de Marc elle-même en porte-à-faux avec la parole de Jésus (v 10).

Il est paradoxal de découvrir que le divorce, thème de la péricope, n’intéresse pas vraiment l’évangéliste et que le sens qu’il donne au texte en oriente la lecture vers une tout autre direction. Ce qui a motivé l’évangéliste à se servir de ce passage, c’est d’abord qu’en Judée, il présente un Jésus qui en ébranle les fondations. Selon Marc, Moïse et la Torah sur lesquels l’édifice du judaïsme est en train de s’établir, ne sont pas l’expression ultime de la parole que Dieu adresse à l’être humain. Le second but poursuivi par l’évangéliste est de continuer à montrer que son Église est tout autant heurtée par la lecture de Jésus que le système environnant. Un gros point d’interrogation face à Jésus unit donc Séparés et partisans.

 

Ligne de sens

 

On pourrait adresser, aux deux scribes qui ont rédigé les vv 11-12, le reproche que Jésus formule à l’intention de Moïse au v 5 :

 

Ils vous ont écrit ces commandements à cause de la sclérose de votre cœur.

 

Et, plus largement, la parole pourrait viser l’ensemble de l’Église depuis. La raison en est que, l’évangile n’ayant rien d’un code de lois, il est périlleux et dommageable de lui donner une forme juridique. On s’en souvient, dans son Sermon sur la montagne, Matthieu a très bien nommé l’horizon vers lequel est orienté le chemin de vie tracé par Jésus : «Soyez accomplis comme le Parent le Céleste, est accompli» (Mt 5,48). Le chemin n’a pas de bout, pas de fin, pas de limite. Dans l’Histoire, le voyage n’est jamais terminé, l’être humain n’atteint jamais le but poursuivi.

On n’en a jamais assez fait, on peut toujours aller plus loin : donner à quiconque demande, prêter à quiconque veut emprunter, donner tous ses biens, tendre l’autre joue, servir Dieu plutôt que l’Argent, se mettre à la dernière place, etc. etc. J’ai continuellement à discerner à qui et combien je peux me permettre de donner, aujourd’hui. Demain, je verrai. Et je ne saurai jamais si j’ai donné assez, si j’ai vécu assez sobrement, si j’ai marché aussi loin que je pouvais sur le chemin de l’évangile, si j’ai été assez attentif à celles et ceux qui marchaient moins vite que moi, ou assez admiratif de ceux et celles qui cheminaient plus vite que moi, ou assez compréhensif pour celles et ceux qui ont pris un chemin de traverse, ou…

Le malheur est que la vie à deux est pleine d’embûches. Ce sont deux êtres imparfaits et limités qui sont chargés d’en faire un seul. Chacune, chacun a ses rêves, ses besoins, ses insécurités. Personne n’a vraiment le contrôle du scénario de sa vie amoureuse, encore moins du cheminement de la personne qui l’accompagne dans la vie. C’est pourtant sur ce fond de scène que retentit la parole de l’évangile : «Ce que Dieu a attelé ensemble, que l’humain ne le sépare pas» (v 9). C’est vrai, voilà bien une parole d’évangile et, comme toute parole d’évangile, elle dit l’horizon vers lequel le chemin de la vie est orienté.

Mais elle ne peut pas dire comment rester orienté vers l’horizon quand il n’est plus possible de devenir un seul être humain à deux, quoi faire quand l’autre cherche à me détruire, ou quand la vie des enfants est menacée, ou quand on découvre sur le tard la personne attendue depuis toujours. Le prophète ouvre la porte pour rendre le discernement possible et faire entrevoir le chemin de la vie, et non pour barrer artificiellement l’existence. Quand l’attelage devient dysfonctionnel, le champ de la vie ne disparaît pas par enchantement. Il faut que quelqu’un entreprenne de le labourer même si, pour ce faire, il faut séparer ce que Dieu avait attelé. Le Sens est toujours plus grand que les mots pour le dire, jusqu’à exiger, parfois, de les contredire pour les faire advenir.

 

2. Le régime de Dieu et les enfants (10,13-16)

 

13 Et ils lui amenaient des petits afin qu’il les touche, les partisans, cependant, les menacèrent. 14 L’ayant cependant vu, Jésus s’indigna et leur a dit :

Laissez les petits venir vers moi, ne les empêchez pas, car le régime de Dieu est pour de tels êtres. 15 Confiance! je vous le dis, qui ne reçoit pas le régime de Dieu comme un petit n’y entrera pas.

16 Et, les ayant entourés de ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux.

 

 

Éléments d’Histoire

 

Il n’est pas possible de savoir si Jésus a un jour accueilli un certain nombre d’enfants que lui avaient amenés leurs parents. D’ordinaire, quand Jésus «touche» quelqu’un, c’est pour le guérir et non pas pour le bénir. Par ailleurs, il est tout à fait vraisemblable qu’il ait considéré les enfants – à l’époque, complètement sous la coupe de leurs parents – et les petites gens en général comme des privilégiés dans le régime de Dieu (v 14c) et des exemples de personnes heureuses du changement de régime envisagé (v 15).

 

Traditions

 

1. Avant que Marc ne l’insère dans son évangile, la parole contenue dans le v 15 devait circuler de façon isolée dans la tradition :

 

Confiance! je vous le dis, qui ne reçoit pas le régime de Dieu comme un petit n’y entrera pas.

 

Il s’agit d’un avertissement adressé à des gens qui profitent des bienfaits du système. Elle suppose la pratique d’annoncer aux petits gens la venue du régime de Dieu, nouvelle qu’ils reçoivent comme bonne, mais qui est jugée mauvaise et menaçante par les autres. Pour ces derniers, en effet, elle est particulièrement scandaleuse parce qu’ils sont habitués à croire que les privilèges dont ils jouissent sont l’effet de la bénédiction de Dieu. Se voir exclus du régime de Dieu, qu’ils voient comme le prolongement du système actuel, est pour eux impensable. Ils ont donc un très long chemin à parcourir pour arriver à envisager comme une bonne nouvelle la venue du régime de Dieu, tel que Jésus et ceux et celles qui ont cru en lui l’annonçaient.

2. La péricope primitive devait ressembler à ceci :

 

13 Et ils lui amenaient des petits afin qu’il les touche. 14 Et il leur a dit :

Le régime de Dieu est pour de tels êtres.

16 Et, les ayant entourés de ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux.

 

La péricope primitive témoigne du souci des enfants. Elle est certes rédigée avec un œil sur Jésus qui avait l’habitude de «toucher» les malades dans le but de les soigner et, éventuellement, de les guérir; et qui annonçait que, dans le régime de Dieu, les plus vulnérables occuperaient une place privilégiée. Mais elle vise surtout la façon dont le seigneur Jésus «touche» les enfants : il les rassemble en les plongeant dans la communauté de celles et de ceux qui prennent parti pour lui[7]. Compte tenu de la façon dont on traitait les enfants à l’époque, le simple fait d’en parler et d’en faire des citoyens du futur régime de Dieu ainsi que des membres de la communauté est très significatif. Ils ne sont plus de simples dépendants anonymes et invisibles. Dans cette péricope, on voit ainsi poindre une tendance à voir, dans la vie communautaire, un milieu qui, comme tel, annonce et anticipe le régime de Dieu.

 

Marc

 

Marc a utilisé cette péricope de telle sorte qu’en Judée, elle joue le même rôle que 9,36-37 en Galilée : elle introduit le thème de la grandeur d’un être humain en parlant des petits. L’évangéliste l’a beaucoup retravaillée, en fonction du cours de son récit. Son écriture est évidente en 13b-14ab : les partisans veulent empêcher les parents (vraisemblablement) d’amener leurs petits à Jésus, lequel s’indigne contre eux et leur enjoint de changer de comportement. Cette insistance sur le fossé qui sépare Jésus des siens est bien du rédacteur. J’ai aussi attribué à l’évangéliste la rédaction du v 15, ce qu’il me faut cependant nuancer. En effet, alors que la péricope montre l’accueil des petits par Jésus, le verset change la perspective en traitant de la réception du régime de Dieu par «un petit», vraisemblablement, à l’origine, non pas un enfant mais un membre de la masse des petites gens. D’un côté, il s’agit d’un texte ancien, par conséquent bien antérieur à la rédaction de Marc; par contre, c’est ce dernier qui l’a mis en place dans la péricope pour annoncer le thème de l’entrée dans le régime de Dieu dont il va parler jusqu’à la fin du chapitre. Le verset est donc tellement important pour la rédaction de Marc qu’il mérite d’être attribué à ce dernier même si ce n’est pas lui qui l’a formulé le premier.

Selon la rédaction de Marc, des gens provenant des foules regroupées autour de Jésus (v 1), lui amènent des enfants, ce qui fait réagir les partisans. De par sa rédaction et la vigueur du langage qu’il utilise, Marc crée de toute pièce une tension qui n’existait pas dans la péricope primitive. Les partisans «menacent» les intervenants – verbe qui, chez l’évangéliste, signifie l’intention d’empêcher quelqu’un d’agir ou de parler – tandis que Jésus est «indigné» de leur réaction et leur ordonne de mettre fin à leurs efforts. Ce faisant, Marc change les interlocuteurs de Jésus. Alors qu’à l’origine, ce dernier louait les parents (sans doute) d’avoir compris que le régime de Dieu était destiné aux enfants, en Marc, il blâme les partisans de l’ignorer et leur annonce – ce qu’ils auront encore plus de mal à accepter – que les grands auront beaucoup de peine à entrer dans le régime de Dieu. Marc a complètement modifié le sens de la péricope pour la faire parler dans la ligne de son récit, au détriment de la réputation des partisans de Jésus. Il y a, dans cet évangile, une douloureuse mais implacable cohérence.

 

Ligne de sens

 

1. L’interpellation du v 15 mérite d’être rappelée :

 

Confiance! je vous le dis, qui ne reçoit pas le régime de Dieu comme un petit n’y entrera pas.

 

L’évangile fait de cette parole une affaire de foi. Il faut insister là-dessus, parce que, depuis l’inculturation du christianisme dans le monde gréco-romain, la foi chrétienne, qui, à l’origine était adoption confiante d’un chemin de vie, est devenue acceptation de vérités contenues dans un credo. Les partisans contemporains de Jésus ne sont donc pas portés à accorder beaucoup d’importance à une telle parole; ne faisant pas partie du credo, elle aurait peu à voir avec la foi et elle n’aurait d’intérêt que de faire partie de la vision du monde (dépassée) de Jésus. Une telle conception est désastreuse, car cet énoncé dit quelque chose d’essentiel : si vous vous accommodez fort bien du système tel qu’il est organisé, nous dit-il, et verriez son éradication dans la ligne de l’évangile comme une menace à vos intérêts, vous n’êtes pas un être humain qui marche sur le chemin tracé par Jésus et n’avez pas la foi puisque vous ne lui faites pas confiance.

Certes, nul aujourd’hui ne partage, ni n’a à partager la vision du monde de Jésus. Et il n’y aura pas un jour, sur la terre, quelque part, un territoire administré selon la constitution officielle du régime de Dieu, où le partage sera intégral, où la grandeur des petites gens sera reconnue, où la nature sera respectée absolument, et où l’influence du système qui gère nos vies – qu’il soit de Washington, de Beijing, de Bruxelles ou d’ailleurs – sera nulle. Néanmoins, l’évangile appelle à devenir des hommes et des femmes qui choisiraient d’y vivre plutôt qu’ailleurs. C’est tout ce à quoi la foi appelle dans l’Histoire. Ce qui arrivera ou n’arrivera pas «après» n’est du ressort de personne ici-bas.

2. Selon Marc, depuis les débuts, les partisans de Jésus cherchent à empêcher les petits d’aller vers Jésus (v 14b). La façon de le faire est simple : il s’agit, pour l’Église, d’accepter comme légitimes les règles du jeu établies par les empires régnants, de fermer les yeux sur les injustices systémiques et de chercher à s’en tirer dans l’Histoire en faisant appel aux bons sentiments des dirigeants et à la patience des petits, pour annoncer l’accès à un salut situé dans un éternel paradis situé quelque part dans l’Au-delà. Dans une telle religion d’amour sucré, l’«indignation» de Jésus n’a pas sa place, non plus que la menace d’exclusion du régime de Dieu.

À lire cette péricope, les lecteurs et lectrices ne peuvent que se reposer la question du sens que l’évangéliste a bien pu donner au titre de son œuvre en tant que «bonne nouvelle» sur Jésus, messie et fils de Dieu (1,1). Le fait est que, dans l’évangile de Marc, jamais les partisans de Jésus ne le félicitent-ils sans réserve pour ce qu’il dit ou fait. Jamais, non plus, Jésus ne les complimente-t-il pour un geste ou une parole. Ils sont toujours ensemble, mais séparés par une barricade d’incompréhension. L’évangéliste semble donc être à la recherche de lectrices et de lecteurs qui accepteront de recevoir comme bonne nouvelle une lecture de l’existence toujours mal reçue par le système en place, même celui qui se réclame de lui. Très paradoxal évangile.

 

Notes :

 

[1] Gn 1,27; 2,24.

[2] En plus de Mc 10,11-12 et son parallèle en Mt 19,9, voir Q 16,18 : «Quiconque divorce de sa femme la pousse à l’adultère, et qui épouse une divorcée commet un adultère.»

[3] Pour comprendre le texte, il importe de se souvenir que, pour les Judéens, tout le Pentateuque est Torah, c’est-à-dire enseignement directif de vie. En ce sens, le récit de la création de l’homme et de la femme en Genèse est aussi normatif qu’un texte législatif comme les «Dix Commandements». Nos mots occidentaux, pour nommer le Pentateuque, tels que Nomos (en grec), Lex (en latin) ou Loi, sont trop étroits pour rendre ce sens.

[4] Il est d’ailleurs loin d’être exclu que ce soit Marc lui-même qui ait inséré ces versets dans la péricope dont il disposait. Ils offrent un bon prolongement à la discussion de 7,1-23, et rejoignent le point de vue des chrétiens d’origine étrangère.

[5] Je me permets de rappeler que, dans l’évangile de Marc, chaque fois que le verbe «interroger» est utilisé, les lecteurs et lectrices sont invités à prendre leurs distances vis-à-vis d’un aspect ou l’autre du dialogue qui suit. Ici, il faut lire que les partisans ne partagent pas le point de vue de Jésus sur le divorce.

[6] «Partisans» est précédé de l’article «les» et non du possessif «ses», comme c’est habituellement le cas chez Marc.

[7] Selon Mc 10,16, la bénédiction, qui donne la vie et la responsabilité d’en prendre soin, se fait par l’imposition des mains. Or, dans le christianisme primitif, le baptême chrétien se distinguait du baptême johannite par ce geste des mains qui suivait la plongée dans l’eau (Ac 8,16-17; 19, 5-6); parfois, l’expression «imposition des mains» est elle-même synonyme de «baptême» (1 Tm 5,22; 2 Tm 1,6).

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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